Première partie

De Marx à Rosa Luxemburg en passant pas la Deuxième Internationale

Cette sélection de textes constitue la première partie d’une série de trois qui tentent de couvrir le spectre des perspectives, positions et débats des divers courants socialistes depuis leur avènement au tournant du dix-neuvième siècle jusqu’aux élaborations contemporaines.

Pierre Beaudet

 

Table des matières

  1. Introduction
  2. Prolétaires de tous les pays…
  • Marx, Peuple et prolétariat, la dialectique de la révolution…………………………………………………………..
  • Marx et Engels, Rendre le monde conscient de lui-même…………………………………………………………….
  • Marx et Engels, Les prolétaires n’ont pas de patrie………………………………………………………………………
  • Engels, Nations et peuples sans histoire………………………………………………………………………………………
  • Bakounine, La solidarité des peuples………………………………………………………………………………………….
  1. Classes et nations
  • Engels, La mission civilisatrice de la France en Algérie………………………………………………………………
  • Marx, Le colonialisme amène le progrès …………………………………………………………………………………..
  • Marx, L’indépendance de l’Irlande est nécessaire………………………………………………………………………..
  • Marx, Se battre pour et avec l’Irlande…………………………………………………………………………………………
  • Marx, Le capitalisme naît de la prédation……………………………………………………………………………………
  • Marx, Le chemin de la Russie…………………………………………………………………………………………………….
  • Engels, En finir avec le colonialisme………………………………………………………………………………………….
  1. Le grand débat
  • Luxemburg, L’indépendance, une fausse solution……………………………………………………………………….
  • Kelles-Krauz, La lutte pour l’indépendance, c’est la lutte des classes……………………………………………
  • Luxemburg, De la vertu des grandes nations……………………………………………………………………………….
  • Luxemburg, La mission historique des prolétaires……………………………………………………………………….
  • Kautsky, Autodétermination et nationalité…………………………………………………………………………………..
  • Bauer, Refondre la nation dans le peuple…………………………………………………………………………………….
  • Pannekoek, La classe contre la nation…………………………………………………………………………………………
  • Strasser, L’internationalisme contre le nationalisme…………………………………………………………………….
  1. Bilan d’une époque

 

  1. Introduction

 

Les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l’avenir du mouvement.

Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste

À son avènement au milieu du 19e siècle, le socialisme s’inscrit dans le sillon des grandes luttes démocratiques et sociales européennes. Pour Marx, le capitalisme est à la fois l’obstacle que doivent surmonter les mouvements socialistes et la matrice d’une réorganisation fondamentale de la société. Selon Marx, le capitalisme est « révolutionnaire » : il confronte l’ordre ancien (le féodalisme), mais également, de par sa nature, il bouscule constamment les rapports sociaux et les manières de produire[1]. À un autre niveau, le capitalisme a, selon Marx, une autre conséquence : il crée ses propres fossoyeurs, les prolétaires modernes. Ce sont eux qui vont mettre fin à l’accumulation du capital et même à l’État. Les premières œuvres de Marx traduisent un élan d’optimisme, qui s’apparente à une certaine méta-vision héritée de Hegel. Du capitalisme au socialisme, il y a comme une « marche irrésistible » de l’histoire.

Le socialisme et la question nationale

Pour Marx et Engels, l’histoire contemporaine prend un nouvel élan avec la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Les autres fractures agissant dans les sociétés leur apparaissent secondaires, déclinantes, car « les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent »[2].

La lutte des classes ne peut pas se déployer sur un terrain strictement national, même si ce terrain national ne peut être mis de côté : « comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot »[3]. Cependant, cette situation est transitoire. À long terme, le prolétariat doit transcender les frontières des États et des nations. Par définition, le socialisme et son projet d’abolition des classes sont universels : « c’est la « cité mondiale » sans frontières, une Gemeinschaft, une fédération socialiste internationale, dans laquelle disparaîtraient non seulement les antagonismes et les conflits nationaux, mais aussi les différences économiques, sociales et politiques entre nations »[4]. En abolissant l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme, le socialisme abolira les antagonismes entre les nations, car fondamentalement, « la nation de l’ouvrier, ce n’est ni la France, l’Angleterre ou l’Allemagne, c’est le labeur, l’esclavage salarié, la vente de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais ou allemand, c’est le Capital. L’air qu’il respire n’est pas français, anglais ou allemand, c’est l’air de l’usine »[5]. Les socialistes doivent considérer la mise en place d’États-nations comme un facteur circonstanciel, qui peut aider ce qui est prioritaire, c’est-à-dire la lutte pour le progrès social, pour le socialisme.

Cette perspective est largement partagée par les socialistes et les anarchistes de l’époque dont plusieurs se regroupent au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT), la Première Internationale. Tous sont d’accord pour dire que les luttes nationales doivent être subordonnées à la lutte sociale. Les revendications des peuples opprimés doivent, pour être légitimes, s’inscrire dans une lutte plus vaste contre l’État et le capitalisme. Si cette intégration des luttes nationales au sein des luttes sociales n’est pas possible, alors, la revendication nationale perd son sens. Plus qui est, l’idée émerge qu’il y a des peuples « sans histoire », condamnés à végéter, et dont le sort est d’être dominés, éventuellement assimilés et absorbés par des États « civilisés ».

Avec le temps, Marx change sa perspective. Il finit par réaliser que l’Europe n’abrite pas seulement les pays capitalistes dans leur forme « pure », comme celle que prend le capitalisme en Angleterre. Dans ses premiers travaux, le capitalisme anglais est un peu pour Marx le « modèle » ou le précurseur de ce qui n’est pas encore ailleurs, mais qui s’en vient. Au fur et à mesure du temps cependant, ce portrait est nuancé par Marx. Ici des États-nations, ailleurs des empires multinationaux, évoluent au sein de rapports complexes. Les luttes de classes prennent toutes sortes de chemins. En Angleterre notamment, Marx observe que la domination sur l’Irlande occupe une place centrale dans le dispositif du pouvoir.

La question nationale devient alors quelque chose de plus qu’un simple « vestige » d’une époque révolue, mais une problématique bien contemporaine. Elle est en fait liée à des luttes, notamment celles de peuples soumis au joug de divers pouvoirs, comme on le constate dans la galaxie des nations vivant sous le joug de la Russie tsariste, de l’Empire austro-hongrois, de l’Empire ottoman et de l’Empire britannique. Il devient peu à peu évident que ces peuples veulent leur émancipation nationale et qu’en leur sein, les couches prolétariennes, inspirées par le socialisme, sont partie prenante des mouvements nationaux.

Finalement, Marx et Engels en viennent eux-mêmes à conclure que les revendications des nationalités doivent être appuyées. Dans le cas de la Pologne par exemple, l’appui à l’indépendance a du sens d’un point de vue socialiste, parce qu’elle est une résistance contre un État (tsariste) qui entrave la marche vers le progrès. C’est moins la revendication nationale comme telle qui compte pour les deux auteurs du Manifeste, que la possibilité qu’une éventuelle indépendance ait sur l’ensemble des luttes sociales en minant l’État tsariste despotique. Selon Haupt, « la question nationale pour Marx n’est qu’un problème subalterne dont la solution interviendra automatiquement au cours du développement économique grâce aux transformations sociales; les nations viables surmonteront tous les obstacles tandis que les reliques de peuples » se verront condamnées à disparaître ».

De la question nationale à la question coloniale

Dans les colonies, le capitalisme est imposé de l’extérieur par la gigantesque opération de prédation et de conquête des peuples non européens. Marx en observe les impacts dévastateurs, notamment en Inde, alors dominée par l’Empire britannique. Pour lui, les peuples colonisés subissent une terrible exploitation. Néanmoins, d’une manière paradoxale, le colonialisme ouvre la voie à des transformations « civilisatrices »[6]. En effet, Marx pense que les Britanniques en Inde vont mettre fin à une société archaïque, terriblement oppressive, « immuable »[7] : « L’Angleterre remplit une double mission en Inde : l’une destructive, l’autre régénératrice, l’annihilation de la vieille société asiatique et l’établissement des fondations matérielles de la société occidentale en Asie »[8]. Cet aspect « civilisateur » du colonialisme et du capitalisme européen conduit Friedrich Engels à approuver l’écrasement de la rébellion d’Adn el Kader en Algérie : « On peut regretter que la liberté ait été détruite, mais nous ne devons pas oublier que ces mêmes bédouins sont un peuple de voleurs ». Certes, admet Engels, les États capitalistes et colonisateurs commettent également des atrocités, mais « le bourgeois moderne avec la civilisation, l’industrie, l’ordre et les “lumières” qu’il apporte tout de même avec lui est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin et à l’état barbare de la société à laquelle ils appartiennent »[9].

Ainsi, pour les auteurs du Manifeste du parti communiste, les luttes d’émancipation nationale ont peu de légitimité. Même en Europe, dans les Balkans en particulier (qui sont à l’époque une sorte de tiers-monde de l’Europe), des populations (mais pas toutes) sont condamnées à être « broyées par la marche de l’histoire »[10], qui est celle du prolétariat pour mettre fin à l’exploitation capitaliste et de ce fait, à l’oppression des peuples. De son côté, Engels estime que le capitalisme peut se développer plus rapidement dans de vastes entités étatiques, ce qui ne peut qu’accélérer la révolution sociale. Plus tard, cette position devient controversée. Les socialistes des États dominants comme l’Angleterre et la France sont portés à condamner la violence qui découle du colonialisme, mais pas la substance du processus colonial. La France, dit le leader socialiste Jean Jaurès, a une « mission civilisatrice » qu’elle doit exercer sur ses colonies, quitte à « humaniser » le colonialisme.

L’impossible dépassement

Malgré les échecs des résistances ouvrières (dont la Commune de Paris en 1871), les socialistes restent globalement optimistes. Dans ses œuvres de maturité, Marx observe cependant que l’histoire n’est pas linéaire, contrairement à la vision d’Hegel. Ainsi, dans sa grande œuvre Le Capital, le capitalisme naît d’une « accumulation primitive » qui détruit les sociétés paysannes. Un important transfert de ressources du monde paysan vers le monde urbain permet au capitalisme de démarrer le processus d’accumulation. Ce « transfert » se fait à une échelle transnationale, entre les États dominants et les régions dominées. Dit autrement, le capitalisme ne naît pas seulement du progrès technique, mais de la destruction de sociétés via le capitalisme globalisé et transformé en impérialisme et colonialisme.

D’autre part, estime Marx, le capitalisme, dans sa version occidentale, n’est pas la seule voie. Au lieu de « naturaliser » le capitalisme, la pensée critique doit en analyser l’historicité[11]. Les formations sociales évoluent en fonction des luttes de classes, du rôle des États et des organisations, de la conjoncture économique, des facteurs culturels et historiques. Le capitalisme que Marx décrit dans Le Capital est « idéel », et non pas un « modèle théorique »[12].

Lors de recherches subséquentes, Marx estime qu’il faut comprendre le « mode de production asiatique » (dans diverses formations sociales surtout en Asie), caractérisé par un État central fort, couplé à des communes rurales où la propriété du sol est collective. Le travail n’est pas une marchandise. Le pouvoir se décline autrement, de même que les luttes de classes. Marx relit divers travaux anthropologiques et historiques démontrant la manière dont le capitalisme occidental détruit des communautés précapitalistes[13]. Peu à peu, une conclusion s’impose à Marx : si le capitalisme transplanté dans la périphérie prend des aspects spécifiques, les résistances anticapitalistes sont elles-mêmes singulières. Dans sa correspondance avec la socialiste russe Véra Zassoulitch, Marx précise que le capitalisme européen n’est pas une « fatalité ». Il affirme que la lutte en Russie, à la fois anticapitaliste et antiféodale, pourrait faire émerger des anciennes communes rurales une société émancipée, « régénérée » qui serait le fondement d’une société capitaliste[14].

Tout en mettant en garde les socialistes contre des schémas simplistes, Marx n’appuie pas explicitement les luttes de libération dans les pays colonisés. Sa posture est différente dans le cas de l’Irlande et de la Pologne. En effet, la lutte pour l’indépendance de ces colonies (respectivement de l’Angleterre et de la Russie) comporte des objectifs démocratiques indispensables pour « libérer » la classe ouvrière des colonies en question. Marx pense que les classes ouvrières d’Angleterre et de Russie sont paralysées par des préjugés qui, sous l’influence de la culture dominante, distillent dans la conscience des prolétaires britanniques et russes une sorte de sentiment d’appartenance à l’Empire et leurs dominants[15].

De plus, à travers l’essor de l’impérialisme, les surprofits enregistrés via la prédation coloniale permettent aux classes dominantes de redistribuer des ressources aux classes populaires et donc, jusqu’à un certain point, d’atténuer l’appauvrissement dans les pays capitalistes européens[16]. Selon Marx, des luttes d’émancipation dans la périphérie ont deux fonctions dans une perspective de transformation : elles sont justes parce que démocratiques, et en même temps, elles sont utiles pour faciliter le développement des luttes dans les pays capitalistes, car elles vont accélérer le démantèlement des rapports politiques et économiques précapitalistes et « libérer » en quelque sorte les antagonismes de classes. En ce sens, la révolution socialiste doit faire un « détour » par l’Irlande et la Pologne et s’appuyer sur la révolte des peuples. Ce n’est plus la révolution sociale qui règlera le problème national, c’est la libération de la nation opprimée qui constitue un préalable à l’émancipation sociale de la classe ouvrière. Bakounine partage cette vision, mais il insiste pour que ces luttes nationales s’opposent à l’État, au grand « Léviathan » qu’il perçoit comme la cause fondamentale de l’oppression. L’inspirateur de l’anarchisme est plutôt critique face à l’idée que les socialistes doivent s’engager directement dans des luttes qui, comme en Irlande, lui apparaissent comme une diversion.

Les débats après Marx

Un peu avant sa disparition, Marx observe que les partis socialistes d’Allemagne, d’Angleterre et de France sont devenus de grandes forces politiques. En même temps, ils sont en train de reporter l’objectif socialiste à un avenir lointain et obscur. Marx ne voit pas d’un bon œil ce qu’il considère un « internationalisme de façade », où la social-démocratie allemande, par exemple, promeut son intégration dans l’« État national » allemand, au détriment des perspectives établies par l’Association internationale des travailleurs (la Première Internationale)[17].

En 1889, des partis socialistes et des organisations ouvrières refondent l’Internationale (la Deuxième internationale). Ils croient toujours que le socialisme est « inéluctable », qu’il viendra des luttes prolétariennes dans les pays avancés, et que les peuples opprimés seront « libérés » par ces révolutions socialistes à venir. À la même époque, les puissances européennes s’affrontent en Afrique et en Asie. Les États-Unis deviennent un État puissant qui s’empare d’une grande partie du Mexique, de Cuba et des Philippines. Le Japon s’acharne contre la Chine et la Corée. Dans les Balkans, trois empires (russe, austro-hongrois et ottoman) s’affrontent dans un processus qui culminera avec la Première Guerre mondiale. Face à ce processus, les socialistes adoptent des professions de foi internationalistes, mais restent ambigus. Les dirigeants les plus connus, notamment Karl Kautsky, demeurent convaincus de l’inéluctabilité du socialisme[18]. Les nations opprimées n’ont qu’à être patientes, dit-il, mais il admet quand même qu’elles ont droit à l’autodétermination.

Néanmoins, les socialistes européens avancent peu à peu dans leur compréhension des luttes nationales, du moins celles qui se développent dans leurs « périphéries ». C’est le cas dans l’empire austro-hongrois où l’Autriche et la Hongrie dominent dans les Balkans une vaste région peuplée de populations majoritairement slaves. Otto Bauer, un militant et théoricien socialiste autrichien, pense que les luttes nationales peuvent renforcer les luttes socialistes. Il se démarque du mépris affiché auparavant envers les « peuples sans histoire »[19]. En principe, pense-t-il, les droits des nations ne peuvent pas contredire la marche vers le socialisme dont la force motrice est la lutte de classe du prolétariat. Pour Bauer, la nation est une construction politique en constante évolution, et non une réalité intangible.

Rosa Luxemburg, une autre personnalité de la social-démocratie européenne, s’oppose à cet assouplissement. Dans son ouvrage le plus célèbre, L’accumulation du capital (1913)[20], elle explique que le capitalisme est forcé d’étendre sa domination sur les régions où prévalent encore des formations sociales précapitalistes. Pour autant, ce déploiement du capitalisme à l’échelle internationale ne change pas l’équation « fondamentale », au contraire. Le socialisme doit promouvoir, à l’échelle mondiale et non plus dans chaque pays, une stratégie de lutte « classe contre classe »[21]. Luxemburg estime, comme le Néerlandais Anton Pannekoek et l’Autrichien Josef Strasser, que la création d’États indépendants ne contribue en rien à l’émancipation de la classe ouvrière. Le socialisme doit se battre pour un programme universel de lutte contre les discriminations et promouvoir l’égalité de tous les peuples en encourageant les peuples à développer leur capital culturel national, sans compromis avec le nationalisme : « Dans la société de classes, il n’y a pas de nation en tant qu’entité sociopolitique homogène. En revanche, dans chaque nation, il y a des classes avec des intérêts et des « droits » antagonistes »[22]. Pour autant, des socialistes des nations dominées, comme le Polonais Kelles-Krauz, argumentent sur la nécessité de lier l’émancipation sociale à l’émancipation nationale.

  1. Prolétaires de tous les pays…

Au milieu du dix-neuvième siècle, l’Europe s’embrase. De Paris à Berlin en passant par Varsovie et Turin, des masses se mobilisent dans les nouveaux centres urbains où le capitalisme prend forme. Les luttes contre des systèmes séculaires d’oppression sont démocratiques, nationales et également sociales, à l’initiative des couches populaires urbaines et de ce qui devient le prolétariat. Les intellectuels et le monde politique sont interpellés. Les associations ouvrières où surgit l’utopie de l’émancipation sociale se mobilisent autour des thèmes du socialisme, du syndicalisme et de l’anarchisme. De nouvelles classes moyennes réunissent des intellectuels qui cherchent à se détacher du cadre clérical qui prévaut encore. En Allemagne, la vie politique et intellectuelle s’accélère même si la conflictualité politique et sociale tire de l’arrière en comparaison aux avancements en France, en Italie, en Angleterre, pendant qu’en Russie sévit un régime terriblement oppressif. C’est ce bouillon européen qu’observent le jeune Marx et son compagnon Engels. Associés au mouvement démocratique allemand, ils prennent le chemin de l’exil où ils vagabondent un peu partout avant de se fixer en Angleterre. Entre-temps, ils se lient aux réseaux révolutionnaires qui cherchent à approfondir le mouvement social. Ils écrivent divers textes dont un connaît un certain succès de par son ton et ses accents prophétiques, le Manifeste du parti communiste. Dans ces textes de Marx et d’Engels et de leur éternel adversaire, le russe Mikhaïl Bakounine, l’idée d’une grande révolution sociale et mondiale est mise sur la table. Sous le drapeau du socialisme, le prolétariat pourra transcender les clivages nationaux et fonder la république des travailleurs. Le prolétariat victorieux abolira les frontières et avec elles, les antagonismes nationaux. La question nationale reste alors plutôt en périphérie du cadre conceptuel élaboré dans les écrits socialistes et anarchistes. Elle est vue un peu comme un résidu d’un monde qui s’éteint, même si elle constitue un cadre politique (la nation et l’État constituant un binôme) dont il faut tenir compte pour avancer dans l’émancipation. Quant aux luttes nationales comme telles, les socialistes doivent avoir une attitude plutôt réservée, car ces luttes peuvent être une diversion et même accentuer les clivages au sein des peuples et des prolétariats.

Peuple et prolétariat : la dialectique de la révolution

Karl Marx, 1843[23]

À mi-chemin dans le dix-neuvième siècle, Marx (1818-1883) se propose de repenser le monde : « La première tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes ». Marx constate que les révolutions démocratiques et antiféodales, en France et ailleurs, s’épuisent dans de sombres luttes internes et externes, d’où émergent deux acteurs, la bourgeoisie et surtout le prolétariat, appelé à devenir, selon lui, le facteur central dans le processus de la transformation. Le prolétariat « est à la fois fraction du peuple, il représente le peuple tout entier et tendanciellement l’humanité elle-même »[24]. Dans ce texte très philosophique, avec ce concept de la dialectique entre peuple et prolétariat, Marx n’est pas encore tout à fait rendu à la question nationale, qu’il abordera plus spécifiquement dans l’Idéologie allemande et le Manifeste du parti communiste.

Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle, mais la théorie se change elle aussi en force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu’elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. Ce qui prouve jusqu’à l’évidence le radicalisme de la théorie allemande, donc son énergie pratique, c’est qu’elle prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion. La critique de la religion aboutit à cette doctrine que l’homme est, pour l’homme, l’Être suprême. Elle aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable… Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s’émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l’émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l’hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu’elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l’argent ou la culture…

Il n’est pas de classe de la société bourgeoise qui puisse jouer ce rôle, à moins de faire naître en elle-même et dans la masse un élément d’enthousiasme, où elle fraternise et se confond avec la société en général, s’identifie avec elle et est ressentie et reconnue comme le représentant général de cette société, un élément où ses prétentions et ses droits sont en réalité les droits et les prétentions de la société elle-même, où elle est réellement la tête sociale et le cœur social. Ce n’est qu’au nom des droits généraux de la société qu’une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour remporter d’assaut cette position émancipatrice et s’assurer l’exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l’intérêt de sa propre sphère, l’énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d’un peuple et l’émancipation d’une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu’une classe représente toute la société, il faut au contraire que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu’une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale; il faut qu’une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu’en s’émancipant de cette sphère, on réalise l’émancipation générale. Pour qu’une classe soit par excellence la classe de l’émancipation, il faut inversement qu’une autre classe soit ouvertement celle de l’asservissement. L’importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l’importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée…

Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas causé de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne peut plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui n’est pas en opposition particulière avec les conséquences, mais en opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne peut s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans par conséquent les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat.

Rendre le monde conscient de lui-même

Karl Marx et Friedrich Engels, 1845[25]

Marx et Engels en sont encore à défricher le terrain dense des idéologies politiques qui abondent dans cette Europe des révolutions. Il faut rompre, disent-ils, avec les « chimères, idées, dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels les hommes s’étiolent ». Leur priorité est de se désengager de l’enveloppe idéaliste léguée par Hegel, car, disent-ils, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ». Dans son interaction avec cette réalité, l’humanité organise des structures sur lesquels reposent des projets, cultures, idéologies. Les États et les nations sont des « construits » historiquement déterminés, et non des réalités éternelles et intemporelles. Pour Marx, il faut « rendre le monde conscient de lui-même, à le réveiller du sommeil où il rêve de lui-même »[26].

La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or, cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire… Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d’une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures. L’on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu’ont atteint les forces productives d’une nation au degré de développement qu’a atteint la division du travail…

La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés, mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre représentation ou dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement, donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode matériel d’activité borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent…

La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes ; elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Les hommes sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tel qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de vie réel…

On ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus réel de vie que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital… De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience…

Le prolétariat ne peut donc exister qu’à l’échelle de l’histoire universelle, de même que le communisme qui en est l’action ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu’en tant qu’existence « historique universelle »…

Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent également, entre autres choses, une conscience, et en conséquence ils pensent; pour autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque; leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque.

Les prolétaires n’ont pas de patrie

Karl Marx et Friedrich Engels, 1847[27]

Dans ce texte célèbre, Marx et Engels affirment le caractère révolutionnaire du capitalisme. La bourgeoisie ne cesse de tout ébranler, faisant en sorte que « les rapports sociaux […] avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables se dissolvent… Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée […] et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». Entre-temps, le capitalisme devient mondial. C’est une bonne chose, pensent Marx et Engels, car ce capitalisme mondialisé « dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat »[28].

En même temps apparaît un autre pôle. Le prolétariat, classe universelle, n’a plus de patrie, mais pour en arriver à l’émancipation, il doit conquérir le pouvoir politique et donc s’ériger en classe dominante sur un territoire déterminé, donc national.

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus de matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins satisfaits par les produits nationaux naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales, naît une littérature universelle. Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares.

Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image…

On a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. Déjà, les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous éliminerez l’exploitation d’une nation par une autre nation.

Nations et peuples sans histoire

Friedrich Engels, 1849[29]

Dans le Manifeste du parti communiste, la « marche vers le socialisme » semble irrésistible. Derrière cette perspective s’expriment les idées des Lumières pour qui l’Histoire avec un grand H est programmée d’avance. Le capitalisme tend à abolir les nations, surtout ces peuples « sans histoire » qui, selon Engels, ne peuvent s’opposer à l’avancement de la « civilisation », comme c’est le cas pour le Mexique envahi par les États-Unis. En Europe centrale où abondent les luttes nationales, Engels estime que l’empire austro-hongrois (qui domine la région) représente un cadre plus adéquat pour la lutte socialiste que ce qui adviendrait d’une dislocation sous la pression de mouvements nationaux « archaïques ». Tant pis pour les « petits » peuples, condamnés par l’histoire. Engels en fin de compte pense que le terme de « nation » ne peut s’appliquer qu’aux « grandes » nations. Les « petites » nations sont pour lui des « nationalités », c’est-à-dire des communautés partageant la langue et un certain patrimoine historique commun. Pour lui, ces « nationalités » ne peuvent construire un État national « moderne ». C’est le cas, selon lui, des Tchèques, des Serbes, des Slovaques, des Basques, des Bretons, etc.

Est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire? Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle, augmentent les moyens financiers, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes, qu’ils établissent une voie ferrée de New York à San Francisco, qu’ils ouvrent vraiment pour la première fois l’océan Pacifique à la civilisation et que, pour la troisième fois dans l’histoire, ils donnent au commerce mondial une nouvelle direction? L’« indépendance » de quelques Californiens et Texans espagnols peut en souffrir, la « justice » et autres principes moraux peuvent être violés çà et là, mais qu’est-ce en regard de faits si importants pour l’histoire du monde? […]

Nous avons démontré comment de petites nations remorquées depuis des siècles contre leur propre volonté par l’Histoire étaient nécessairement contre-révolutionnaires, et comment leur position dans la révolution de 1848 fut réellement contre-révolutionnaire. Face au manifeste panslaviste démocratique qui réclame l’indépendance de tous les Slaves sans distinction, il nous faut revenir sur ce point… À l’exception des Polonais, ils appartiennent tous à des peuples qui, ou bien comme les Slaves du Sud sont nécessairement contre-révolutionnaires de par toute leur position historique, ou bien qui, comme les Russes, sont encore bien loin de faire une révolution et sont de ce fait contre-révolutionnaires, du moins pour l’instant. Ces fractions démocratiques, grâce à la culture qu’elles ont acquise à l’étranger, cherchent à mettre en harmonie leurs opinions démocratiques et leur sentiment national qui, on le sait, est très marqué chez les Slaves ; et comme le monde réel, la véritable situation de leur pays n’offre à cette réconciliation que des amorces inexistantes ou imaginaires, il ne leur reste que le lointain « royaume aérien du rêve », le royaume des vœux pieux, la politique de la fantaisie… Aucun peuple slave n’a d’avenir pour la simple raison que les conditions premières de l’indépendance et de la viabilité, conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles manquent aux autres Slaves. Des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité, ne peuvent jamais parvenir à quelque autonomie que ce soit…

En fait, comme la position des Allemands et des Magyars serait agréable si les Slaves autrichiens recevaient de l’aide pour obtenir leurs prétendus « droits »! Un État morave bohémien indépendant enfoncé comme un coin entre la Silésie et l’Autriche, l’Autriche et la Styrie coupées par la « république des Slaves du Sud », de leurs débouchés naturels l’Adriatique et la Méditerranée, l’Est de l’Allemagne déchiqueté comme un pain rongé par des rats! Et tout cela en remerciement de la peine prise par les Allemands pour civiliser les Tchèques et les Slovènes à la tête dure, et pour introduire chez eux le commerce, l’industrie, une exploitation agricole rentable et la culture! Tandis qu’ils germanisaient cette région par la force, la germanisation des pays slaves se déroula sur un pied beaucoup plus pacifique par l’immigration, par l’influence de la nation la plus développée sur celle qui ne l’était pas. L’industrie allemande, le commerce allemand, la culture allemande apportèrent d’eux-mêmes la langue allemande dans le pays. En ce qui concerne « l’oppression », les Slaves n’ont pas été plus opprimés par les Allemands que la masse des Allemands elle-même…

Que serait-il advenu de ces petites nations émiettées qui ont joué dans l’histoire un si piètre rôle, si elles n’avaient pas été maintenues et conduites par les Magyars et les Allemands contre les armées de Mohammed et de Soliman, si leurs soi-disant « oppresseurs » n’avaient pas joué un rôle décisif dans les batailles livrées pour défendre ces faibles peuplades? Et finalement, quel « crime », quelle « maudite politique » est-ce donc, si à une époque où d’ailleurs en Europe les grandes monarchies devinrent une « nécessité historique », les Allemands et les Magyars ont réuni en un grand empire des groupuscules nationaux, étiolés et impuissants et les ont ainsi rendus capables de participer à une évolution historique qui leur serait restée complètement étrangère s’ils avaient été livrés à eux-mêmes? Évidemment, de semblables réalisations sont impossibles sans écraser brutalement quelques tendres fleurettes nationales, mais dans l’histoire rien ne se produit sans violence et sans une brutalité implacable…

Or maintenant, du fait des progrès puissants de l’industrie, du commerce et des communications, la centralisation politique est devenue un besoin encore plus pressant qu’aux XVe et XVIe siècles. Tout ce qui peut encore se centraliser se centralise. Maintenant, les panslavistes arrivent et exigent que nous « libérions » ces Slaves à demi germanisés, que nous supprimions une centralisation imposée à ces Slaves par tous leurs intérêts matériels! Bref, il s’avère que ces « crimes » des Allemands et des Magyars envers lesdits Slaves appartiennent aux actions les meilleures et les plus remarquables dont notre peuple et le peuple magyar peuvent se vanter dans l’histoire.

La solidarité des peuples

Mikhaïl Bakounine, 1865[30]

Pour Bakounine (1814-1876), « il n’existe qu’un seul dogme, qu’une seule loi, qu’une seule base morale pour les hommes, c’est la liberté[31]». La nation, dit-il, « ne doit être rien qu’une fédération de provinces autonomes (où) chaque commune a le droit absolu de disposer de son sort, de s’unir et de se séparer, selon ses volontés et besoins sans aucun égard pour les soi-disant droits historiques et pour les nécessités politiques, commerciales ou stratégiques des États ». En ce qui concerne les revendications nationales des peuples, elles sont valides à condition que « les peuples qui aspirent à leur liberté (lient ensemble les) aspirations et l’organisation de leurs forces nationales aux aspirations et à l’organisation des forces nationales de tous les autres pays ». En fin de compte, Bakounine estime que les nations résultent de « communautés historiques », locales. Il ne voit pas le lien entre nation, État-nation et capitalisme, donc le positionnement des nations dans le capitalisme ne l’intéresse pas particulièrement. De toutes les manières, la transformation surviendra avec l’abolition de l’État (et en même temps du capitalisme), ce qui permettra aux « communautés historiques » de renaître et de réimposer un pouvoir local, et non national.

(Il faut) remplacer l’ancienne organisation, fondée de haut en bas sur la violence et sur le principe d’autorité, par une organisation nouvelle n’ayant d’autre base que les intérêts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d’autres principes que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis de l’Europe d’abord et plus tard du monde entier…

Conséquemment, abandon absolu de tout ce qui s’appelle droit historique des États… Reconnaissance du droit absolu de chaque nation, grande ou petite, de chaque peuple, faible ou fort, de chaque province, de chaque commune à une complète autonomie, pourvu que sa constitution intérieure ne soit pas une menace et un danger pour l’autonomie et la liberté des pays voisins… De ce qu’un pays a fait partie d’un État, s’y fût-il même adjoint librement, il ne s’ensuit nullement pour lui l’obligation d’y rester toujours attaché. Aucune obligation perpétuelle ne saurait être acceptée par la justice humaine, la seule qui puisse faire autorité parmi nous… Le droit de la libre réunion et de la sécession également libre est le premier, le plus important de tous les droits politiques, celui sans lequel la confédération ne serait jamais qu’une centralisation masquée. La paix ne pourra être conquise et fondée que sur la plus intime et complète solidarité des peuples dans la justice et dans la liberté (qui) doit proclamer hautement ses sympathies pour toute insurrection nationale contre toute oppression, soit étrangère, soit indigène, pourvu que cette insurrection se fasse au nom de leurs principes et dans l’intérêt tant politique qu’économique des masses populaires, mais non avec l’intention ambitieuse de fonder un puissant État… La nationalité (est) un fait naturel, ayant incontestablement droit à une existence et à un développement libres, mais non comme un principe – tout principe devant porter le caractère de l’universalité et la nationalité n’étant au contraire qu’un fait exclusif, séparé. Ce soi-disant principe de nationalité […] n’est qu’un dérivatif opposé par la réaction à l’esprit de la révolution : éminemment aristocratique au fond […] niant implicitement la liberté des provinces et l’autonomie réelle des communes, et soutenu dans tous les pays non par les masses populaires, dont il sacrifie systématiquement les intérêts réels à un soi-disant bien public, qui n’est jamais que celui des classes privilégiées – ce principe n’exprime rien d’autre que les prétendus droits historiques et l’ambition des États…

Le patriotisme qui tend à l’unité en dehors de la liberté est un patriotisme mauvais, toujours funeste aux intérêts populaires et réels du pays qu’il prétend exalter… L’État rompt l’universelle solidarité de tous les hommes sur la terre… Il ne couvre de sa protection que ses propres citoyens, ne reconnaît le droit humain, l’humanité, la civilisation qu’à l’intérieur de ses propres limites… Cette négation flagrante de l’humanité, qui constitue l’essence même de l’État, est au point de vue de l’État le suprême devoir et la plus grande vertu : elle s’appelle patriotisme et constitue toute la morale transcendante de l’État. Nous l’appelons morale transcendante parce qu’elle dépasse ordinairement le niveau de la morale et de la justice humaines, communes ou privées, et par là même se met le plus souvent en contradiction avec elles. Ainsi, offenser, opprimer, spolier, piller, assassiner ou asservir son prochain, selon la morale ordinaire des hommes, est considéré comme un crime. Dans la vie publique au contraire, au point de vue du patriotisme, lorsque cela se fait pour la plus grande gloire de l’État, pour conserver ou bien pour élargir sa puissance, tout cela devient devoir et vertu, qui sont obligatoires pour chaque citoyen patriote. Chacun est censé devoir les exercer, non seulement contre les étrangers, mais contre ses concitoyens eux-mêmes, membres ou sujets comme lui de l’État, toutes les fois que le réclame le salut de l’État.

Pour une politique révolutionnaire

C’est notre conviction fondamentale que toutes les libertés nationales étant solidaires, les révolutions particulières dans tous les pays doivent l’être aussi, que désormais en Europe comme dans tout le monde civilisé, il n’y aura plus de révolution, mais seulement la Révolution universelle, comme il n’y a plus qu’une seule réaction européenne et mondiale. Par conséquent, tous les intérêts particuliers, toutes les vanités, prétentions, jalousies et hostilités nationales doivent se fondre aujourd’hui dans l’unique intérêt commun et universel de la révolution, qui assurera la liberté et l’indépendance de chaque nation, par la solidarité de toutes… Contre cette réaction mondiale, la révolution isolée d’aucun peuple ne saurait réussir. Elle serait une folie, par conséquent une faute pour lui-même et une trahison, un crime, contre toutes les autres nations. Désormais, le soulèvement de chaque peuple doit se faire non en vue de lui-même, mais en vue de tout le monde. Cependant, pour qu’une nation se soulève en vue et au nom de tout le monde, il faut qu’elle ait le programme de tout le monde, assez large, assez profond, assez vrai, assez humain en un mot, pour embrasser les intérêts de tout le monde et pour électriser les passions de toutes les masses populaires de l’Europe, sans différence de nationalité. Le programme ne peut être que celui que la révolution démocratique et sociale. L’objet de la révolution démocratique et sociale peut être défini en deux mots : Politiquement : c’est l’abolition du droit historique, du droit de conquête et du droit diplomatique. C’est l’émancipation complète des individus et des associations du joug de l’autorité divine et humaine : c’est la destruction absolue de toutes les unions et agglomérations forcées des communes dans les provinces, des provinces et des pays conquis dans l’État. Enfin, c’est la dissolution radicale de l’État centraliste, tutélaire, autoritaire, avec toutes les institutions militaires, bureaucratiques, gouvernementales, administratives, judiciaires et civiles. C’est en un mot la liberté rendue à tout le monde, aux individus comme à tous les corps collectifs, associations, communes, provinces, régions et nations, et la garantie mutuelle de cette liberté par la fédération. Socialement : c’est la confirmation de l’égalité politique par l’égalité économique.

  1. Classes et nations

Après son émergence, le socialisme s’installe durablement en Europe, même après la défaite catastrophique de la Commune de Paris. L’Association internationale des travailleurs, l’AIT, est une première tentative pour mettre en place une plateforme d’échanges et de coopération. Si la perspective de parvenir au socialisme à travers des insurrections s’estompe, l’idée reste que le socialisme est un horizon incontournable, conséquent d’une « marche irrésistible » de l’Histoire. Durant une assez longue période, cette vision mène les protagonistes à penser que le capitalisme, y compris dans ses prédations coloniales, a, malgré lui en quelque sorte, un effet modernisateur. C’est la perspective qui se dégage des écrits de Marx et d’Engels sur les révoltes anticoloniales, notamment en Inde et en Algérie. Un peu plus tard cependant, les fractures des États et des empires comme l’Angleterre et la Russie font apparaître de nouvelles questions. Marx constate alors que la domination sur les peuples dominés n’est pas une « incongruité » ou des vestiges du passé féodal, mais un trait constitutif du capitalisme « moderne », en raison du fait que les puissances capitalistes s’affrontent les unes contre les autres et tendent également à se tailler des empires coloniaux. Il devient alors un fervent partisan de la lutte pour l’indépendance de l’Irlande, la première colonie de l’Empire. La révolution socialiste, estime-t-il, doit passer par l’indépendance irlandaise : c’est un « détour » nécessaire. Il tente de convaincre ses camarades de l’AIT de se mettre au diapason de cette lutte de libération (il n’y réussit guère). Dans ses œuvres de maturité, Marx insiste sur l’importance de la prédation dans le processus de constitution du capitalisme (ce qu’il appelle l’« accumulation primitive »). L’expropriation des paysans et la destruction des sociétés non capitalistes sont nécessaires pour assurer les conditions optimales de l’accumulation du capital. Ceci veut dire que la subjugation des sociétés « traditionnelles », non capitalistes est nécessaire à l’essor du capitalisme. Par ailleurs, Marx dans la discussion sur le bilan de la Commune insiste sur les liens entre nation, républicanisme et citoyenneté, des concepts qui peuvent se matérialiser dans le cadre d’un État-nation républicain. La mise en place d’un tel État est un pas en avant du point de vue du prolétariat. À la fin de sa vie, Marx porte un regard critique sur les théories socialistes dont il a été un des géniteurs. Il met en garde ses héritiers à l’encontre d’une vision unilatérale de l’Histoire. Il pense que les luttes populaires et paysannes, notamment en Russie, échappent au « schéma » qu’il a tracé à partir de son expérience anglaise, et qu’il ne faut pas penser que le chemin vers le socialisme est unique. Pour autant, la pensée socialiste reste accrochée à l’idée que le capitalisme et, par conséquent, le colonialisme et l’impérialisme, sont des étapes nécessaires, qui permettront aux peuples « demi-civilisés » de rejoindre éventuellement la grande révolution prolétarienne.

La mission civilisatrice de la France en Algérie

Friedrich Engels, 1848[32]

Au dix-neuvième siècle, la France envahit l’Algérie, mais la résistance est très dure sous la gouverne d’un chef politico-religieux, Abd el-Kader (1808-1883). L’armée française met le pays à feu et à sang et finalement, vient à bout de l’insurrection. Pour Engels, les populations colonisées sont incapables de mener leur pays vers le progrès et par conséquent, estime-t-il, la colonisation est la seule option. Dix ans plus tard, Engels nuancera ce jugement pour examiner les ravages faits par le colonialisme tout en continuant de souligner le caractère « barbare » de la résistance anticoloniale. En gros, notre opinion est qu’il est très heureux que le chef arabe ait été capturé. La lutte des Bédouins était sans espoir, mais bien que la façon dont la guerre a été menée par des soldats brutaux comme Bugeaud soit très condamnable, la conquête de l’Algérie est un fait important et propice au progrès de la civilisation. Les pirateries des États barbaresques que le gouvernement anglais n’a pas contrariées aussi longtemps qu’elles ne gênaient pas ses bateaux ne pouvaient s’arrêter que par la conquête d’un de ces États. La conquête de l’Algérie a déjà forcé les beys de Tunis et de Tripoli ainsi que le roi du Maroc à s’engager dans le chemin de la civilisation. Ils ont été obligés de trouver d’autres occupations que la piraterie pour leurs peuples… Si l’on peut regretter que la liberté ait été détruite, nous ne devons pas oublier que ces mêmes Bédouins sont un peuple de voleurs dont les principaux moyens d’existence consistaient à faire des incursions chez les uns et les autres ou chez les villageois sédentaires, prenant ce qu’ils trouvaient, massacrant tous ceux qui résistaient et vendant le reste des prisonniers comme esclaves. Tous ces peuples de barbares en liberté semblent très fiers, nobles et glorieux… Tout comme les nations les plus civilisées, ils sont mus par la convoitise du gain; ils emploient simplement des moyens plus grossiers et plus cruels. Après tout, le bourgeois moderne avec la civilisation, l’industrie, l’ordre et les « lumières » qu’il apporte tout de même est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin et à l’état barbare de la société à laquelle ils appartiennent.

Le colonialisme amène le progrès

Karl Marx, 1853[33]

Dans le New York Tribune (un journal influent de l’époque), Marx publie des analyses sur l’évolution politique, sociale et économique en Europe, ce qui le mène à commenter la politique anglaise en Inde. Ce vaste sous-continent est alors la « perle de l’empire ». Ses richesses sont prodigieuses et sa population très nombreuse constitue un marché gigantesque pour la production manufacturière anglaise. Pour Marx, la colonisation de l’Inde fait partie de cette grande marche du capitalisme et de la modernité. Malgré la dévastation de l’entreprise coloniale, le capitalisme détruit l’ancienne société, ce qui permet à la colonie de « progresser » : « L’Angleterre, quels que soient ses crimes, a été, en réalisant cette révolution, l’instrument inconscient de l’Histoire ».

Il n’y a aucun doute que la misère apportée dans l’Hindoustan par les Anglais diffère essentiellement de tout ce que ce pays a souffert auparavant, les effets de cette misère étant infiniment plus profonds… Toutes les guerres civiles, invasions, révolutions, conquêtes, famines – bien qu’étrangement embrouillée, rapide et destructrice qu’eût pu paraître leur succession dans l’Hindoustan – n’ont cependant fait qu’effleurer la surface. L’Angleterre a démoli tout l’édifice de la société hindoue, sans qu’on ait pu apercevoir jusqu’ici quelque symptôme d’une nouvelle organisation. Cette perte de son vieux passé n’étant pas compensée par la conquête d’un monde nouveau, la misère actuelle de l’hindou se caractérise par une espèce particulière de mélancolie, l’Hindoustan sous domination britannique étant séparé de toutes ses vieilles traditions et de tout son passé historique…

Quoique variée que put paraître l’image politique du passé de l’Inde… le métier à tisser et le rouet, avec les innombrables fileurs et tisseurs qui se succèdent de génération en génération, furent le fondement de la structure de cette société… Ce fut l’envahisseur anglais qui détruisit le métier à filer de l’hindou. L’Angleterre commença par évincer les cotonnades hindoues du marché européen, ensuite elle apporta vers l’Hindoustan du filé et finalement, elle inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades… Le déclin des villes hindoues célèbres par leurs tissus ne fut cependant pas, de loin, la conséquence la plus désastreuse. La vapeur et la science anglaises ont, dans toute l’Inde, détruit dans ses racines l’union de l’agriculture et de la manufacture.

Ces deux circonstances – d‘une part, le fait que les hindous, comme tous les peuples orientaux, ont laissé au gouvernement central le soin de s’occuper des grands travaux publics, base de leur agriculture et de leur commerce, tandis que d’autre part, disséminés dans tout le pays, ils étaient réunis dans de petits centres par la combinaison du travail agricole et du travail artisanal – ces deux circonstances avaient créé, depuis les temps les plus reculés, un système social très particulier : le système villageois, qui a permis à chacune de ces petites unités d’avoir son organisation indépendante et sa vie propre… Ces petites formations stéréotypées de l’organisme social se sont désagrégées et ont disparu en grande partie non pas tant à la suite des empiètements brutaux du percepteur et du soldat anglais qu’à cause de la machine à vapeur et du libre-échange anglais…

L’immixtion anglaise qui transplantait le fileur dans le Lancashire et le tisseur dans le Bengale ou les chassait tous les deux – le fileur hindou tout comme le tisseur hindou – eut pour résultat de dissoudre ces petites communautés mi-barbares, mi-civilisées, en faisant éclater leur base économique, accomplissant ainsi la plus grande et, en vérité, l’unique révolution sociale que l’Asie n’ait jamais connue…

L’Angleterre, en déclenchant une révolution sociale dans l’Hindoustan, ne fut certainement poussée que par les intérêts les plus bas et elle l’accomplit par des moyens effroyables… Toutefois, l’Angleterre, quels que soient ses crimes, a été, en réalisant cette révolution, l’instrument inconscient de l’Histoire.

Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire n’entraînera ni la libération de la masse du peuple ni l’amélioration de la situation sociale, qui ne dépendent pas seulement du développement des forces productives, mais encore de leur appropriation par le peuple…

La bourgeoisie n’a-t-elle jamais fait quelque chose de plus? N’a-t-elle jamais accompli un progrès sans traîner les individus comme les peuples dans le sang et la boue, la misère et l’abaissement?

Les hindous ne récolteront pas les fruits de ces germes d’une nouvelle société que la bourgeoisie anglaise a disséminés parmi eux, aussi longtemps qu’en Grande-Bretagne même la classe dominante ne sera pas chassée par le prolétariat industriel ou que les hindous eux-mêmes ne seront pas devenus assez forts pour secouer une fois pour toutes le joug anglais. En tout cas, dans un avenir plus ou moins proche, on peut attendre avec certitude une renaissance de ce grand pays intéressant dont les doux habitants, même dans les classes les plus basses, sont plus fins et plus adroits que les Italiens…

La profonde hypocrisie et la barbarie congénitale de la civilisation bourgeoise s’étalent ouvertement sous nos regards, dès que nous nous détournons de sa patrie où elle affiche des dehors respectables, pour examiner les colonies où elle se manifeste dans toute sa nudité. La bourgeoisie est la protectrice de la propriété, mais quel parti révolutionnaire n’a jamais provoqué des révolutions agraires telles que celles du Bengale, de Madras, de Bombay?

Les effets dévastateurs de l’industrie anglaise sur un pays comme l’Inde, qui est aussi grand que l’Europe, s’y montrent dans toute leur atrocité. Nous ne devons cependant pas oublier qu’ils ne sont que le produit organique de l’ensemble du système actuel de production, qui repose sur la suprématie du capital. La concentration du capital est essentielle pour l’existence en tant que puissance autonome. L’effet destructeur de cette concentration sur les marchés du monde ne fait que dévoiler, dans des proportions absolument gigantesques, les lois organiques immanentes de l’économie politique telles qu’elles agissent aujourd’hui dans toute ville du monde civilisé. L’ère historique bourgeoise doit créer la base matérielle d’un monde nouveau : d’une part, le trafic mondial fondé sur l’interdépendance des peuples et les moyens de ce trafic ; d’autre part, le développement des forces productives et la transformation de la production matérielle en une domination scientifique des forces naturelles. L’industrie et le commerce bourgeois créent ces conditions matérielles d’un monde nouveau de la même manière que les révolutions géologiques ont façonné le visage du globe terrestre.

C’est seulement lorsqu’une grande révolution sociale aura maîtrisé les conquêtes de l’époque bourgeoise – le marché mondial et les forces productives modernes – et les aura soumises au contrôle commun des peuples les plus avancés que le progrès humain cessera de ressembler à cet horrible dieu païen qui ne voulait boire le nectar que dans les crânes des ennemis tués. […]

Aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre, se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse, et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu’elles enfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave de règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique. Nous ne devons pas oublier l’exemple des barbares qui, accrochés égoïstement à leurs misérables lopins de terre, observaient avec calme la ruine des empires, leurs cruautés sans nom, le massacre de la population des grandes villes, n’y prêtant pas plus d’attention qu’aux phénomènes naturels, eux-mêmes victimes de tout agresseur qui daignait les remarquer. Nous ne devons pas oublier cette vie végétative, stagnante, indigne, que ce genre d’existence passif déchaînait d’autre part par contrecoup, des forces de destruction aveugles et sauvages, faisant du meurtre lui-même un rite religieux en Hindoustan. Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles soumettaient l’homme aux circonstances extérieures au lieu d’en faire le roi des circonstances, qu’elles faisaient d’un état social en développement spontané une fatalité toute-puissante, origine d’un culte grossier de la nature, dont le caractère dégradant se traduisait dans le fait que l’homme, maître de la nature, tombait à genoux et adorait Hanumân, le singe, et Sabbala, la vache. Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindoustan, était guidée par les intérêts les plus abjects. […] La question n’est toutefois pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie. Sinon, elle fut un instrument inconscient de l’Histoire en provoquant cette révolution. […]

Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire en Inde n’émancipera pas la masse du peuple ni n’améliorera substantiellement sa condition sociale, car ceci dépend non seulement du développement des forces productives, mais aussi de leur appropriation par le peuple. Ce qu’elle ne manquera cependant pas de faire, c’est créer les conditions matérielles pour les deux. La bourgeoisie n’a-t-elle jamais fait plus? N’a-t-elle jamais apporté un progrès sans traîner les individus et les peuples à travers le sang et la boue, la misère et la dégradation? Les Indiens ne récolteront pas les fruits des éléments de la nouvelle société semés de-ci de-là parmi eux par la bourgeoisie anglaise, jusqu’à ce qu’en Angleterre elle-même les classes dominantes aient été supplantées par le prolétariat industriel, ou que les hindous eux-mêmes soient devenus assez forts pour rejeter définitivement le joug anglais[34].

L’indépendance de l’Irlande est nécessaire

Karl Marx, 1869[35]

Pendant longtemps, Marx pense que l’Angleterre est mûre pour un projet socialiste, car c’est là « où l’antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie est le plus développé[36] ». Plus tard cependant, il constate que cela ne débloque pas. Une fraction du prolétariat anglais améliore ses conditions et en vient à penser qu’il vaut mieux se battre pour de meilleurs salaires plutôt que pour une nébuleuse révolution socialiste. Autre facteur, l’Irlande colonisée, pillée, renforce le dispositif du pouvoir. Le prolétariat irlandais, qui se retrouve dans les grands centres industriels anglais, est discriminé, surexploité. C’est alors que Marx bifurque. La lutte irlandaise est légitime parce qu’elle est nécessaire à la lutte d’émancipation sociale en Angleterre, tout en portant elle-même une volonté d’émancipation sociale et de justice.

Je suis de plus en plus convaincu – et il ne s’agit que d’inculquer cette idée à la classe ouvrière anglaise – qu’elle ne pourra jamais faire quelque chose de décisif ici en Angleterre tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes; tant qu’elle ne fera pas non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore tant qu’elle ne prendra pas l’initiative de dissoudre l’Union décidée en 1801 pour la remplacer par des liens fédéraux librement consentis. Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon, le peuple anglais continuera à être tenu en laisse par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande. Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais, qui forment en Angleterre une fraction très importante de la classe ouvrière. La première condition de l’émancipation ici – le renversement de l’oligarchie foncière – reste impossible à réaliser, car on ne pourra remporter la place ici tant que les propriétaires fonciers maintiendront en Irlande leurs avant-postes fortement retranchés. En Irlande par contre, dès que la cause du peuple irlandais reposera entre ses propres mains, dès qu’il sera devenu son propre législateur et qu’il se gouvernera lui-même, dès qu’il jouira de son autonomie, l’anéantissement de l’aristocratie foncière (en grande partie les mêmes personnes que les landlords anglais) deviendra infiniment plus facile qu’ici. En Irlande, le problème n’est pas seulement d’ordre économique, c’est en même temps une question nationale, car les landlords d’Irlande ne sont pas, comme en Angleterre, les dignitaires et les représentants traditionnels de la nation, mais ses oppresseurs exécrés. Ce n’est pas seulement l’évolution sociale intérieure de l’Angleterre qui est paralysée par les rapports actuels avec l’Irlande, mais également sa politique extérieure, notamment sa politique envers la Russie et les États-Unis d’Amérique.

Puisque la classe ouvrière anglaise constitue incontestablement le poids le plus important dans la balance de l’émancipation sociale, c’est ici qu’il nous faut agir. En réalité, la République anglaise sous Cromwell a échoué à cause… de l’Irlande… En fait, l’Angleterre n’a jamais gouverné l’Irlande qu’en employant la terreur la plus odieuse et la corruption la plus détestable et, tant que subsisteront les relations actuelles, elle ne pourra jamais la gouverner autrement.

Se battre avec et pour l’Irlande

Karl Marx, 1870[37]

Plusieurs socialistes restent réfractaires à l’idée de participer aux luttes politiques concrètes. Ils pensent que les luttes nationales, et celle de l’Irlande en particulier, sont des « diversions ». Marx pense le contraire. Sans la lutte de libération nationale en Irlande, le mouvement socialiste va piétiner en Angleterre. Au sein de l’AIT, Marx argumente en faveur d’une campagne internationale pour la libération de l’Irlande, mais également pour que les mouvements irlandais soient pleinement reconnus par l’Internationale sur leur propre base, et non pas en tant que « sections » des mouvements anglais.

L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.

D’autre part, si demain l’armée et la police anglaises se retiraient d’Irlande, nous aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande… Le renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande aurait pour conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de sorte que nous aurions les conditions préalables à une révolution prolétarienne en Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière est une opération infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu’en Angleterre, parce que la question agraire a été jusqu’ici, en Irlande, la seule forme qu’ait revêtu la question sociale, parce que pour l’immense majorité du peuple irlandais, il s’agit d’une question d’existence même, de vie ou de mort, et aussi parce qu’elle est inséparable de la question nationale, tout cela abstraction faite du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais que des Anglais.

La bourgeoisie anglaise a d’abord un intérêt en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible. Elle a le même intérêt à réduire la population irlandaise – soit en l’expropriant, soit en l’obligeant à s’expatrier – à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse fonctionner en toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à vider la terre irlandaise de ses habitants qu’elle en avait à vider les districts agricoles d’Écosse et d’Angleterre. Il ne faut pas négliger non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s’écoulent chaque année vers Londres comme rentes des propriétaires qui n’habitent pas leurs terres, ou comme autres revenus irlandais.

La bourgeoisie anglaise a cependant encore d’autres intérêts, bien plus considérables, au maintien de l’économie irlandaise dans son état actuel.

En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce de la sorte une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.

Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des noirs dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.

Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente.

Le mal ne s’arrête toutefois pas là, il passe l’océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Il exclut toute coopération franche et sérieuse entre les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet aux gouvernements des deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la menace de l’autre et, si besoin est, en déclarant la guerre.

Étant la métropole du capital et dominant jusqu’ici le marché mondial, l’Angleterre est pour l’heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière; qui plus est, c’est le seul où les conditions matérielles de cette révolution sont développées jusqu’à un certain degré de maturité. En conséquence, la principale raison d’être de l’Association internationale des travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en Angleterre. La seule façon d’accélérer ce processus, c’est de rendre l’Irlande indépendante.

La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de sa propre émancipation sociale.

Le capitalisme naît de la prédation

Karl Marx, 1867[38]

Dans la grande œuvre de Marx, l’accumulation du capital et la subordination du travail salarié se retrouvent au cœur de son analyse. Au départ, il y a l’expropriation du monde paysan, qui « libère » une main-d’œuvre que le capitalisme transforme en marchandise. À ce processus national s’ajoute une dimension internationale. Dans les contrées lointaines, le capitalisme prédateur prend la forme du colonialisme. Des sociétés sont détruites au profit du capitalisme anglais. En fin de compte, le capital s’impose en « suant le sang et la boue par tous les pores ». Avec cette explication de la genèse du capitalisme, Marx laisse tomber les balivernes sur la « mission civilisatrice ». Il constate que les luttes de classes se combinent aux luttes entre les nations, celles qui dominent et celles qui sont subjuguées. Le capitalisme est « spatialisé », ce n’est plus une surface lisse, uniforme, mais un terrain plein d’aspérités où les luttes prolétariennes deviennent « populaires », en s’insérant dans les révoltes des peuples dominés[39].

La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. Aussitôt après éclate la guerre mercantile, qui a le globe entier pour théâtre. Débutant par la révolte de la Hollande contre l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l’Angleterre contre la Révolution française et se prolonge, jusqu’à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses guerres d’opium contre la Chine…

Les différentes méthodes d’accumulation primitive que fait éclore l’ère capitaliste se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition. En effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique…

Un homme dont la ferveur chrétienne a fait tout le renom, M. W. Howitt, s’exprime ainsi sur la colonisation chrétienne : « Les barbaries et les atrocités exécrables perpétrées par les races soi-disant chrétiennes dans toutes les régions du monde et contre tous les peuples qu’elles ont pu subjuguer n’ont de parallèle dans aucune autre ère de l’histoire universelle, chez aucune race si sauvage, si grossière, si impitoyable, si éhontée qu’elle fût ».

Rien de plus caractéristique que leur système d’enlèvement des natifs des Célèbes, à l’effet de se procurer des esclaves pour Java. Ils avaient tout un personnel spécialement formé pour ce rapt d’un nouveau genre. Les principaux agents de ce commerce étaient le ravisseur, l’interprète et le vendeur, et les principaux vendeurs étaient des princes indigènes. La jeunesse enlevée était enfouie dans les cachots secrets des Célèbes jusqu’à ce qu’on l’entassât sur les navires d’esclaves…

« La seule ville de Macassar, par exemple, dit un rapport officiel, fourmille de prisons secrètes, toutes plus horribles les unes que les autres, remplies de malheureux, victimes de l’avidité et de la tyrannie, chargés de fers, violemment arrachés à leurs familles. » Pour s’emparer de Malacca, les Hollandais corrompirent le gouverneur portugais, qui les fit entrer dans la ville en 1641. Ils coururent aussitôt à sa maison et l’assassinèrent, évitant ainsi… de lui payer la somme de 21 875 livres sterling et le prix de sa trahison. Partout où ils mettaient les pieds, la dévastation et la dépopulation marquaient leur passage. Une province de Java, Banjuwangi, comptait en 1750 plus de 80 000 habitants. En 1811, elle n’en avait plus que 8 000. Voilà le doux commerce!

La Compagnie anglaise des Indes orientales obtint, outre le pouvoir politique, le monopole du commerce du thé et du commerce chinois en général, ainsi que celui du transport des marchandises d’Europe en Asie et d’Asie en Europe. Le cabotage et la navigation entre les îles, de même que le commerce à l’intérieur de l’Inde, furent cependant concédés exclusivement aux employés supérieurs de la Compagnie. Les monopoles du sel, de l’opium, du bétel et d’autres denrées étaient des mines inépuisables de richesse. Les employés, fixant eux-mêmes les prix, écorchaient à discrétion le malheureux hindou. Le gouvernement général prenait part à ce commerce privé. Ses favoris obtenaient des adjudications telles que plus forts que les alchimistes, ils faisaient de l’or avec rien. De grandes fortunes poussaient en vingt-quatre heures comme des champignons; l’accumulation primitive s’opérait sans un liard d’avance. […]

Le sort des indigènes était naturellement le plus affreux dans les plantations destinées au seul commerce d’exportation, telles que les Indes occidentales, et dans les pays riches et populeux, tels que les Indes orientales et le Mexique, tombés entre les mains d’aventuriers européens âpres à la curée. Cependant, même dans les colonies proprement dites, le caractère chrétien de l’accumulation primitive ne se démentait point. En 1703, par décret de leur assemblée, les austères intrigants du protestantisme, les puritains, offrirent une prime de 40 livres sterling par scalp d’Indien et autant pour chaque Peau-Rouge fait prisonnier; en 1720, une prime de 100 livres sterling; en 1744, Massachusetts Bay ayant déclaré rebelle une certaine tribu, les primes suivantes furent offertes : 100 livres sterling par scalp d’individu mâle de douze ans et plus, 105 livres sterling par prisonnier mâle, 55 livres sterling pour chaque femme ou enfant pris, et 50 livres sterling pour leurs scalps! Trente ans après, les atrocités du régime colonial retombèrent sur les descendants de ces pieux pèlerins (Pilgrim Fathers), devenus à leur tour des rebelles. Les limiers dressés à la chasse des colons en révolte et les Indiens payés pour livrer leurs scalps furent proclamés par le Parlement « des moyens que Dieu et la nature avaient mis entre ses mains »…

Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il créa des sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla grâce au monopole du marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. La vraie initiatrice du régime colonial, la Hollande, avait déjà en 1648 atteint l’apogée de sa grandeur. Elle était en possession presque exclusive du commerce des Indes orientales et des communications entre le sud-ouest et le nord-est de l’Europe. Ses pêcheries, sa marine et ses manufactures dépassaient celles des autres pays. Les capitaux de la République étaient peut-être plus importants que tous ceux du reste de l’Europe pris ensemble…

De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement dite, c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle. De là, le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial. Il fut « le dieu étranger » qui se place sur l’autel, à côté des vieilles idoles de l’Europe; un beau jour, il pousse du coude ses camarades, et patatras! Voilà toutes les idoles à bas! Le système du crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques dont Venise et Gênes avaient au Moyen Âge posé les premiers jalons, envahit définitivement l’Europe pendant l’époque manufacturière. Le régime colonial, avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui servant de serre chaude, il s’installa d’abord en Hollande. La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique. Il ne faut donc pas s’étonner de la doctrine moderne que plus un peuple s’endette, plus il s’enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital. Aussi le manque de foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable…

Régime colonial, dettes publiques, exactions fiscales, protection industrielle, guerres commerciales, etc., tous ces rejetons de la période manufacturière proprement dite se développent de façon gigantesque pendant la première jeunesse de la grande industrie. Sa naissance est quant à elle dignement célébrée par une sorte de massacre des Innocents : le vol d’enfants exécuté en grand. Le recrutement des nouvelles fabriques se fait comme celui de la marine royale – au moyen de la presse! Avec le développement de la production capitaliste pendant la période manufacturière, l’opinion publique européenne s’était dépouillée de son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se faisait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l’accumulation du capital. Qu’on lise par exemple les naïves Annales du commerce, de l’honnête A. Anderson. Ce brave homme admire comme un trait de génie de la politique anglaise que, lors de la paix d’Utrecht, l’Angleterre ait arraché à l’Espagne, par le traité d’Asiento, le privilège de faire, entre l’Afrique et l’Amérique espagnole, la traite des noirs qu’elle n’avait faite jusque-là qu’entre l’Afrique et ses possessions d’Inde orientale. L’Angleterre obtint ainsi de fournir jusqu’en 1743 quatre mille huit cents noirs par an à l’Amérique espagnole. Cela lui servait en même temps à couvrir d’un voile officiel les prouesses de sa contrebande. Ce fut la traite des noirs qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool; pour cette ville orthodoxe, le trafic de chair humaine constitua toute la méthode d’accumulation primitive. Jusqu’à nos jours, les notabilités de Liverpool ont chanté les vertus spécifiques du commerce d’esclaves, « lequel développe l’esprit d’entreprise jusqu’à la passion, forme des marins sans pareils et rapporte énormément d’argent ». Liverpool employait à la traite 15 navires en 1730, 53 en 1751, 74 en 1760, 96 en 1770 et 132 en 1792. En même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des enfants, aux États-Unis, elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe, l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde. Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes; voilà ce qu’il en a coûté pour dégager les « lois éternelles et naturelles » de la production capitaliste, pour consommer le divorce du travailleur d’avec les conditions du travail, pour transformer celles-ci en capital, et la masse du peuple en salariés, en pauvres industrieux (labouring poor), chef-d’œuvre de l’art, création sublime de l’histoire moderne. Si, d’après Augier, c’est « avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces » que « l’argent est venu au monde », le capital y arrive suant le sang et la boue par tous ses pores.

Le chemin de la Russie

Karl Marx, 1881[40]

Vers la fin de sa vie, Marx accorde de l’importance à la Russie, ce grand pays à la charnière de l’Europe capitaliste et de l’Orient, en même temps féodal et paysan, bourgeois et capitaliste. L’État tsariste domine plusieurs peuples, notamment dans les pays baltes, en Pologne, en Finlande et au Caucase, où les luttes contre le régime mêlent des objectifs socialistes avec les revendications nationales. Ainsi, Marx en vient à penser que les luttes populaires, paysannes, démocratiques et nationales ne sont pas simplement des « diversions » entravant la marche vers le socialisme : « le développement inégal entre différentes sphères sociales, politiques, culturelles, implique la notion d’un progrès qui ne soit ni automatique ni homogène »[41]. Par conséquent, les mouvements socialistes doivent arrêter de penser qu’il y a une « théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés »[42].

La Russie est le seul pays européen où la « commune agricole » s’est jusqu’à maintenant maintenue sur une échelle nationale. Elle n’est pas la proie d’un conquérant étranger à l’instar des Indes orientales. Elle ne vit pas non plus isolée du monde moderne. D’un côté, la propriété commune de la terre lui permet de transformer directement et graduellement l’agriculture parcellaire et individualiste en agriculture collective, et les paysans russes la pratiquent déjà dans les prairies indivises…La « fatalité historique » de ce mouvement (la genèse de la production capitaliste) est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale… Dans ce mouvement occidental, il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes, on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. L’analyse donnée dans Le Capital n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie. Afin qu’elle puisse fonctionner comme telle, il faudrait toutefois éliminer d’abord les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané[43].

En Russie nous trouvons, face à l’escroquerie capitaliste florissant rapidement et à une propriété terrienne commençant à peine à se développer, que la plus grande moitié du sol est propriété commune des paysans. La question se pose donc : l’obchina russe, une forme de l’antique propriété commune du sol, bien que fortement minée, peut-elle passer directement à la forme plus élevée de la propriété commune communiste? Ou bien doit-elle au contraire traverser d’abord le même processus de dissolution de celle-ci que le développement de l’Occident a traversé? La seule réponse aujourd’hui possible est la suivante : si la révolution russe devient le signal d’une révolution prolétarienne à l’Ouest, de telle sorte que toutes deux se complètent, la propriété commune du sol russe peut servir de point de départ à un développement communiste[44]

En finir avec le colonialisme

Friedrich Engels, 1882[45]

À la veille de la disparition de Marx, Engels observe que le colonialisme est contesté de toutes parts. L’union internationale du prolétariat est impossible à réaliser sans l’autonomie et l’unité nationale. Pour autant, Engels reste dans le paradigme de la « civilisation ». Il y a les civilisés d’une part et les barbares de l’autre. Il espère que les pays capitalistes pourront se « débarrasser » des colonies, qui bloquent le processus d’avancement du socialisme. Cet anticolonialisme « par défaut » entraîne les mouvements socialistes regroupés au sein de la nouvelle « Deuxième Internationale » (1889) dans l’eurocentrisme au plan intellectuel et dans l’indifférence face aux luttes nationales.

Vous me demandez ce que pensent les travailleurs anglais de la politique coloniale? Eh bien, tout juste ce qu’ils pensent de la politique en général; c’est tout juste ce que les bourgeois en pensent. Comme vous le savez, il n’y a pas ici de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux; les ouvriers mangent allègrement leur part de ce que rapporte le monopole de l’Angleterre sur le marché mondial et dans le domaine colonial.

À mon avis, les colonies proprement dites, c’est-à-dire les pays peuplés d’éléments de souche européenne : le Canada, l’Afrique du Sud, l’Australie, deviendront tous indépendants; par contre, les pays sous simple domination peuplés d’indigènes : les Indes, l’Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles, devront être provisoirement pris en charge par le prolétariat et conduits à l’indépendance aussi rapidement que possible. Comment se développera ce processus, voilà qui est difficile à dire. L’Inde fera peut-être une révolution, c’est même très vraisemblable. Comme le prolétariat en se libérant ne peut mener aucune guerre coloniale, on serait obligé de la laisser faire, ce qui, naturellement, n’irait pas sans des destructions de toutes sortes, mais de tels faits sont inséparables de toutes les révolutions. Le même processus pourrait aussi se dérouler ailleurs, par exemple en Algérie et en Égypte, ce qui serait certainement pour nous la meilleure solution. Nous aurons assez à faire chez nous. Une fois que l’Europe et l’Amérique du Nord seront réorganisées, elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi-civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage : les besoins économiques y pourvoiront déjà à eux seuls. Mais par quelles phases de développement social et politique ces pays devront-ils passer par la suite pour parvenir eux aussi à une structure socialiste? Là-dessus, je crois que nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire. Ceci ne signifie naturellement pas que des guerres défensives de diverses sortes soient exclues. […]

 

  1. Le grand débat

Après la disparition de Marx (1883) et d’Engels (1895), le mouvement socialiste poursuit son chemin ascendant. Son influence dans plusieurs pays, notamment en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en France et aux Pays-Bas, ne cesse de croître. De plus en plus de députés socialistes sont élus. Des municipalités sont gérées par des socialistes. Un réseau dense de syndicats, de mutuelles, d’associations sociales et culturelles, constituant de facto une « contre-société » civile, est animé par des socialistes qui s’associent à la Deuxième Internationale, fondée en 1889. Dans les Balkans et dans l’empire tsariste, la situation est plus complexe. L’espace légal pour l’expansion du socialisme est restreint. Des empires dominent des nations qui aspirent à l’émancipation nationale, comme en Pologne, dans les pays baltes, en Serbie, en Géorgie. Les socialistes de ces pays sont directement confrontés aux courants nationalistes qui tentent de dominer les mouvements populaires. Dans l’empire austro-hongrois par exemple, l’État dominé par les élites autrichiennes impose la culture et la langue allemandes aux nombreuses nationalités qui habitent le territoire, notamment les Hongrois (magyars), les Tchèques, les Polonais, les Croates, les Serbes, les Slovaques, les Slovènes, les Roumains, etc. En gros, les socialistes pensent toujours, comme Marx et Engels l’avaient écrit dans le Manifeste, que « les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie… Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». Dans la réalité cependant, cette grande utopie internationaliste vacille, d’où les vifs débats de l’époque. Comment faire face à cet appel de la libération nationale sans être instrumentalisé par des courants bourgeois? Si le socialisme est construit sur la solidarité de classes, que faire de la menace qui découle d’une dislocation possible de grands États multinationaux? Peut-on « accommoder » les revendications nationales (linguistiques notamment) sans verser dans le nationalisme? Ce sont autant de questions sur lesquelles se penchent ces géants de l’intellectualité socialiste qui ont pour nom Luxemburg, Kautsky, Bauer, Pannekoek, Kelles-Krauz et plusieurs autres.

L’indépendance, une fausse solution

Rosa Luxemburg, 1896[46]

Rosa Luxemburg (1871-1919) n’accepte pas ce qui lui semble des concessions aux mouvements nationaux. Pour elle, il n’y a pas de « détour irlandais ». Dans le cas du pays où elle est née, la Pologne, les socialistes réclament majoritairement l’indépendance. Pour autant, Luxemburg n’en démord pas : c’est une diversion qui divise les prolétariats et qui ne peut qu’aboutir, sous le couvert de la lutte nationale, à assurer l’hégémonie de la bourgeoisie. C’est dans ce contexte qu’elle intervient au congrès de la Deuxième Internationale. Les Polonais doivent lutter avec les Russes pour renverser le tsar et imposer la démocratie et éventuellement, le socialisme. Quant à leurs revendications nationales, ils peuvent réclamer l’autonomie administrative à l’intérieur d’un même et « grand » État.

La résolution sur la restauration de la Pologne qui sera présentée au congrès de Londres de l’Internationale se lit comme suit :

Considérant que l’asservissement d’une nation par une autre ne profite qu’aux capitalistes et aux despotes, qu’elle est également néfaste et à la classe ouvrière de la nation opprimée et à celle de la nation oppresseur; qu’en particulier le tsarisme russe, qui puise sa force intérieure et son poids extérieur dans l’asservissement et le partage de la Pologne, constitue une menace permanente pour le développement du mouvement ouvrier international, le Congrès déclare que l’indépendance de la Pologne représente une impérative exigence politique tant pour le prolétariat polonais que pour le mouvement ouvrier international dans son ensemble. La demande d’indépendance politique de la Pologne est défendue avec deux arguments : premièrement, la nature nuisible des annexions du point de vue des intérêts du prolétariat et, deuxièmement, l’importance particulière de l’asservissement de la Pologne quant au maintien du tsarisme russe et donc, implicitement, l’importance de l’indépendance polonaise pour contribuer à sa chute.

Commençons par le second point. Le tsarisme russe ne puise ni sa force intérieure ni son poids extérieur dans la domination de la Pologne. Cette affirmation de la résolution est fausse de A à Z. Le tsarisme russe tire sa force intérieure des rapports sociaux au sein même de la Russie. La base historique de l’absolutisme russe est une économie naturelle qui repose sur les relations archaïques de propriété communautaire de la paysannerie. L’arrière-plan de cette structure sociale – et de nombreux vestiges subsistent encore dans la Russie d’aujourd’hui – et la configuration générale des autres facteurs sociaux constituent la base du tsarisme russe. La noblesse est contenue sous le joug du tsar par un flot incessant de taxes sur la paysannerie. La politique étrangère est menée au profit de la bourgeoisie, avec l’ouverture de nouveaux marchés comme objectif principal, tandis que la politique douanière met le consommateur russe à la merci des fabricants. Enfin, l’activité interne même du tsarisme est au service du capital : organisation d’expositions industrielles, construction du chemin de fer de Sibérie et autres projets de même nature sont menés en vue de faire progresser les intérêts du capitalisme. De façon générale, la bourgeoisie joue un rôle très important dans le cadre du tsarisme dans l’élaboration de la politique intérieure et étrangère, un rôle que son inconséquence numérique ne saurait jamais lui permettre de jouer sans le tsar. C’est cela, la combinaison de facteurs qui donne au tsarisme sa force interne. S’il continue à végéter, c’est parce que les formes sociales obsolètes ne sont pas encore complètement disparues et que les rapports de classes embryonnaires d’une société moderne ne se sont pas encore pleinement développés et cristallisés.

À nouveau : le tsarisme ne tire pas sa force du partage de la Pologne, mais des particularités de l’empire russe. Ses vastes masses humaines lui fournissent une source illimitée de ressources financières et militaires, disponibles presque à la demande, qui élèvent la Russie au niveau d’une puissance européenne de premier plan. Son immensité et sa situation géographique donnent à la Russie un intérêt tout particulier dans la question d’Orient, où elle rivalise avec les autres nations également impliquées dans cette partie du monde. Les frontières de la Russie avec les possessions britanniques en Asie la mènent vers une confrontation inévitable avec l’Angleterre. En Europe aussi, la Russie est profondément impliquée dans les questions vitales des puissances européennes. Surtout en ce dix-neuvième siècle, la lutte de classes révolutionnaires émergentes a placé le tsarisme dans le rôle de gardien de la réaction en Europe, ce qui contribue également à sa stature à l’étranger.

De fausses prémisses donnent des conclusions erronées, comme si l’existence d’une Pologne indépendante pouvait priver la Russie de ses pouvoirs chez elle ou à l’étranger…

La restauration de la Pologne ne pourrait provoquer la chute de l’absolutisme russe que si elle supprimait en même temps la base sociale du tsarisme en Russie même, à savoir les restes de la vieille économie paysanne et l’utilité du tsarisme pour à la fois la noblesse et la bourgeoisie. Bien sûr, cela n’a aucun sens : avec ou sans la Pologne, cela ne changera rien. L’espoir de briser la toute-puissance russe grâce à la restauration de la Pologne est un anachronisme qui remonte à ce temps révolu où il ne semblait y avoir aucun espoir que des forces au sein même de la Russie ne soient jamais capables de viser la destruction du tsarisme. La Russie de l’époque, une terre d’économie naturelle, semblait, comme l’ont fait ces pays, s’embourber dans la stagnation sociale la plus totale. Cependant, depuis les années soixante, elle a mis le cap vers le développement d’une économie moderne et, ce faisant, a semé le germe d’une solution au problème de l’absolutisme russe. Le tsarisme se trouve contraint de soutenir une économie capitaliste, mais il scie ainsi la branche sur laquelle il est assis.

Prenons maintenant le premier point de la résolution. « La soumission d’une nation par une autre », y lit-on, « ne peut servir que les intérêts des capitalistes et des despotes, tandis qu’elle est également néfaste pour la classe ouvrière de la nation opprimée et pour celle de la nation oppresseur… » C’est sur cette base que la proposition de l’indépendance de la Pologne est censée devenir une exigence impérative du prolétariat. Ici, nous avons une de ces grandes vérités, si grande en effet que c’en est un lieu commun qui en tant que tel, ne peut mener à la moindre conclusion pratique. Si, en affirmant que l’assujettissement d’une nation par une autre est dans l’intérêt des capitalistes et des despotes, on conclut que toutes les annexions sont injustes et peuvent être éradiquées dans le cadre du système capitaliste, alors raisonnons dans l’absurde, car ça ne tient pas compte des principes de base de l’ordre existant…

Si la libération nationale de la Pologne devait être élevée au rang d’objectif politique du prolétariat international, pourquoi pas aussi la libération de la Tchécoslovaquie, de l’Irlande, et de l’Alsace-Lorraine? […] Ensuite, si les Polonais des trois parties occupées s’organisent selon des critères de nationalités pour la libération de la Pologne, pourquoi les autres nationalités en Autriche n’agiraient-elles pas de la même façon, pourquoi les Alsaciens ne s’organiseraient-ils pas avec les Français? En un mot, la porte serait ouverte aux luttes nationales et aux organisations nationalistes. À la place de l’organisation des travailleurs et en fonction des données politiques et étatiques, on rendrait hommage au principe de l’organisation selon la nationalité, procédé qui nous a souvent égarés dès le début.

La lutte pour l’indépendance, c’est la lutte des classes

Kazimierz Kelles-Krauz, 1899[47]

Malgré des réticences, la majorité de la social-démocratie accepte le principe du droit à l’autodétermination. En Pologne, les socialistes réaffirment non seulement ce droit, mais la nécessité de l’indépendance. C’est dans ce bouillon qu’un jeune théoricien socialiste, Kazimierz Kelles-Krauz (1872-1905) réclame « une Pologne indépendante pour le bien du prolétariat, et non un prolétariat pour le bien de l’indépendance de la Pologne »[48]. Au sein de la Deuxième Internationale, Kelles-Krauz tente de convaincre les socialistes européens que « l’indépendance de la Pologne constitue une revendication politiquement nécessaire pour le mouvement ouvrier international et pour le prolétariat polonais »[49]. Cependant, les partis de gauche se contentent de faire de vagues proclamations. Ils craignent, comme Rosa Luxemburg, le démantèlement des États multinationaux.

Si les prolétaires de tous les pays sont réunis par une étroite communauté d’intérêts et éprouvent le besoin toujours grandissant de traduire cette communauté par une action combinée, il est évident que cela s’applique a fortiori aux socialistes de nationalités différentes, mais réunis sous la domination d’un seul gouvernement. Bien que ce fait ne détruise nullement les conditions spéciales propres à chaque nationalité, qui commandent une autonomie plus ou moins étendue de l’organisation socialiste dans chacune, dés que l’action politique sort vraiment de la théorie, le fait d’avoir affaire à un gouvernement central commun exige impérieusement une direction commune du mouvement avec des attributions plus ou moins étendues.

Dans les États polynationaux (entre autres) ceux auxquels appartiennent des fragments de Pologne, cette question se pose donc inévitablement devant le parti socialiste. Elle est déjà complètement résolue à la satisfaction de tout le monde en Autriche, où toutes les nationalités sont à peu près équilibrées au point de vue de leur force et de leur importance : on sait que les organisations de chaque nationalité possèdent une autonomie très grande, que spécialement les socialistes polonais se sont réservé d’entrer dans les rapports d’organisation avec leurs compatriotes des autres États, qu’il n’y a cependant aucun empêchement ou désaccord entre ces organisations autonomes et que la direction commune fonctionne parfaitement, en maintenant l’unité de la lutte politique… La question n’est encore point résolue en Russie; elle est cependant posée par la résolution suivante du dernier (quatrième) congrès du parti socialiste polonais, tenu secrètement à Varsovie en automne 1897 :

  • Le parti russe doit reconnaître entièrement notre tendance à l’indépendance de la Pologne et s’engager à répandre parmi les compagnons russes la reconnaissance de la nécessité et du bien-fondé de cette revendication;

  • Le parti russe s’engage à n’entrer, à l’insu et sans le consentement du parti socialiste polonais, en relation avec aucune organisation révolutionnaire en Pologne;

  • Le parti russe reconnaît aux groupes appartenant à une nationalité non russe le droit de former des organisations à part et de définir librement leur attitude vis-à-vis de l’État russe.

La lutte des socialistes russes et celle des socialistes polonais ne peuvent différer en rien en ce qui concerne le renversement de notre ennemi commun – le gouvernement russe. Ici, l’union morale entre les socialistes russes et polonais peut et doit devenir une alliance formelle. À l’ennemi commun, nous devons opposer nos forces réunies. À cet égard, les opinions du Comité exécutif (du parti russe) sont tout à fait d’accord avec celles du Comité central (polonais). Renverser le gouvernement russe – c’est naturellement, avant tout, le devoir des révolutionnaires russes, avec lesquels les forces révolutionnaires polonaises s’unissent, pour ce but spécial, comme un corps allié et auxiliaire. Telles sont les conditions naturelles de notre alliance, conformément auxquelles une convention a été élaborée entre les organisations polonaise et russe.

Le premier caractère de cette alliance entre les deux partis socialistes polonais et russe, c’est évidemment qu’ils traitent entre eux comme parties égales, complètement indépendantes et « souveraines » dans leur sphère d’action respective. Ils concluent une alliance étroite, mais dans un seul but déterminé : le renversement du gouvernement tsariste et la spécification même de ce but unique contiennent la reconnaissance de l’indépendance et de la liberté d’action des contractants pour tout le reste. La raison en est également évidente : c’est la conscience qu’ont les deux parties des différences profondes de conditions sociales entre la Russie et la Pologne.

De cette conscience résulte un autre trait important de la convention : la réserve faite par le parti polonais et la reconnaissance complète par le parti russe de l’indépendance de la Pologne après le renversement du tsarisme. Le parti polonais prévient le parti russe qu’aussitôt réalisé le but de l’alliance, le tsarisme terrassé, il se séparera de lui, redeviendra absolument indépendant et transformera souverainement la société dans sa sphère d’action… La tâche commune des partis socialistes polonais et russe et, en général, des partis socialistes de toutes les nations qui habitent l’empire du tsar était le renversement du tsarisme, il serait plus précis de dire : l’obtention des libertés politiques…

Si la force du tsarisme s’accroît par chacun de ses empiétements et de ses succès en Orient et en Extrême-Orient et s’ils doivent être combattus par les socialistes, sous quelque prétexte d’émancipation ou de civilisation qu’ils soumettent, rien ne donne au tsarisme tant de force au point de vue diplomatique et financier, et aussi au point de vue moral, de l’autorité pour les nationalistes, que sa domination sur la Pologne, assise sur tant de scélératesses. La Pologne, c’est la vraie fenêtre du tsarisme sur l’Europe; c’est une source de revenus, c’est aussi une des raisons principales pour perpétuer et renforcer l’ensemble du système militariste et policier. Tant que les soldats russes n’auront pas quitté Varsovie, dit encore Engels, la Russie ne pourra devenir libre. C’est aussi en Pologne que le tsarisme continue à être le plus vulnérable. L’opposition en Pologne, sur la frontière occidentale, gêne beaucoup la diplomatie tsariste et est destinée à jouer un rôle important, comme facteur de son échec final. En détournant sur elle une grande partie des forces gouvernementales, elle doit aussi rendre leur œuvre plus facile aux révolutionnaires russes, à toute l’opposition libérale russe. Toute opposition polonaise, même non socialiste, devrait donc être considérée par l’opposition et surtout par les révolutionnaires russes, comme un des plus précieux auxiliaires…

La qualité, la raison d’être du patriotisme polonais même pur et simple, même le plus éloigné du socialisme, même catholique romain, et son rôle au point de vue de la révolution, ne sont absolument pas les mêmes que ceux du patriotisme russe analogue. Tandis que celui-ci constitue aujourd’hui la principale force morale du tsarisme et qu’il est par excellence offensif et oppressif, celui-là, opprimé et défensif, est une des forces qui minent le tsarisme.

La lutte pour l’indépendance de la Pologne devient une lutte de classes. Ceux parmi nos camarades russes qui veulent bien prendre souci de la pureté de notre socialisme, à nous Polonais, doivent savoir que c’est pour de toutes autres raisons que le simple sentiment patriotique que nous avons placé dans notre programme l’indépendance de la République polonaise, et que – tout en reconnaissant une certaine valeur à l’action de nos patriotes démocrates au sein des classes moyennes – nous nous séparons nettement d’eux et combattons sur un terrain de classe nettement défini, purement prolétarien, précisément parce que nous voyons les hésitations et les ambiguïtés des patriotes, incapables de créer un mouvement vraiment fort, et que nous voulons assurer au parti ouvrier ce qui nous paraît tout à fait possible dans l’état de développement de notre pays : l’hégémonie dans la prochaine révolution et le maximum d’influence sur la constitution politique et sociale de la Pologne qui en sortira…

(Pour) que le tsarisme soit paralysé efficacement dans tous les centres importants à la fois, rien ne peut aider plus puissamment les révolutionnaires de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Kiev, qu’une insurrection en Pologne, d’autant plus redoutable au gouvernement qu’elle ne peut être qu’essentiellement populaire et menée, au moins pour une large part, par les socialistes. Abstraction faite pour le moment de tous les motifs économiques et politiques pour lesquels le parti socialiste polonais soulèvera cette insurrection sous le drapeau de l’indépendance, ce drapeau ne peut qu’augmenter considérablement la force même de l’insurrection, qui détournera sur elle et paralysera une partie très sérieuse des forces du tsarisme… C’est pourquoi il est indispensable que, dès aujourd’hui, les socialistes russes non seulement reconnaissent explicitement le droit de la Pologne à l’indépendance, et celui des socialistes polonais à la poursuivre, mais aussi propagent la reconnaissance et le respect rigoureux de ces droits parmi les masses ouvrières, comme étant un des principes essentiels de l’action politique dans les États du tsar, et qu’ils ne fassent rien qui serait de nature à l’obscurcir. Nous ne pouvons considérer comme politiquement conscient un révolutionnaire russe qui n’est pas instruit sur l’origine et la nature ignoble de la domination russe en Pologne et pénétré de la nécessité de rendre à la Pologne son indépendance… On parle de fédéralisme, mais il n’est pas permis d’opposer ce mot vague et indéterminé à la conception nette et compréhensible de l’indépendance des peuples. Le fédéralisme, tel que nous pourrions le comprendre, n’exclut point l’indépendance; au contraire, il la présuppose. Il faut d’abord que chaque peuple, dans la plénitude de sa liberté, au point de vue intérieur comme extérieur, puisse se prononcer pour ou contre la fédération : autrement, elle se ferait toujours au détriment de quelqu’un.

De la vertu des grands États

Rosa Luxemburg, 1908[50]

Pour Luxemburg, l’avenir est du côté des grands États multinationaux, et non des « petites » nations. Selon Rosa, se battre pour l’indépendance, c’est « retourner au Moyen Âge ». Les « petites » nations, ou les nationalités ont des droits linguistiques et culturels, mais leurs revendications ne peuvent prendre l’ascendant sur la libération sociale. Michael Löwy, grand admirateur de Luxemburg sur tant de questions, estime qu’elle se trompe, ne comprenant pas que la « libération nationale des peuples opprimés est une exigence non seulement de la petite bourgeoisie « utopique », « rétrograde » et « précapitaliste », mais aussi de toutes les masses populaires, prolétariat compris »[51].

Le développement vers le Grand État qui constitue la caractéristique saillante de l’époque moderne et qui gagne la prépondérance par les progrès du capitalisme condamne dès l’abord toute la masse des mini et micro-nationalités à la faiblesse politique. À côté de quelques nations très puissantes gérantes du développement capitaliste, car elles disposent des moyens matériels et intellectuels indispensables pour préserver leur indépendance économique et politique, l’« autodétermination », l’existence autonome des mini et micro nations est de plus en plus une illusion. Ce retour à l’existence autonome de toutes ou du moins de la grande majorité des petits États avait des chances et des perspectives d’avenir à l’époque capitaliste. Pour le moment, les conditions économiques et politiques à l’échelle d’un Grand État sont à ce point nécessaires dans la lutte pour l’existence des nations capitalistes que même les petits États politiquement indépendants, formellement égaux en droits qui existent en Europe ne jouent qu’un rôle statistique, le plus souvent celui du bouc émissaire. Peut-on sérieusement parler de « l’autodétermination » pour les Monténégrins, les Bulgares, les Roumains, les Serbes, les Grecs, formellement indépendants et même dans un certain sens pour les Suisses, dont l’indépendance est le produit des luttes politiques et du jeu diplomatique dans le « concert européen »? Vue sous cet angle, l’idée d’assurer à toutes les « nations » la possibilité de s’autodéterminer ressemble pour le moins à la perspective d’abandonner le développement du grand capitalisme pour retourner aux petits États du Moyen Âge, loin en arrière, avant les XVe et XVIe siècles…

C’est ce développement du commerce mondial à l’époque du capitalisme qui entraîne la décadence inévitable quoique parfois lente de toutes les sociétés primitives, qui détruit leur manière historiquement constituée de « s’autodéterminer », les rend dépendantes de la roue du développement capitaliste et de la politique universelle qui broie toutes choses. Seul l’aveuglement parfaitement formaliste permet de prétendre que par exemple la nation chinoise – considérons la population de cet État comme une nation ou comme plusieurs nations – « décide » en fait à l’heure actuelle « de son propre sort ». L’annexion directe ou la dépendance politique des pays coloniaux à différents degrés et sous diverses formes suit l’effet destructeur du commerce mondial. Si la social-démocratie combat de toutes ses forces la politique coloniale dans son principe et dans tous ses symptômes et s’efforce inlassablement d’empêcher qu’elle continue de progresser, elle se rend bien compte que cette évolution ainsi que le développement de la politique coloniale plongent leurs racines dans les fondements de la production capitaliste, qu’ils accompagneront immanquablement les progrès ultérieurs du capitalisme et que seuls d’innocents « apôtres bourgeois de la paix » peuvent croire que les États actuels se détourneront de cette voie.

La mission historique des prolétaires

Rosa Luxemburg, 1908[52]

Pour Rosa Luxemburg, la mission historique de la bourgeoisie est de créer l’État-nation. La tâche historique du prolétariat, c’est de détruire cet État-nation. Par conséquent, le mouvement socialiste ne peut soutenir les mouvements nationaux. Pour autant, les mouvements socialistes doivent se battre pour l’égalité des nations, ce qui veut dire en concret les droits linguistiques et culturels. Il faut, affirme-t-elle, combattre sans répit la discrimination contre les nationalités parce que celle-ci est un instrument aux mains de la bourgeoisie pour masquer les conflits de classes.

Le prolétariat actuel est, en tant que classe sociale, un enfant de l’économie capitaliste et de l’État bourgeois. La société capitaliste et l’État bourgeois – non pas comme idée abstraite, mais sous la forme tangible que leur a donnée l’histoire dans chaque pays – ont été dès le départ le cadre de l’activité du prolétariat. Un État bourgeois – national ou non – est précisément le fondement sur lequel, avec la production capitaliste comme forme dominante de l’économie actuelle, la classe ouvrière émerge et croît. En ce sens, il y a une différence historique fondamentale entre la bourgeoisie et le prolétariat. La bourgeoisie en tant que classe germe et se développe dans le sein du système féodal. Aspirant à assurer le triomphe du capitalisme comme forme de production et le sien propre comme classe dominante, la bourgeoisie crée l’État moderne sur les ruines du système féodal. Du développement du capitalisme et du pouvoir de la bourgeoisie émerge l’expression politique du prolétariat, d’abord comme partie de l’État bourgeois. L’État a cependant été dès le début sa matrice naturelle, tout comme l’est la coquille pour un poussin. C’est pourquoi, historiquement parlant, l’idée selon laquelle le prolétariat moderne en tant que classe séparée et consciente ne peut rien faire sans commencer par créer un nouvel État-nation équivaut à demander à la bourgeoisie de chaque pays de restaurer l’ordre féodal là où ce processus n’a pas eu lieu normalement ou a pris des formes particulières, par exemple en Russie. La mission historique de la bourgeoisie est la création d’un État « national » moderne, mais la tâche historique du prolétariat est d’abolir cet État en tant que forme politique du capitalisme de laquelle lui-même émerge en tant que classe consciente, afin d’établir le système socialiste. Comme partie de la société dans son ensemble, le prolétariat peut participer au mouvement national de la bourgeoisie là où le développement bourgeois exige la création d’un « État-nation » comme ce fut le cas, par exemple, en Allemagne. Toutefois, il se soumet alors à la direction de la bourgeoisie et n’agit pas comme classe indépendante, disposant de son propre programme politique. Le programme national des socialistes allemands des années quarante proposait deux idées en opposition directe avec le programme national de la bourgeoisie : l’unification dans des frontières nationales et la forme républicaine de gouvernement.

Les intérêts du prolétariat sur la question nationale sont antagonistes avec ceux de la bourgeoisie. Le souci de garantir aux industriels de la « patrie » un marché intérieur et d’acquérir de nouveaux marchés par la conquête, par une politique coloniale ou militaire, toutes choses qui font partie des intentions de la bourgeoisie lorsqu’elle crée un État « national » ne peut être l’objectif d’un prolétariat conscient.

En tant qu’enfant légitime du développement capitaliste, le prolétariat tient compte de ce développement comme d’un arrière-plan historique nécessaire à sa propre croissance et à sa maturation politique. La social-démocratie elle-même ne reflète que l’aspect révolutionnaire du développement capitaliste, alors que la bourgeoisie régnante surveille ce développement au nom de la réaction. Nulle part la social-démocratie ne considère qu’elle doive soutenir activement l’industrie ou le commerce; elle lutte au contraire contre le militarisme, le colonialisme, le protectionnisme douanier, tout comme elle combat tout l’appareil de base de l’État de classe existant, son administration, sa législation, son système scolaire, etc. Par conséquent, la politique nationale du prolétariat se heurte de front à la politique bourgeoise en ce que son essence est toujours défensive, jamais offensive, reposant sur l’harmonie des intérêts de toutes les nationalités et non sur la conquête ou la soumission de l’une par l’autre. Le prolétariat conscient de chaque pays a besoin pour se développer d’une existence paisible et du développement culturel de sa propre nationalité, mais il n’a nullement besoin que sa nationalité en domine d’autres. C’est pourquoi, vu sous cet angle, l’État– « nation » en tant qu’appareil de domination et de conquête de nationalités étrangères indispensable à la bourgeoisie ne signifie rien pour les intérêts de classes du prolétariat…

Ce qui est vital pour la classe ouvrière, comme condition de sa maturation spirituelle et politique, c’est la liberté d’user de sa langue maternelle, le développement sans entraves de la culture nationale – sciences, lettres, arts, éducation populaire dégagée de la pression des nationalistes – pourvu que tout ceci puisse être « normal » dans un régime bourgeois. Il est indispensable que la classe ouvrière de chaque nationalité dispose à égalité des droits civiques au sein de l’État. La discrimination politique d’une nationalité est le meilleur instrument aux mains d’une bourgeoisie soucieuse de masquer les conflits de classes et de mystifier son propre prolétariat…

Considéré uniquement du point de vue national, comme manifestation et incarnation de la liberté et de l’indépendance, l’État-nation n’est qu’un résidu de l’idéologie décadente de la petite bourgeoisie d’Allemagne, d’Italie, de Hongrie – de toute l’Europe centrale dans la première moitié du dix-neuvième siècle. C’est un slogan appartenant à la panoplie du libéralisme bourgeois décati. Depuis lors, le développement de la bourgeoisie a prouvé sans équivoque qu’un État-nation moderne est plus réel et plus tangible que l’idée vague de « liberté » et d’« indépendance » des nations, que c’est en fait une réalité historique définie, ni très séduisante ni très pure. La substance et l’essence de l’État moderne n’incluent pas la liberté et l’indépendance de la « nation », mais uniquement la domination de classe de la bourgeoisie, une politique protectionniste, des impôts indirects, le militarisme, la guerre et la conquête. La bourgeoisie se plaisait à utiliser la technique grossière consistant à tenter de couvrir cette vérité historique brutale d’un léger voile idéologique, à offrir le bonheur purement négatif de « l’indépendance et de la liberté nationales »… Égalité devant la loi pour les nationalités et les organisations politiques, assurance d’un développement culturel national – telles sont les formes générales du programme du prolétariat, un programme résultant naturellement de sa position de classe par contraste avec le nationalisme de la bourgeoisie.

Autodétermination et nationalité

Karl Kautsky, 1887[53]

Karl Kautsky (1854-1938) défend le droit à l’autodétermination. Contrairement à Engels, il ne pense pas qu’il y a des « peuples sans histoire ». Il n’est pas pour autant partisan du démantèlement des grands États : « Pour le bourgeois, sa nation est souveraine, le bien de la nation est la loi suprême. Pour nous, le bien de la collectivité internationale se situe plus haut. Nous ne sommes pas antinationaux pas plus que nous sommes hostiles ou même indifférents à la personnalité. Mais le bien de notre nationalité n’est pas le critère suprême de notre action »[54]. Il argumente pour que les « petites » nations luttent avec les « grandes » pour l’égalité, sans nécessairement revendiquer un État indépendant.

Quiconque veut hâter la libération du prolétariat doit œuvrer pour la démocratie, le droit des peuples à l’autodétermination. Certes, la jouissance de droits démocratiques n’équivaut pas encore à la libération du prolétariat, mais le prolétariat ne peut se libérer sans détenir ou conquérir de droits démocratiques. Plus grands sont ces droits, plus étendues sont ses capacités d’autonomie, plus facile et riche d’espoirs est la lutte du prolétariat en tant que classe – toutes conditions étant égales par ailleurs…

Les partisans de l’impérialisme parmi les sociaux-démocrates ne nient pas la valeur de ce droit pour leur propre nation, mais ils refusent d’appliquer ce principe d’une façon générale à toutes les nations… Les « grandes nations civilisées » auraient le droit « de pratiquer, dans une certaine mesure par contrainte, l’assimilation ou l’annexion de petites nations atrophiées, rachitiques » (Cunow). À ces conceptions s’oppose néanmoins le caractère international de la social-démocratie qui, tout comme son caractère démocratique, repose sur les conditions de l’existence et du combat du prolétariat. Les prolétaires des différents États et nations n’ont pas d’intérêts divergents les uns des autres, et à coup sûr, ils n’ont pas d’intérêts contradictoires. Ce n’est qu’en luttant dans la plus étroite communauté qu’ils peuvent mener le combat pour leur libération. Pour eux, l’internationalisme n’est pas un beau rêve, mais un besoin impérieux… L’égalité des droits que l’on revendique dans un cadre démocratique pour les individus d’un même peuple doit être réalisée pour chaque peuple à l’intérieur de la communauté des peuples en conséquence même de l’internationalisme…

Sans doute (ce point de vue pro-impérialiste) invoque-t-il quelques articles attribués à Marx, parus en 1849 dans la Nouvelle Gazette rhénane. Ces articles s’en prenaient à l’aspiration des Slaves autrichiens à réaliser leur indépendance nationale. Ces Slaves, lit-on dans ces textes, appartiennent au « rebut des peuples » et « ils demeureront jusqu’à leur désagrégation et dénationalisation complète les porteurs fanatiques de la contre-révolution ».

S’opposant à Bakounine qui invoquait en faveur des Slaves « la volonté souveraine des peuples » et prêchait « la fraternisation entre les peuples », un de ces articles mentionnait l’exemple des États-Unis, c’est-à-dire celui d’une république qui avait mené une guerre de conquête contre une autre république, celle du Mexique. Selon l’article, nous aurions dû saluer avec joie cette guerre, car elle « fut conduite uniquement et exclusivement dans l’intérêt de la civilisation »…

On sait maintenant que le matérialisme historique dans son élaboration et son application a mûri et s’est approfondi considérablement dans la décennie qui a suivi la débâcle de la révolution de 1848. Sur la question de la guerre comme sur tant d’autres, Marx et Engels adoptèrent à l’époque de l’Internationale et du Capital une tout autre attitude qu’à celle du Manifeste communiste. Là où existent des différences entre ce premier point de vue et celui de la maturité, c’est le second que nous devons prendre essentiellement en considération… Dans la mesure où Marx et Engels plaidaient en 1849 pour le droit de conquête, dans des conditions déterminées, l’exemple qu’ils prirent à l’appui de leur thèse n’était pas très heureux. Au Texas, on pouvait à peine parler de l’expression de la volonté d’un peuple. Ce pays plus grand que l’Allemagne comptait en tout, à l’époque où il se sépare du Mexique – dans les années 30 –, 40 000 habitants dont la fraction la plus dynamique était constituée des immigrants des États-Unis. Ce furent ces immigrants qui hissèrent le drapeau de la révolte contre le Mexique et firent du Texas une république indépendante qui s’unifia aux États-Unis après avoir existé pendant une dizaine d’années… Comme on le voit, cette « conquête » est d’une nature très singulière et ambiguë, mais elle ne fut en aucun cas réalisée « uniquement et exclusivement dans l’unité de la civilisation ». Les immigrants des États-Unis étaient en majorité propriétaires d’esclaves noirs, des planteurs à la recherche de terres nouvelles et bon marché et qui se soulevèrent contre la domination mexicaine notamment parce qu’au Mexique le commerce des esclaves avait été supprimé…

La caractérisation des Slaves d’Autriche comme « le rebut des peuples » est tout aussi malheureuse… Il n’est pas même vrai que les Slaves d’Autriche furent toujours des contre-révolutionnaires tandis que les Allemands, les Magyars et les Polonais étaient en permanence révolutionnaires. Un des principes de l’art de gouverner de la dynastie autrichienne était de jouer les différentes nations les unes contre les autres et de placer ainsi le gouvernement hors de la dépendance de chacune; dans ce jeu, c’était tantôt une nation, tantôt les autres qui étaient favorisées, celles qui ne l’étaient pas se comportaient toujours de façon révolutionnaire, celles qui l’étaient de façon contre-révolutionnaire…

(Pour Marx et Engels), le droit à l’autodétermination des peuples est soumis aux besoins du développement social général dont la force motrice la plus puissante est la lutte de classes du prolétariat. Ce n’est pas sa négation; sa réalisation à l’échelle universelle est bien plutôt reconnue comme une conséquence nécessaire de notre victoire. Ce qui est rejeté, c’est simplement une manière particulière de mettre en avant le droit à l’autodétermination. Engels rejette la guerre mondiale comme moyen de réaliser ce but et il peut le faire sans y renoncer parce qu’il œuvre à ouvrir une voie meilleure et plus efficace : la révolution prolétarienne…

La forme classique de l’État moderne est l’État national. Les formes classiques existent en général simplement comme tendance; il est rare qu’elles soient développées de façon parfaitement typique. Tout comme la forme classique du mode de production moderne est la grande industrie capitaliste, avec laquelle de nombreux restes des formes de production antérieures continuent à exister, il n’y a aujourd’hui aucun État national pur, aucun État qui embrasserait la nation entière ou qui ne comprendrait, en outre, totalement ou par fragments, d’autres nations. Ni la formation des États nationaux ni celle des nations mêmes ne sont achevées…

L’Irlande prouve clairement que la solution de la « question linguistique » ne saurait supprimer un antagonisme national, lorsque persiste l’antagonisme économique qui l’a créée. Depuis cinq cents ans, l’Irlande est une possession anglaise; depuis l’époque de Cromwell, depuis plus de deux siècles, on s’acharne sans cesse et brutalement à exterminer la nationalité irlandaise, à angliciser l’Irlande. La langue de l’Irlande est devenue l’anglais; la littérature, l’art et la science, pour autant qu’on puisse en parler sur cette île malheureuse, sont anglais. Et malgré cela, l’antagonisme national entre Irlandais et Anglais demeure et ne commence à être surmonté que parce que la Grande-Bretagne rend son indépendance nationale à l’île sœur. En effet, l’antagonisme économique s’était maintenu. L’Irlande n’était jamais devenue une partie de l’Angleterre, elle était toujours restée une colonie conquise que l’on exploitait, une concurrente qu’on essayait de mettre hors d’état, entravée par tous les moyens, ses manufactures détruites, son agriculture ruinée, le peuple maintenu dans l’ignorance et la misère. On poursuivait envers l’Irlande une politique semblable à celle menée envers les colonies américaines, mais l’Irlande était plus proche que celles-ci. Elle ne réussit ni à obtenir son indépendance nationale et par là même la liberté de son développement économique ni à devenir une partie du territoire économique de l’Angleterre…

Les classes dominantes ne sont pas les seules à souffrir lorsque l’unification et l’indépendance nationale sont entravées par un voisin trop puissant; c’est le peuple tout entier qui souffre. Les luttes engendrées par l’aspiration à l’unité et l’indépendance nationales durent depuis des siècles : lutte entre les éléments qui combattent pour la centralisation et les éléments particularistes à l’intérieur de la nation; luttes entre les différentes nations pour la préservation des frontières, pour des avantages commerciaux et aussi pour l’existence même, etc. À la longue, elles ont engendré chez les différentes populations une tradition nationale, un sentiment d’aversion à l’égard des « ennemis héréditaires » qui est presque devenu un instinct, une disposition qui se transmet et qui n’a besoin que de peu de stimulation pour déployer son action. Le sentiment national est ainsi devenu une force motrice qui agit de façon indépendante, sans lien avec le développement économique, et qui peut même dans certains cas devenir un obstacle à celui-ci…

À mesure que s’étend le mode de production moderne, l’État national doit s’agrandir s’il compte satisfaire ses exigences. De plus en plus, pour rester concurrentielle, chaque entreprise de la grande industrie doit accroître son importance et sa puissance, le nombre de produits qu’elle parvient à écouler doit augmenter sans cesse, chaque entreprise doit se consacrer toujours davantage à une spécialité déterminée; la productivité du travail dans la société s’accroît, mais en même temps croît le besoin d’une expansion du marché intérieur et celui d’appartenir à une nation plus grande et puissante, capable d’imposer des conditions commerciales favorables sur le marché mondial. Simultanément, les couches moyennes de la société sont de plus en plus rejetées vers le prolétariat, le prolétariat intellectuel croît rapidement et exige de manière urgente la création de nouveaux postes, l’extension de l’État – que ce soit par une politique coloniale ou par la délivrance d’une parcelle non encore libérée de « terre nationale », qu’un quelconque voisin appelle sienne – et l’exclusion de tous les éléments « non nationaux » du service de la nation. Plus une nation ou un État sont petits – et c’est d’autant plus grave pour celui-ci s’il n’est pas un État national –, moins ils ont la possibilité de répondre à toutes ces exigences croissantes, et plus ils éprouvent le besoin soit d’agrandir leur propre État, soit de se faire « annexer » par un voisin plus grand…

Refondre la nation dans le peuple

Otto Bauer, 1907[55]

Otto Bauer (1881-1938) lutte pour faire reconnaître la légitimité des revendications nationales et imaginer une nouvelle structure politique multinationale où les nations ne sont pas des entités territoriales délimitées, mais des « personnalités nationales » réclamant l’« autonomie » sur les questions qui concernent leur identité (langue, éducation). Par cette « déterritorialisation », la nation se constitue en une entité morale dont l’identité est culturelle. L’État pour sa part n’est plus « national ». Par ailleurs, les nations, selon Bauer, évoluent : « l’histoire ne reflète pas les luttes de la nation (au contraire), la nation nous apparaît plutôt elle-même le reflet des luttes historiques. Il constate que cette définition ne satisfait pas les théoriciens du marxisme, puisque ceux-ci sont méfiants face à la question nationale, ce qui est compréhensible puisque le nationalisme « abuse » du concept de caractère national »[56]. Enfin, Bauer propose la fédéralisation des « grands États », ce qui pourrait, pense-t-il, à la fois satisfaire les aspirations nationales et en fin de compte, « faire de la culture nationale la propriété du peuple tout entier, faire du peuple tout entier une nation ».

Dans la société qui repose sur la propriété privée des moyens de travail, ce sont les classes dominantes – autrefois les chevaliers, aujourd’hui les gens instruits – qui constituent la nation en tant que l’ensemble de ceux entre lesquels une même éducation, modelée par l’histoire de la nation et transmise par le langage unique, par l`histoire et l’éducation nationale, produit une parenté de caractères. Les larges masses du peuple cependant ne constituent pas la nation – ne la constituent plus parce que l’antique communauté d’origine ne les lie plus assez étroitement, et ne la constituent pas encore, parce qu’elles ne sont pas encore totalement incluses dans la communauté d’éducation en devenir. La difficulté de trouver une définition satisfaisante de la nation est donc historiquement conditionnée. On a voulu découvrir la nation dans notre société de classes dans laquelle l’ancienne communauté d’origine rigoureusement délimitée s’est désagrégée en une infinité de groupes régionaux et de même lignée, et où la nouvelle communauté d’éducation en voie de formation n’a pas encore pu unir ces petits groupes en un tout national…

Notre recherche du fondement de la nation nous révèle une grandiose image d’histoire. Au début – à l’ère du communisme de parenté et de l’agriculture nomade – la nation dans son unité, en tant que communauté d’origine. Puis, à partir du passage à l’agriculture sédentaire et au développement de la propriété privée, la scission de l’ancienne nation en communauté de culture des classes dominantes d’une part, et d’autre part l’arrière-plan de la nation – ces derniers étant enfermés en cercles géographiques restreints, produits de l’ancienne nation… Ensuite, a lieu depuis le développement de la production sociale dans la forme capitaliste l’élargissement de la communauté de culture – les classes laborieuses et exploitées restent encore à l’arrière-plan de la nation, mais la tendance à l’unité nationale sur la base de l’éducation nationale l’emporte peu à peu sur la tendance particulariste à la désagrégation de l’ancienne nation en groupes géographiques séparés de plus en plus rigoureusement les uns des autres. Enfin, dès que la société débarrasse la production sociale de son enveloppe capitaliste, on assiste à la renaissance de la nation dans son unité, comme communauté de l’éducation, du travail et de culture. Le développement de la nation reflète l’histoire du mode de production et de la propriété. Ainsi, la constitution sociale du communisme de parenté a engendré la propriété privée des moyens de production et la production individuelle qui à son tour crée la production coopérative sur la base de la propriété collective. Ainsi, la nation homogène se scinde en membres de la nation et en arrière-plan et se fractionne en deux petits districts locaux qui se rapprochent de nouveau les uns des autres avec le développement de la production collective, pour enfin se fondre dans la nation socialiste homogène de l’avenir. La nation de l’ère de la propriété privée et de la production individuelle (…) scindée en deux nombreux groupes géographiques restreints, est le produit de la désagrégation de la nation communisme du passé et le matériau de la nation socialiste de l’avenir…

La nation se révèle donc sous deux points de vue être un phénomène historique. Phénomène historique de par sa détermination matérielle, puisque le caractère national qui anime chaque compatriote est la condensation d’une évolution historique, que la nationalité du compatriote prise isolement reflète l’histoire de la société de laquelle l’individu est le produit. Elle est également un phénomène historique de par sa fixation formelle, car les différentes étapes de l’évolution historique du district de dimensions variées sont, par des moyens divers, liées de manière différente en une nation… La conception nationale de l’histoire, qui voit dans les luttes des nations la force motrice des événements, tend vers une mécanique des nations. Les nations lui apparaissent comme des éléments qu’on ne saurait décomposer davantage, comme un décor inaltérable qui s’entrechoque dans l’espace, qui agit par pression et secousse les unes sur les autres. Nous, en revanche, nous décomposons la nation elle-même en un processus. Pour nous, l’histoire ne reflète plus les luttes de la nation, qui nous apparaît plutôt être elle-même le reflet des luttes historiques, car elle ne se manifeste que dans le caractère national, dans la nationalité de l’individu. Celle-ci n’est rien d’autre qu’un aspect de sa détermination accomplie par l’histoire de la société, de sa détermination en devenir par l’évolution des méthodes et des conditions de travail.

Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une société territoriale, mais uniquement comme une association de personnes… L’autonomie nationale serait ainsi fondée uniquement sur le principe de personnalité. Toute nation pourrait pourvoir à son développement culturel par ses propres moyens; aucune nation ne devrait plus, pour ce faire, lutter pour le pouvoir dans l’État… Inversement, le principe de personnalité exclut toute oppression nationale se fondant sur le droit.

Si ce droit était en vigueur, les nations continueraient bien sûr à exercer leur force d’attraction sur des personnes appartenant à d’autres peuples. Les nations dont le développement culturel est plus riche continueraient à attirer bien des hommes ambitieux issus de peuples moins développés. Les majorités nationales de chaque région continueraient à absorber une partie des minorités nationales par des mariages et d’étroits rapports économiques et conviviaux; elles attireraient dans leur communauté de culture une partie toujours plus considérable de la minorité nationale. Toutes ces conquêtes nationales ne se produiraient que grâce à la puissance sociale de chacune de ces nations, à la force d’attraction de leur culture et du poids naturel du plus grand organisme, et non en vertu d’un privilège légal. La compétition pacifique remplacerait la conquête violente…

La double administration des cantons mixtes et les « concurrences » des minorités des zones monolingues garantissent aussi les droits des minorités devant les administrations publiques, ainsi qu’une école nationale. Cette constitution satisfait donc les besoins des ouvriers qui veulent voir leurs droits respectés et souhaitent trouver une école pour leurs enfants, sans que puisse les troubler la nécessité de chercher du travail. Le capitalisme a ravi leur patrie aux ouvriers, mais il ne peut jamais leur ôter leur langue et leurs coutumes. Ces mesures satisfont aussi les ouvriers qui trouvent un emploi sur le sol de leur nation; si le droit ne refuse pas école et assistance à l’immigrant étranger, s’il ne jugule pas sa dignité et ne le condamne pas à l’ignorance crasse, les ouvriers n’ont plus à redouter que leurs camarades de classe immigrants soient des compresseurs de salaires ou des briseurs de grève, et les ouvriers immigrants seront capables de résister au poison de la haine nationale qui mine les organisations politiques et syndicales communes, et rend les ouvriers incapables de mener au coude à coude la lutte commune contre l’ennemi commun.

Enfin, cette constitution satisfait aussi les besoins idéologiques de la classe ouvrière, qui ne peut supporter que l’ouvrier doive vendre son âme en même temps que sa force de travail, et sacrifier son originalité culturelle au patron, une constitution qui veut que quiconque crée par son travail les conditions de toute culture, acquiert ainsi un droit sur les biens de la culture, un droit sur sa culture, sur les coutumes de sa communauté nationale. Ainsi, l’idée […] fonderait l’auto-administration nationale sur une administration démocratique de l’État et garantirait aux minorités nationales leurs droits nationaux par le principe de la personnalité – est la forme la plus parfaite de l’autonomie nationale, seule capable de satisfaire pleinement les besoins culturels de la classe ouvrière. En créant les conditions juridiques et psychologiques d’une lutte de classe commune des travailleurs, ouvriers de toutes les nations, cette constitution sert la politique nationale – évolutionniste de la classe ouvrière, elle est un instrument au service de ce grand projet : faire de la culture nationale la propriété du peuple tout entier, faire du peuple tout entier une nation.

La classe contre la nation

Anton Pannekoek, 1912[57]

Pour Anton Pannekoek (1873-1960), scientifique et théoricien socialiste néerlandais, proche de Rosa Luxembourg, la nation est un phénomène transitoire. Elle est « une communauté de caractère issue d’une communauté de destin ». Et il ajoute : « entre la bourgeoisie et le prolétariat d’un même peuple avec le développement du capitalisme, c’est la différence de destin qui domine de plus en plus ». Tout en reconnaissant le fait national, Pannekoek estime que c’est essentiellement un trait culturel qui s’estompe au fur et à mesure que les luttes de classes mènent la conscience populaire vers la confrontation avec la bourgeoisie, tandis que « les objectifs nationaux divisent les ouvriers des différentes nations, provoquent leur hostilité réciproque et détruisent ainsi l’unité nécessaire du prolétariat ».

La conception bourgeoise voit dans la diversité des nations des différences naturelles entre les hommes; les nations sont des groupes constitués par la communauté de la race, de l’origine, de la langue. Cependant, en même temps, elle croit pouvoir, par des mesures politiques de coercition, ici opprimer des nations, là élargir son domaine aux dépens d’autres nations. La social-démocratie considère les nations comme des groupes humains qui sont devenus une unité par leur histoire commune. Le développement historique a produit les nations dans leurs limites et dans leur particularité; il produit également le changement du sens et de l’essence de la nation en général avec le temps et les conditions économiques…

Bauer définit fort judicieusement la nation comme « l’ensemble des hommes reliés par une communauté de destins en une communauté de caractères ». Communauté de destins ne signifie pas soumission à un destin identique, mais expérience commune d’un même destin à travers des échanges constants, dans une réciprocité continuelle. Les paysans de Chine, d’Inde et d’Égypte convergent par la similitude de leur mode économique; ils ont le même caractère de classe et cependant, il n’y a pas trace de communauté. En revanche, les petits bourgeois, les négociants, les ouvriers, les propriétaires terriens nobles, les paysans d’Angleterre, s’ils présentent tant de différences de caractère résultant de leur position différente de classes, n’en constituent pas moins une communauté; l’histoire vécue ensemble et l’influence réciproque qu’ils ont exercée les uns sur les autres, fut-ce sous la forme de luttes, le tout par la médiation de la langue commune, en font une communauté de caractères, une nation. En même temps, le contenu spirituel de cette communauté, la culture commune, est légué par les générations antérieures aux suivantes grâce à la langue écrite.

Cela ne signifie nullement qu’il y a similitude de caractères au sein de la nation… Le paysan Allemand et le grand capitaliste Allemand, le Bavarois et l’habitant d’Oldenburg ont des différences de caractères manifestes et pourtant, ils n’en font pas moins partie de la nation allemande… La langue commune est, en tant que lien vivant entre les hommes, l’attribut le plus important de la nation, mais les nations n’en sont pas pour autant identiques aux groupes humains de même langue. En dépit d’une même langue, les Anglais et les Américains sont deux nations qui ont chacune une histoire différente, deux communautés différentes de destins qui présentent une diversité notable de caractère national…

La réalité actuelle qui détermine avec le plus d’intensité l’être et l’esprit des hommes, c’est le capitalisme… Pour les membres de la classe bourgeoise, le capitalisme est le monde de la production des richesses et de la concurrence; davantage de bien-être, la croissance de la masse du capital dont ils entendent tirer le plus de profit possible dans une lutte concurrentielle individualiste avec leurs semblables et qui leur ouvrent la voie du luxe et de la jouissance d’une culture raffinée, voilà ce que leur apporte le processus de production. Pour les ouvriers, c’est le monde d’un dur travail d’esclavage, sans fin, l’insécurité constante de la vie, l’éternelle pauvreté, sans espoir de gagner autre chose qu’un salaire de misère… La nation est une entité économique, une communauté de travail, y compris entre ouvriers et capitalistes, car le capital et le travail sont tous deux nécessaires et doivent se conjuguer pour que la production capitaliste puisse exister. C’est une communauté de travail de nature particulière; dans cette communauté, le capital et le travail apparaissent comme des pôles antagonistes; ils constituent une communauté de travail de la même manière que les animaux prédateurs et leurs proies constituent une communauté de vie.

La nation est une communauté de caractères issue d’une communauté de destin, mais entre la bourgeoisie et le prolétariat d’un même peuple avec le développement du capitalisme, c’est la différence de destins qui domine de plus en plus. On ne saurait parler ici de l’expérience commune d’un même destin. Bien sûr, ce mot n’est pas à prendre à la lettre dans son sens moderne, car la communauté de destins du passé exerce encore son influence sur la communauté actuelle de caractères. Aussi longtemps que le prolétaire n’a pas pris une conscience claire de la particularité de sa propre expérience, aussi longtemps que sa conscience de classe n’est pas éveillée ou l’est à peine, il reste prisonnier de la pensée traditionnelle. Sa pensée se nourrit des scories de la bourgeoise, il constitue encore avec elle une sorte de communauté de cultures, certes de la même manière que les domestiques dans la cuisine sont les convives de leurs maîtres… Ce n’est que peu à peu, avec l’éveil de la conscience de classe et de la lutte de classe, sous l’effet des nouveaux antagonismes que disparaîtra la communauté de caractère entre les deux classes…

La conquête de l’hégémonie politique n’est pas seulement une lutte pour le pouvoir d’État, mais une lutte contre le pouvoir d’État. La révolution sociale qui débouchera sur le socialisme consiste essentiellement à vaincre le pouvoir d’État par la puissance de l’organisation prolétarienne. C’est pourquoi elle doit être accomplie par le prolétariat de l’État tout entier. Cette lutte de libération commune contre le même ennemi est l’expérience la plus importante, pour ainsi dire toute l’histoire de la vie du prolétariat, de son premier éveil jusqu’à la victoire. Elle fait de la classe ouvrière non pas de la même nation, mais du même État, une communauté de destins…

Le fait national n’a pour le prolétariat que la signification d’une tradition. Ses racines matérielles plongent dans le passé et ne peuvent s’alimenter du vécu du prolétariat. La nation joue donc pour le prolétariat un rôle semblable à celui de la religion. Malgré cette parenté, notons la différence. Les racines matérielles des antagonismes religieux sont enfouies dans un lointain passé et ne sont presque plus connues de l’homme de notre temps. Pour cette raison, ces antagonismes sont totalement détachés de tous les intérêts matériels et apparaissent comme des querelles purement abstraites autour de questions surnaturelles. En revanche, les racines matérielles des antagonismes nationaux se trouvent tout juste derrière nous, dans le monde bourgeois moderne avec lequel nous sommes en contact constant, elles conservent de ce fait toute la fraîcheur et la vigueur de la jeunesse, et ébranlent d’autant plus que nous sommes à même de ressentir directement les intérêts qu’elles expriment…

La nation n’est qu’une structure temporaire et transitoire dans l’histoire de l’évolution de l’humanité, l’une des nombreuses formes d’organisation qui se succèdent ou se manifestent simultanément : tribus, peuples, empires, Églises, communautés villageoises, États. Parmi elles, la nation dans sa spécificité est essentiellement un produit de la société bourgeoise et c’est avec celle-ci qu’elle disparaîtra. Vouloir retrouver la nation dans toutes les communautés passées et futures est tout aussi artificiel qu’interpréter, à la manière des économistes bourgeois, l’ensemble des formes économiques passées et à venir comme des formes variées du capitalisme et concevoir l’évolution mondiale comme celle du capitalisme, qui irait du « capital » du sauvage – son arc – au « capital » de la société socialiste…

Les mots d’ordre et les objectifs nationaux détournent les travailleurs de leurs objectifs prolétariens spécifiques. Ils divisent les ouvriers des différentes nations, provoquent leur hostilité réciproque et détruisent ainsi l’unité nécessaire du prolétariat. Ils rangent côte à côte les travailleurs et la bourgeoise sur un même front, obscurcissant ainsi leur conscience de classe et font du prolétariat l’exécutant de la politique bourgeoise. Les luttes nationales empêchent la mise en valeur des questions sociales et des intérêts prolétariens dans la politique et condamnent à la stérilité cette importante méthode de lutte du prolétariat…

Des objectifs d’État-nation tel par exemple le rétablissement d’un État national indépendant en Pologne n’ont pas leur place dans la propagande socialiste. La raison n’en est pas qu’un État national appartenant au prolétariat serait totalement dépourvu d’intérêt. Il est fâcheux pour l’acquisition d’une conscience de classe lucide que la haine contre l’exploitation et l’oppression prenne la forme d’une haine nationale contre les oppresseurs étrangers, comme dans le cas de la domination étrangère exercée par la Russie qui protège les capitalistes polonais. Le rétablissement d’une Pologne indépendante est utopique à l’ère capitaliste. La lutte du prolétariat polonais contre la puissance politique dont il subit réellement l’oppression est condamnée à être infructueuse en tant que lutte nationale; ce n’est qu’en tant que lutte de classe qu’elle atteindra son objectif. L’unique objectif qu’il soit possible d’atteindre, et qui pour cette raison s’impose, est celui de triompher, avec les autres ouvriers de ces États, du pouvoir politique capitaliste et de lutter pour l’avènement du socialisme. Or, sous le socialisme, l’objectif de l’indépendance de la Pologne n’a plus de sens, car rien ne s’opposera plus alors à ce que tous les individus de langue polonaise aient la liberté de fusionner en une unité administrative…

L’internationalisme contre le nationalisme

Josef Strasser, 1912[58]

Josef Strasser (1870-1935) constate les aspirations nationales des peuples qui demandent des écoles dans leur langue et parfois même, comme en Pologne, l’indépendance. Dans cette brochure polémique, il s’oppose, dans la lignée de Rosa Luxemburg et d’Anton Pannekoek, à la montée des mouvements nationaux et aux thèses préconisant l’appui aux luttes d’autodétermination.

Les sociaux-démocrates révisionnistes sont les amis de tout nationalisme, bien entendu de tout nationalisme « véritable » et « authentique » seulement. Ils sont nationalistes « au sens le plus noble du terme ». Pour eux, l’internationalisme est la somme de tous les nationalismes. Ils pensent que chaque nation a le droit de se développer librement et sans entrave, qu’aucune n’a à gêner le développement des autres ou à se laisser gêner par les autres. Selon cette conception, l’internationalisme est un nationalisme purifié par la morale, l’achèvement suprême, le superlatif du nationalisme. Selon l’avis de nos nationalistes du parti, le nationalisme n’est pas en contradiction avec l’internationalisme, il en est même plutôt la condition logique. Les deux vont ensemble, se complètent, l’un corrige l’autre.

Cet internationalisme serait bien beau, mais il est fondé sur un faux présupposé. Car il n’est pas vrai que les nations peuvent dans toutes les circonstances vivre les unes à côté des autres sans courir sur leurs brisées mutuelles. Dans la société bourgeoise, chaque nation accuse une tendance expansionniste, agressive même, là où des obstacles se présentent à elle. Toute lutte nationale doit tourner l’internationalisme révisionniste en dérision. Car qu’en ferait le prolétariat là où surgit la lutte des nationalités? Lorsque deux nations se disputent, doit-il donner raison aux deux? Selon la logique du socialisme nationalisant, ce serait la seule solution, mais selon la logique ordinaire c’est ce qu’il y a de plus impossible. Les ouvriers doivent-ils donner tort aux deux parties en lutte? Il est possible que les deux aient tort, mais l’affirmation selon laquelle les deux parties engagées dans une lutte nationale doivent avoir tort toutes les deux serait tout de même un peu trop osée. Mais les ouvriers auraient d’autres possibilités : dans la querelle germano-tchèque, le prolétariat allemand pourrait se ranger du côté de la bourgeoisie allemande et le prolétariat tchèque du côté de la bourgeoisie tchèque. Mais dans ce cas, les socialistes animés de sentiments nationaux seraient non seulement en contradiction avec leur propre théorie, mais ils devraient porter la querelle nationale au sein même du prolétariat, donc détruire l’unité et l’entente du prolétariat. Il ne reste qu’une seule possibilité : ils devraient tenter d’aplanir la querelle des nationalités selon les principes de la « justice » nationale. Mais qu’est-ce qui est juste dans le domaine national? Personne ne le sait, c’est-à-dire que chaque nationaliste prend ses propres préjugés nationaux pour l’expression la plus sincère de la justice nationale.

L’internationalisme national ou le nationalisme international devrait donc, en ce cas, mener à la prolongation de la lutte nationale. Certes, il se distinguerait du nationalisme bourgeois par sa souplesse, mais seulement au début; plus tard, toutefois, ainsi que nous le montre l’exemple du séparatisme, il surenchérirait la concurrence bourgeoise en sauvagerie et en manque de scrupules. Dans tous les cas, un tel internationalisme aurait comme résultat de porter la discorde nationale au sein même du prolétariat. C’est évidemment un objectif que la bourgeoisie doit souhaiter ardemment. Voilà pourquoi le prolétariat ne doit pas s’engager dans cette direction et il ne pourra refuser de manière assez catégorique tout internationalisme qui mènera à la lutte entre les peuples, qui aboutira à une dispute au cours de laquelle les bourgeois de chaque nation se feront retirer les marrons du feu par leurs compatriotes prolétaires. Le prolétariat ne peut se réclamer que d’un internationalisme qui aura comme conséquence le dépassement des contradictions nationales au sein du prolétariat, pareil au socialisme qui reconnaît que les contradictions entre les prolétaires pris individuellement ou les contradictions entre les différents groupes de prolétaires sont anodines à côté de la contradiction qui oppose la bourgeoisie et le prolétariat.

 

  1. Bilan d’une époque

Au début du vingtième siècle, le mouvement socialiste est à la fois fort et faible. Il représente une puissance politique et sociale qui dépasse de loin celle qu’avaient arrachée les cercles et sectes qui occupaient le paysage durant le siècle précédent. Le socialisme est devenu, jusqu’à un certain point, un réel aspirant au pouvoir dans plusieurs pays européens[59]. Malgré ces avancées cependant, tout n’est pas lisse. De sérieuses et persistantes divisions créent des remous, dont l’importante fracture qui oppose les « réalistes » (ou les « réformistes ») aux « radicaux » (l’aile gauche de la social-démocratie). Contents de gérer des parcelles de pouvoir (des municipalités surtout) et des mouvements sociaux), des socialistes contestent l’idée de la révolution qu’avait annoncé Marx. Ces « réalistes » ont de puissants porte-parole, comme Éduard Bernstein (1850-1932), qui dit tout haut ce que plusieurs pensent tout bas : le socialisme est un long chemin tranquille qui émergera, pacifiquement et peu à peu, des méandres du capitalisme, via des réformes, le scrutin universel, la capacité des socialistes de « bien gérer ». Jusqu’à 1914, cette posture prend de la force, même si elle est confrontée par ceux qui estiment qu’il faut lutter « jusqu’au bout » et, comme l’affirment Kautsky et Luxemburg, qu’il n’y a pas, entre le capitalisme et le socialisme, de transition « naturelle ».

Les angles morts de la question nationale

Venons-en maintenant à la question qui nous intéresse. Entre les « réformistes » et les « radicaux » existe une sorte de consensus sur la question nationale, nonobstant l’opposition de certains penseurs radicaux. Au-delà de ce débat, tous s’entendent pour penser que les luttes nationales ne font pas réellement partie du « répertoire » socialiste. Le projet socialiste reste centré sur les luttes de classes et sur l’émancipation sociale, dans le sillon du Manifeste du parti communiste. Au-delà du consensus en question, l’héritage de Marx et d’Engels n’est pas simple à gérer. Entre les peuples « sans histoire » et l’appui aux revendications irlandaises et polonaises, on cherche le fil conducteur[60].

C’est Karl Kautsky en tant que « légataire » des pères fondateurs qui tente de recoller les morceaux. Il rappelle que Marx et Engels, après avoir affirmé que les « ouvriers n’ont pas de patrie », avaient ajouté : « le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie ». Pour Kautsky, le socialisme doit conquérir l’État et cet État s’exprime sur un territoire souvent délimité nationalement. Là où survivent des États multinationaux (les empires), des peuples veulent promouvoir leurs droits et ne remettent pas à un radieux avenir socialiste la défense de leur identité. Pour Kautsky alors, les socialistes doivent adopter une posture ouverte face aux revendications nationales. Cette posture, c’est le droit à l’autodétermination, que Kautsky définit de manière délibérément un peu vague. Car tout en reconnaissant ce droit, les socialistes, de manière générale, refusent de considérer la nécessité de l’indépendance. Ils craignent le démantèlement des « grands » États et la prolifération des « petits » États. En fin de compte, les socialistes appuient, majoritairement, l’idée de l’autodétermination comme principe, mais ils s’empressent de qualifier ce principe : « si et seulement si »… Leur espoir, quelquefois avoué, quelquefois opaque, est que les diverses nationalités puissent se mettre ensemble pour lutter contre l’État et le capitalisme en évitant le « piège » des divisions nationales. « La marche irrésistible » est encore dans le paysage…

Il est vrai qu’il n’y a pas unanimité. Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek et d’autres maintiennent que les luttes nationales sont des « déviations » dangereuses, à éviter. Il est hors de question de céder sur les revendications nationales, y compris le droit à l’autodétermination, et encore moins sur l’indépendance. De toute façon, disent les radicaux, la question nationale est une construction, un projet idéologique, et non une réalité intangible. L’État-nation n’est finalement que la forme du dispositif du pouvoir mis en place par la bourgeoisie. Les divisions nationales (comme les autres clivages hérités des régimes antérieurs) sont condamnées, car au bout de la ligne, le capitalisme, en se globalisant et en étendant sa domination partout, va « régler » le « problème » et après le capitalisme, il y aura le socialisme qui rendra les luttes nationales caduques. Il faut quand même, ajoute Luxemburg, lutter contre les « discriminations » exercées contre les nationalités dominées.

À la recherche d’une troisième voie

Il y a cependant une personnalité qui cherche à se distinguer des « réalistes » et des « radicaux » et c’est Otto Bauer, qui insiste sur la dimension historique des constructions nationales. Celles-ci ne sont pas figées dans le temps (il n’y a pas de nation « sans histoire », elles reflètent des luttes sociales contemporaines non « archaïques »). Pour Bauer, la question nationale, contrairement ce qui est prévaut dans la social-démocratie, n’est pas une donnée à la veille de disparaître sous le poids de la mondialisation du capitalisme. L‘histoire démontre, selon Bauer, que les nations ne se dissolvent pas dans le bain acide du capitalisme, qu’elles ont leur propre dynamique, portée par un ensemble d’aspirations populaires, et pas seulement par un projet bourgeois. D’ailleurs, quelques années plus tard, son diagnostic est validé. Un peu partout dans cette partie turbulente de l’Europe, les mouvements nationaux reviennent en force, y compris à l’intérieur de la social-démocratie. Par exemple en Autriche, les socialistes tchèques et serbes se constituent en formations politiques distinctes. C’est la même chose en Russie où à partir de la révolte de 1905, sous l’égide de groupes socialistes nationaux, les projets d’indépendance en Pologne, en Finlande, dans les pays baltes prolifèrent. Pour Bauer, contrairement à Kautsky, ce n’est pas la langue qui est le principal facteur différenciant, mais la communauté de culture et la communauté de destins.

Aussi, conclut le jeune théoricien autrichien, cela serait une grave erreur de soumettre « les partis ouvriers de masse de toutes les nations à la dictature d’un parti ouvrier national qui dicterait ses méthodes de lutte à tous les autres, sans tenir compte de la diversité nationale des terrains de lutte. (Cela) leur imposerait une idéologie comme un système dogmatique canonisé, sans égard pour la spécificité de leur tradition culturelle… Le devoir de l’Internationale peut et doit être, non pas de niveler les particularités nationales, mais de promouvoir, dans sa diversité nationale, l’unité internationale »[61].

Face au colonialisme

Cet « angle mort » de la pensée socialiste sur la question nationale devient plus palpable quand le terrain se déplace vers les questions coloniales. Dans ces cas, la passivité et l’indifférence des socialistes, quand ce n’est pas pire (l’endossement des pratiques coloniales) conduisent à reproduire le discours des dominants. Les dominés, pensent certains socialistes, ne « méritent » pas d’être indépendants, car ils sont des « barbares » ou au mieux, selon l’expression d’Engels, des « demi-civilisés ».

Pour autant, Marx, dans son dernier tournant, tente de tempérer cette vision. Il finit par insister sur les destructions et les prédations imposées aux peuples dominés. La « modernisation » apportée par le capitalisme est pleine de sang. Plus encore, il considère que le capitalisme occidental n’apporte pas la « modernité » et le « progrès » aux « barbares » et qu’en fin de compte, le monde « barbare » est peut-être moins « barbare » qu’il ne l’a pensé à l’époque où il s’était inspiré d’Hegel et de ses imageries d’un Orient désespérant, non civilisé et « despotique ». Par ailleurs, Marx comprend également que le capitalisme maintient ces sociétés dominées dans une éternelle dépendance qui reproduit les processus de l’« accumulation primitive » : « Les capitaux investis dans les colonies sont en mesure de rendre des taux de profit plus élevés parce qu’en raison du mode de développement, le taux de profit y est plus élevé, grâce aussi à l’emploi d’esclaves, de coolies, etc. Le pays favorisé reçoit en retour plus de travail qu’il n’en a donné en échange »[62].

En fin de compte, 100 ans avant le terme, Marx explore le chemin qui sera exposé par les marxistes et les socialistes de la deuxième moitié du vingtième siècle, et qui exposent notamment comment le capitalisme via l’impérialisme reproduit la domination et aggrave l’exploitation[63]. En poursuivant cette réflexion, Marx en vient à penser que les luttes dans les pays non capitalistes ou semi-capitalistes (comme la Russie), deviennent porteurs d’une émancipation sociale et nationale plus vaste. Un peu plus, il dirait que le grand sujet de la transformation devient les peuples de la « périphérie » (il ne va pas jusque-là!). Mais il arrive à penser que le capitalisme dans les pays dominés se développe dans une « crise permanente et une exploitation croissante du fait de l’impossibilité pour un pays sous-développé de devenir un pays du capitalisme central »[64]. Ce faisant, il s’éloigne d’une pensée schématique qui a été la sienne pendant longtemps. Il essaie d’intégrer aux concepts de classes l’ethnicité et la race, notamment dans le contexte des États-Unis où il incite les socialistes à s’engager dans la guerre civile aux côtés des forces qui veulent éliminer l’esclavage. Il insiste sur l’historicité de situations nationales particulières, ce qui requiert de sortir d’une vision trop dogmatique et simpliste.

Au total cependant, on ne peut pas dire que les socialismes de cette époque réussissent à rompre réellement avec la pensée des Lumières et ses présupposés théoriques. Ainsi, malgré les efforts anticipatoires de Marx, le socialisme européen continue dans la voie déjà tracée. Après le décès de Marx, on note une régression théorique. Dans l’imaginaire de la Deuxième Internationale, les luttes nationales ne sont valides que pour protéger des droits civils (linguistiques, scolaires, culturels). Elles n’ont qu’un rapport latéral aux luttes sociales et aux luttes contre l’État et de ce fait, elles se trouvent secondarisées par rapport à ce qui est perçu comme les « vraies luttes » pour changer le pouvoir d’État.

La tempête

À la fin de cette période cependant, l’histoire s’accélère. Le capitalisme « triomphant » entre dans une crise prolongée. Les États se disloquent sous le poids des contradictions inter-impérialistes, également devant la montée de la résistance populaire et prolétarienne, sans compter les rébellions nationales qui ne cessent de s’étendre. Peu à peu, les socialistes, avec leur discours vague sur l’autodétermination, sont déclassés. Plus encore, la grande révolte du tiers-monde sonne à la porte. Les colonisés commencent à voir que le capitalisme européen est dans une phase descendante et que les grandes puissances s’acharnent les unes contre les autres autant qu’elles le font contre les dominés. Encore là, le discours creux des socialistes qui dénoncent les exactions du colonialisme tout en appuyant sa « mission civilisatrice » perd son mordant. Et puis en 1914, tout s’écroule. Toutes les déclarations sur l’internationalisme et la solidarité entre les peuples s’évanouissent en fumée, sauf quelques rares exceptions (les socialistes russes notamment), les partis de la Deuxième Internationale se rangent tous derrière « leur » État-nation. Certains préconisent même l’« union sacrée », en participant directement aux gouvernements qui organisent la guerre. D’autres sont en retrait, mais se contentent de vœux pieux et de déclarations antimilitaristes sans conviction ni influence. Néanmoins, pendant que des États et des régimes centenaires tombent comme des châteaux de cartes, la colère populaire gronde partout. Soudainement, la révolution que l’on pensait impossible surgit là où on s’y attendait le moins, dans cette « périphérie » de l’Europe. Les prolétaires et les peuples de la Russie montent à l’assaut du ciel, selon l’expression consacrée. Peu après, l’insurrection éclate à Budapest, Berlin, Turin. Une nouvelle Internationale prend forme sous l’impulsion des Soviets.

 

Notes

[1] Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, 1847. < https://www.marxists.org/francais/marx/works/1872/06/kmfe18720624.htm >.

[2] Idem.

[3] Idem.

[4] Roman Rosdolsky, “Worker and Fatherland”, Science and Society, été 1965, vol. 24, n° 3.

[5] Cité par Michaël Löwy, « Internationalisme, nationalisme et anti-impérialisme », Critique Communiste n° 87, été 1989.

[6] Karl Marx, La domination britannique en Inde, New York Daily Tribune, 1853. Publié par le Centre d’études et de recherches marxistes, Sur les sociétés précapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970

[7] Les informations sur lesquelles Marx se base pour arriver à ces conclusions proviennent surtout des rapports officiels du gouvernement colonial et de quelques études historiques et anthropologiques sur l’Inde précoloniale. Des travaux ultérieurs ont démontré que l’Inde précoloniale était une société complexe en évolution, et non une entité figée dans des structures immuables.

[8] Idem.

[9] F. Engels, « Extraordinaires révélations », 22 janvier 1848, cité par Olivier Lacour Grandmaison, Contretemps, automne 2003, <http://algerie-francaise.org/cgi-bin/ultra/UltraBoard.pl?Action=ShowPost&Board=cid&Post=417&Idle=0&Sort=0&Order=Descend&Page=27&Session=>.

[10] Friedrich Engels, Le panslavisme démocratique, La Nouvelle Gazette rhénane, 15-16 février 1849. < https://www.marxists.org/francais/engels/works/1849/02/fe18490214.htm>.

[11] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse, Paris, Éditions sociales, 2011.

[12] Dans Marx at the Margins.On Nationalism, Ethnicity and Non Western Societies (Chicago, University of Chicago Press, 2010), Kevin B. Anderson, explique bien l’oscillation et la transformation de la pensée de Marx sur le capitalisme dans la « périphérie ».

 [13] Voir Marxisme et Algérie, textes de Marx et Engels, traduits par Gallissot et Badia, Paris, UGE, 1976.

 [14] Karl Marx, « Lettre à Véra Zassoulitch », dans Centre d’études et de recherches marxistes, Sur les sociétés précapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970.

 [15]Karl Marx, Jenny Marx et Friedrich Engels, Lettres à Kugelmann, Paris, Éditions sociales, 1971, pp. 133-134.

[16] Lettre d’Engels à Karl Kautsky, 12 septembre 1883, dans Marx et Engels, Œuvres choisies, Moscou, Éditions du progrès, tome 3, 1970, p. 511.

[17] Kar Marx, « Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand » [1875], dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, tome 3, Moscou, Éditions du progrès, 1970.

 [18] Karl Kautsky, « La nationalité moderne » [1887], dans Haupt, Löwy et Weill, George Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill, dir. Les marxistes et la question nationale, Montréal, l’Étincelle, 1974, p. 125.

[19] Karl Kautsky, L’autodétermination des nations (1917), dans Haupt, Löwy et Weill, op. cit. p. 150.

 [20] Rosa Luxembourg, L’accumulation du capital, < https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm>.

 [21] Gilbert Badia, « L’analyse du développement capitaliste chez Rosa Luxemburg », Institut Giangiacomo Feltrinelli, Histoire du marxisme contemporain, tome 2, Paris, UGE, 1976.

[22] Rosa Luxemburg, « La question nationale et l’autonomie », dans Haupt, Löwy et Weill, op. cit. p. 194.

[23] Karl Marx, Extraits de Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Introduction (1843), <http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/critique_droit_hegel/critique_droit_hegel.html>.

[24] Isabelle Garo, Extraits de « Le peuple chez Marx entre prolétariat et nation », École Nationale de la Magistrature & École des Hautes Etudes sur la Justice, séminaire Le peuple, dir. Antoine Garapon (9 février 2012).

[25] Karl Marx, Extraits de L’idéologie allemande, 1845, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000c.htm>.

[26] Karl Marx, Extraits de Correspondance, Lettres à Arnold Ruge (1843), < http://karlmarx.fr/ebooks/marx-correspondance-ruge.pdf >.

[27] Marx et Engels, Extraits du Manifeste du parti communiste, 1847, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1872/06/kmfe18720624.htm.

[28] Karl Marx, Extraits du Discours sur la question du libre-échange, 1848. < https://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm >.

[29] Engels, Extraits de Le panslavisme démocratique, 1849, < https://www.marxists.org/francais/engels/works/1849/02/fe18490214.htm >.

[30] Bakounine, Extraits de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, 1865, <http://fr.wikisource.org/wiki/F%C3%A9d%C3%A9ralisme,_socialisme_et_antith%C3%A9ologisme>.

 [31] Bakounine, Extraits de  Catéchisme révolutionnaire (1865). < http://kropot.free.fr/Bakounine-catechisme.htm >.

[32] Friedrich Engels, Extraits d’Abd el-Kader, The Northern Star, 22 janvier 1848. Cité par Gilbert Badia, Marxisme et Algérie, Textes de Marx et d’Engels, Paris, Union générale d’éditions, 1976, pp. 23-27.

[33] Karl Marx, Extraits de « La domination britannique en Inde », New York Daily Tribune, 25 juin 1853, dans Sur les sociétés précapitalistes, Textes choisis de Marx, Engels Lénine, sous la direction de Maurice Godelier, Éditions sociales, Paris 1970, page 176.

[34] Karl Marx et Friedrich Engels, Du colonialisme en Asie, Mille et une nuits, Paris, 2001, p. 50.

[35] Karl Marx, Extraits de Lettres à Kugelman, 1869, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/kug/km_kug_18691129.htm>

[36] Karl Marx, Extraits de Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne, 1847, < https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/18471209.htm>.

[37] Marx, Extraits de Lettre à Siegfried Mayer et August Vogt, 1870, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc062.htm>.

[38] Marx, Extraits de Le Capital, Livre premier, 1867, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/index.htm>.

[39] Voir à ce sujet Enrique Dusserl, La production théorique de Marx. Un commentaire des Grundrisse, Paris, L’Harmattan, 2009.

[40]Karl Marx, Extraits des lettres à Véra Zassoulitch (1881), < https://www.marxists.org/francais/marx/works/1881/03/km18810308.htm  >.

[41] Daniel Bensaïd, Marx, L’histoire et ses démons, 1995, <http://danielbensaid.org/Marx-l-histoire-et-ses-demons>.

[42] Karl Marx, « Lettre à la rédaction des « Otétchestvenniye Zapisky » (Les annales de la patrie), 1877. Dans Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1973.

[43] Karl Marx, Extraits des lettres à Véra Zassoulitch, 1881.

[44] Karl Marx, Extraits d’Introduction à l’édition russe du Capital, 1882.

[45] Engels, Extraits de Lettre à Kautsky, 1992, <https://www.marxists.org/francais/engels/works/1882/09/fe18820912.htm>.

[46] Rosa Luxemburg, Extraits de La question polonaise, 1896, <https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1896-07-la-question-polonaise-au-congres-international-de-londres/.

[47] Extraits du texte publié dans la Revue internationale, volume IV, 3e année, janvier 1899, reproduit dans l’Humanité nouvelle. Le texte était signé du pseudonyme Elehard Esse.

[48] Cité par Éric Blanc, « Libération nationale et bolchévisme : l’apport des marxistes de la périphérie de l’empire tsariste », Avanti, 16 juin 2014.

[49] Cité par Timothy Snider, « Un socialiste polonais à Paris », Revue des études slaves, volume 71, 1999.

[50] Rosa Luxemburg, Extraits de Impérialisme et question nationale, 1908, < https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1908-imperialisme-et-question-nationale-luxemburg >.

[51] Dans George Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill, Karl Kautsky, Michael Löwy, Le problème de l’histoire, p. 377.

[52] Rosa Luxemburg, Extraits de L’État-nation et le prolétariat, <https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1908/00/lux_19080000.htm>.

[53] Extrait du texte reproduit par George Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale, Paris, Éditions Maspéro, 1974.

[54] Dans George Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill, Karl Kautsky, Les tâches nationales des socialistes parmi les Slaves des Balkans, p.147.

[55] Otto Bauer, Extraits d’Austro-marxisme et laïcité nationale, 1907, <http://www.gauchemip.org/spip.php?article4629>

[56] Otto Bauer, Extraits de « Préface à la seconde édition de la Question des nationalités et de la social-démocratie », 1924, in Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, Paris, Études et documentation, Internationales-Arcantère, 1987.

[57] Anton Pannekoek, Extraits de Lutte de classes et nations, 1912, <https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1912/00/pannek_19120000.htm>.

[58] Josef Strasser, Extraits de L’ouvrier et la nation, 1912, < https://bataillesocialiste.wordpress.com/2009/09/02/linternationalisme-strasser-1912/>.

[59] Des groupes socialistes commencent à essaimer en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. Ils sont composés d’immigrés européens, ouvriers et intellectuels, dont l’influence va augmenter après la révolution soviétique.

[60] Cette confusion est, selon Roman Rosdolsky, une diversion qui s’éloigne de la conception matérialiste de l’histoire qui s’exprime dans les œuvres de maturité de Marx et d’Engels, et où les concepts de classes et de nations sont historicisés et contextualisés dans les luttes sociales. Rosdolsky : Les travailleurs et la patrie. Note sur un passage du Manifeste Communiste, 1965, http://marxists.org/francais/bios/rosdolsky.htm.

[61] Otto Bauer, Extraits de Préface à la deuxième édition de La question des nationalités et la social-démocratie (1924), réédité par Études et documentation internationales-Arcantère, Paris, 1987.

[62] Karl Marx, Le Capital, livre troisième : le procès d’ensemble de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales, p. 250.

[63] Ce qu’on appellera au tournant des années 1960 les théories associées à André Gunder Frank, Samir Amin et plusieurs autres.

[64] Enrique Dusserl, La production théorique de Marx. Un commentaire des Grundrisse, Paris, L’Harmattan 2009, p. 360.