Notre collectif est lié aux Nouveaux Cahiers du socialisme, la revue que vous connaissez peut-être. Les membres du collectif ne sont pas tous nécessairement membres des NCS, par ailleurs. Le projet découle d’une analyse d’un Québec en mutation, dont un symptôme a été la dernière élection générale d’octobre 2018.

 

Le virage

L’élection de la CAQ en octobre dernier, suivie des législations concernant les signes religieux, l’immigration et les conditions de travail des taxistes majoritairement haïtiens de Montréal, annoncent la tendance. On pourrait ajouter à cela l’antisyndicalisme (la grève d’ABI), les politiques scolaires erratiques, l’autisme généralisé face au enjeux environnementaux, et bien d’autres choses. Sur la question nationale, la CAQ semble marquer le retour d’un des vieux démons de la scène politique québécoise, celui du nationalisme de droite, autrement appelé « identitarisme ». Comme il n’est plus question d’émancipation, il faut défendre la nation qui devient un groupe ethnique, les « Canadiens-français ». Nos problèmes ne sont plus le résultat d’un enfermement social et national par l’État capitaliste canadien, mais proviennent des « autres » qui menacent la « pureté » de la nation, qui menacent notre langue, nos valeurs, notre culture [1]. Cette « formule » a été efficace durant une longue période (1930-1960) sous la forme d’une alliance entre la petite bourgeoisie réactionnaire et cléricale au pouvoir (le régime Duplessis), la grande bourgeoisie anglo-canadienne (qui détenait tous les leviers économiques) et l’État canadien, satisfait d’avoir un « interlocuteur » réactionnaire, même si vulgaire avec ses relents de pétainisme, de mussolinisme et de franquisme.

Les atouts du projet caquiste

Aujourd’hui certes, la société québécoise n’est plus la même. Le secteur clérical-réactionnaire est dans les marges. La majorité des électeurs de la CAQ proviennent des couches moyennes et populaires qui pendant des années ont voté pour le PQ, en étant généralement favorables à ses politiques centristes. Aussi, les analystes estiment que la victoire de la CAQ s’est produite par « défaut », face à un PLQ mal vu pour ses nombreuses « affaires » et un PQ désorienté, etc.)[2]. Il y a aussi le fait que « Québec Inc.», qui est en partie un « produit dérivé » de la révolution tranquille, n’a aucun appétit (il ne l’a jamais eu) pour bouleverser une structure politique qui sert bien les intérêts et qui veut une administration « provinciale » capable de gérer l’austéritarisme, point à la ligne. Cependant, tout en tenant compte des facteurs circonstanciels, on peut présumer que la CAQ pourrait construire un projet « hégémonique », tout au moins dan l’horizon des 8-10 prochaines années. Pour cela,

  • Legault devra continuer à jouer la carte de la « défense de la nation » devant Ottawa en faisant la promotion de l’autonomie provinciale, ce vieux cheval de bataille de Duplessis qu’avait repris dans une large mesure René Lévesque et Lucien Bouchard (après les défaites des deux référendums).
  • Il continuera d’attiser les tensions identitaristes, puisque cela immobilise une grande partie de la population qui est déstabilisée par l’islamophobie. Cela se fera contre les immigrants bien sûr, notamment les racisés, mais également contre les anglophones (le dossier des commissions scolaires) et des Premières nations.
  • Il maintiendra la ligne dure face aux syndicats, notamment en vue de la prochaine négociation du secteur public, tout en jouant sur les contradictions et les peurs des directions syndicales.

Bien formé par des années de péquisme, Legault pourrait s’avérer un adversaire redoutable, habile, manouvrier, jouant la fibre nationaliste avec un discours du « gros bon sens ». Cela lui permettra d’avaler ce qui reste de la base péquiste et de lui donner une majorité électorale pour longtemps, en profitant du fait qu’il est improbable pour le PLQ de sortir de son périmètre anglo-immigrant avant un bon bout de temps. Il reste bien sûr QS et les mouvement sociaux, sans compter les aléas de la conjoncture (rebond de la crise économique, gouvernement minoritaire conservateur à Ottawa, ressacs du trumpisme, crise climatique, etc). On peut tout prévoir sauf l’avenir comme le disait Groucho Marx.

La percée QS

La bonne nouvelle est que la percée de QS en octobre ouvre la porte à des transformations sur la durée, compte tenu d’une base électorale jeune, plutôt écolo, qui n’est plus confinée dans le périmètre montréalais. C’est un juste retour des choses après la longue traversée dans le désert soutenue à bout de bras par François Cyr, Amir Khadir, Françoise David et tant d’autres, appuyée par la gauche « historique » (toujours minoritaire mais substantielle au Québec) et relancée par l’impact du mouvement étudiant/carrés rouges de 2012. De là à penser qu’on est « proche » du pouvoir, c’est, à mon avis, abusif. QS dispose d’une base solide de quelques centaines de milliers de membres et de quelques milliers de membres, mais reste loin de constituer un projet « hégémonique ». De plus, et c’est habituellement ce qui se passe pour la gauche dans des moments de montée, il y a un peu le « vertige du succès », qu’on voudrait confirmer par des « formules » et des « techniques », trop centrés sur l’arène électorale-parlementaire-médiatique, et un peu éloignée des enjeux terre-à-terre qui mobilisent les gens. Cette « tendance », heureusement, n’est pas confirmée dans QS[3]. Il y a des débats et une capacité assez vive des membres pour contrer une politique trop molle (on l’a vu dans le débat sur les signes religieux). Il y a des secteurs militants qui veulent réconcilier le « parti des urnes » et le parti « de la rue » et c’est très bien. Il n’en reste pas moins que sur des questions fondamentales, qui ne sont pas des débats d’initiés, QS a encore du chemin à faire pour se constituer en pôle hégémonique.

Les deux émancipations

La base de départ de QS (et de ses « ancêtres » de l’UFP et des mouvements socialistes-indépendantistes des années 1960-70) est restée constante et c’est tant mieux comme cela : l’émancipation sociale vient avec l’émancipation nationale. La lutte pour la « grande transition » est d’abord et avant tout une lutte contre l’État canadien, unique centre névralgique du pouvoir capitaliste-impérialiste au Canada. Aucune « réforme » réelle n’est pensable tant que cet État, dans sa forme et ses fondements, restera en place. Par ailleurs, les stratégies d’accommodement (tel que présentée par les divers leaderships péquistes) sont condamnées à l’échec, mais aussi nuisibles pour constituer une vaste alliance populaire susceptible de changer le rapport de forces. Sur ces constats a émergé la perspective d’une assemblée constituante, où le peuple serait appelé à élire directement ceux et celles qui seraient en mesure de proposer un projet de société socialement et écologiquement juste d’une part, et indépendant et républicain d’autre part. Dit autrement, c’est une immense mobilisation populaire autour d’objectifs politiques clairs et réalisables, qu’il faut enclencher, si on veut réellement transformer la situation. Au départ dans QS, ce projet a été rassembleur, y compris ceux et celles pour qui l’une ou l’autre des émancipations est prioritaire[4]. Cela a permis de rallier une partie de la base progressiste du PQ (représentée par Option nationale), ce qui était sans doute un pas en avant. Lors de la dernière campagne électorale, QS a été pratiquement le seul parti à parler d’indépendance, à la manière décontractée d’une Manon Massé. On ne peut pas dire cependant que c’est surtout cela qui a fait surgir le vote QS. Aujourd’hui et dans le contexte d’une « guerre de position » qui s’ouvre contre Legault, QS a eu le bon réflexe de se démarquer, laissant le PQ s’engloutir davantage dans l’identitarisme.

Les défis

Aujourd’hui cependant, il serait périlleux de s’en tenir à quelques principes de base, même s’il peut être tentant de réduire le « pitch » de QS sur des enjeux chauds comme l’environnement. Il faut donc entreprendre le travail et organiser des débats conséquents et pertinents, de sorte que le projet QS apparaisse comme un pôle pour reconstruire la société, ce qui ne veut pas dire de laisser tomber des enjeux immédiats et concrets (politique énergétique, sauvetage de l’éducation et de la santé, inclusion des immigrants, etc.). C’est ce qui nous motive de mettre en place un « chantier », c’est-à-dire un projet à plusieurs dimensions, impliquant un grand nombre de personnes, avec comme objectifs des interventions pertinentes et la publication, à l’automne 2020, d’un ouvrage collectif qui voudrait être costaud et convaincant ! Un petit groupe s’est mis en place et veut ouvrir la discussion dans les prochaines semaines :

  • Quelles sont les principales dimensions de la question nationale que l’on veut élucider : démocratie politique, autodétermination, stratégies pour imaginer un « autre » développement socio-économique, affranchissement culturel, dans l’hypothèse des « deux émancipations ». Comment assurer l’arrimage, explicitement et concrètement, entre le projet républicain-indépendantiste et les mobilisations sociales, écologistes, féministes, anti-racistes qui sont autant de lignes de forces des mouvements populaires?
  • Comment y arriver ? Par quoi remplacer les utopies réactionnaires d’une indépendance « tranquille » (« ni de gauche ni de droite ») ? Quelles sont les alliances sociales et politiques, au Québec, à mettre en place pour réaliser le projet indépendance et socialisme? Comment ces alliances peuvent être projetées dans une perspective internationaliste, avec les peuples du Canada, des États-Unis, du monde?
  • Maintenant que les Premières Nations affirment leurs droits et que QS a adoptées des positions non équivoques sur leurs droits à l’autodétermination, comment imaginer un État « plurinational » où les Premières Nations seraient des partenaires à part entière?

Ce sont là d’importantes questions et il y en a d’autres, y compris des questions méthodologiques :

  • Le « chantier » doit démarrer rapidement et avoir un horizon d’un an, avec des étapes bien identifiées.
  • Il faut assurer une participation équilibrée entre générations, champs d’intérêt, fractures de genre, etc.
  • Le chantier ne peut pas être monolithique (sans occulter le consensus autour des « deux émancipations »). Le chantier ne peut pas être développé par un groupe restreint de personnes bénéficiant par leur profession ou leur âge d’un certain « capital social », mais chercher à incorporer la réflexion de la « base ».
  • Le chantier doit être décentralisé, pour inclure des groupes dans diverses régions et secteurs, tout en œuvrant pour que les travaux convergent dans des discussions communes.
  • La méthodologie doit mettre l’accent sur des enquêtes interactives (pas des sondages), pour susciter des débats. On pensera en court de toute comment faire sortir ces travaux sous formes de textes ou d’interventions, dans QS, dans les mouvements populaires, dans les médias progressistes (tout en gardant en tête un ouvrage de synthèse pour l’automne 2020).

Vos idées, opinions et propositions sont les bienvenues !


Notes

[1] Durant la « grande noirceur » (1930-1960), la cible principale était l’immigration juive, dont une partie significative était par ailleurs ouvrière, et progressiste.  Les réactionnaires qui voulaient combattre les syndicats et la gauche ont développé une imagerie populaire autour des « Juifs communistes et voleurs ». Sous d’autres formes et styles, cela ressemble à ce qui se passe aujourd’hui avec l’islamophobie.

[2] 25 % de la population a voté pour la CAQ, compte tenu de l’abstention de plus de 30% de la population, et ce, en continuité avec le système électoral profondément antidémocratique qui prévaut. Avant l’élection, Legault avait promis de changer cela, mais comme ses prédécesseurs du PLQ et du PQ, il cherche maintenant à esquiver une réforme nécessaire et urgente.

[3] Alors qu’elle s’est confirmée dans d’autres partis de la nouvelle gauche, pensons notamment à Syriza, à Podemos, au PT, etc.

[4] Il y a à QS peu de gens qui sont « anti-indépendantistes », même si plusieurs considèrent cette perspective comme « secondaire » par rapport aux objectifs sociaux et environnementaux. De l’autre, il y a une minorité qui estime que l’indépendance est presque une « cause sacrée », qui est incontournable en soi. Enfin, pour une majorité, l’indépendance apparaît comme un moyen, une stratégie politique, pour changer le rapport de forces.