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Panagiotis Sotiris, extraits d’un texte paru dans Ruptures 25 janvier 2018
L’évolution récente de l’élection de Donald Trump au Brexit jusqu’à la tension croissante entre les États-Unis, la Russie et la Chine, se présentent comme des manifestations d’une vaste crise de la « mondialisation » et d’un tournant dans l’impérialisme moderne. Plusieurs parlent même de « fin de la mondialisation ». Par un autre chemin, on présente aussi ces changements comme un tournant vers un nationalisme exprimant une mentalité d’assiégés. Dans ce qui suit, je vais essayer de réfléchir sur ces questions, mais aussi de suggérer ce que ces changements impliquent en ce qui concerne la stratégie de la gauche radicale. J’insisterai en particulier sur la nécessité d’un nouvel anti-impérialisme fondé sur une révision des notions de peuple et de souveraineté populaire.
« Crise de la mondialisation » ou « fin de la mondialisation » : ce langage laisse sous-entendre que dans la période précédente, on avait un capitalisme mondialisé, avec un système unifié de rapports sociaux, une formation sociale transnationale, et une bourgeoisie transnationale. C’est une erreur, car ce n’est pas cela qui est arrivé.
Au lieu d’un système unifié, nous avons vu l’essor d’un processus d’internationalisation accrue de la production capitaliste, permettant la reproduction et l’aggravation de l’accumulation capitaliste. Dans le cadre de cette internationalisation de la production, avec la croissance des flux de capitaux, d’investissements directs et d’échanges commerciaux, le dispositif du pouvoir capitaliste a accentué la restructuration capitaliste et l’expansion du néolibéralisme en tant que régime d’accumulation dominant.
Pour autant, tout cela ne s’est pas fait sous l’égide d’un système « mondial », mais dans le cadre de formations capitalistes nationales et d’États-nations dument constitués, qui sont donc restés comme centres de gravité de l’accumulation capitaliste.
Uns fois dit cela, il y a eu des changements. Nikos Poultanzas, dans les années 1970, avait eu perçu avant tout le monde que les rapports de forces dans la chaîne impérialiste faisaient en sorte que le bloc de pouvoir de chaque formation capitaliste nationale a intériorisé ce rôle, autrement dit, qu’il a accepté de troquer une indépendance totale pour une subordination relative à l’impérialisme[1]. Le changement est survenu de sorte qu’on a eu une réarticulation, le capital « étranger » (au centre des théories de la dépendance antérieures) n’avait plus la même relation avec le capital « autochtone », les deux étant agencés selon des registres divers à des stratégies d’accumulation dominantes. C’est alors la centralité de la compétitivité qui est apparue comme la mesure du succès, ce faisant, justifiant et légitimant une sévère restructuration capitaliste associée à la réforme néolibérale. Dans ce contexte, les processus d’intégration régionale tels que l’intégration européenne (abaissement des barrières commerciales, libre-circulation des capitaux, etc.), ont imposé cession de formes de souveraineté, ont été les cas les plus agressifs d’utilisation de l’exposition à une concurrence étrangère accrue comme une pression pour la restructuration capitaliste.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut mettre de côté la « rhétorique » de la mondialisation pour théoriser un processus intrinsèquement contradictoire d’internationalisation capitaliste. On a en réalité deux processus contradictoires imbriqués l’un dans l’autre : la libéralisation accrue des échanges et des flux de capitaux, et en même temps, l’intensification des conflits et de la concurrence.
Revisiter l’héritage du marxisme
Dans la tradition marxiste, y compris celle exprimée par Lénine, la théorisation des relations internationales a déplacé le centre de l’analyse des relations entre États aux relations et stratégies de classe et à leur projection sur le plan international. Dans cette vision, le comportement des États est basé sur leur composition de classe interne, leurs stratégies d’accumulation et le rapport de forces dans la lutte de classe. La seconde idée léguée par le marxisme est que la hiérarchie sur le plan international, à savoir l’interaction complexe de l’interdépendance et de l’antagonisme suggérée par le concept de chaîne impérialiste, n’est pas déterminée simplement sur le plan économique, mais aussi sur la base de rapports de forces politiques et même idéologiques. La formation sociale dominante dans la chaîne impérialiste n’est pas simplement la plus puissante sur le plan économique, mais aussi celle qui peut d’une certaine manière garantir l’intérêt collectif capitaliste-impérialiste de toute la chaîne impérialiste, en ayant la capacité politique et militaire de le faire. De plus, cela implique également que l’impérialisme capitaliste moderne est fondamentalement non territorial, en raison de l’expansion des rapports sociaux de production, des formes sociales et des stratégies d’accumulation. Ce n’est plus domination territoriale directe qui importe, mais le contrôle des ressources basées sur des territoires (notamment les ressources d’énergie et minérales).
À cette approche classique « léniniste », j’aimerais ajouter un autre aspect important. Les relations antagonistes et hiérarchiques au sein de la chaîne impérialiste doivent également être traitées comme des relations hégémoniques. Par cela, je ne fais pas référence à la conception traditionnelle de l’hégémonie que l’on peut trouver dans le discours de la théorie des relations internationales traditionnelle, ni même dans les textes marxistes classiques sur l’impérialisme. J’utilise l’hégémonie dans sa conceptualisation gramscienne comme un moyen de théoriser les modalités complexes du pouvoir dans les formations sociales capitalistes et comme un concept qui fait référence non seulement au « consentement » ou au « leadership intellectuel », mais également à l’articulation complexe de la force, du leadership et de l’idéologie. C’est alors que la classe sociale devient non seulement dirigeante de l’accumulation, mais dirigeante de la société. Dans une telle approche, la force hégémonique de la chaîne impérialiste ou d’un bloc d’États impérialistes ne repose pas seulement sur sa supériorité en termes économiques ou même militaire, mais sur sa capacité de projeter un projet hégémonique, un projet où tous les « maillons » de la chaîne » veulent être s’attachés.
C’est ce qui est arrivé avec les États-Unis qui sont devenus, après 1945, la force hégémonique du capitalisme mondial. La puissance américaine était alors le moteur de l’économie capitaliste la plus avancée et la plus productive. Elle était également la seule pouvant rivaliser avec les capacités militaires soviétiques. Mais surtout, les États-Unis tiraient leur force du fait qu’ils proposaient un projet hégémonique : le régime fordiste d’accumulation capitaliste intensifiée, des institutions démocratiques libérales « occidentales » et une culture de masse basée sur l’hédonisme et l’individualisme consuméristes.
Le moment actuel
Aujourd’hui, dans le sillon de la crise capitaliste de 2007-2008, un nouveau débat sur les mécanismes de la crise prend forme. On ne peut dire que ce n’est qu’une récession cyclique typique, ni encore le résultat d’une financiarisation exacerbée. Cela ne serait pas non plus la simple continuation de la crise prolongée qui a débuté dans les années 1970. Cette crise actuelle est celle de tout un paradigme social, qui comprend comprenant le modèle productif basé sur la restructuration capitaliste post-fordiste, la sur-expansion du secteur financier, le néolibéralisme en tant que régime d’accumulation et une certaine forme de coopération monétaire, financière et internationale. On peut constater cette crise structurelle du fait de la faiblesse de la reprise après 2010, où l’on constate
- l’absence de gains importants en termes de productivité et de rentabilité.
- La stagnation de l’Union européenne.
- Le problème persistant de l’augmentation de la dette publique et privée.
- La crise des finances publiques malgré les vagues d’austérité successives.
- L’impossibilité de concrétiser les grands accords de libre-échange interrégionaux (bien avant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump),
L’ancien paradigme social et technologique est en miette, mais une nouvelle articulation apte à coller les morceaux de l’hégémonie ensemble n’a pas encore émergé.
Aux États-Unis, cette crise économique a créé des clivages à l’intérieur du bloc de pouvoir dominant. Bien que le néolibéralisme, la déréglementation et la réduction des impôts (ainsi que l’intervention de la FED visant à maintenir le système bancaire à flot) soient des éléments communs qui rallient les divers éléments des classes dominantes, de profondes divergences se manifestent entre divers secteurs fondés sur des réseaux de production et de fourniture internes et externes. C’est ce qui explique la politique en apparence erratique de Trump quant aux accords commerciaux internationaux.
En même temps, cette crise économique est associée à une crise politique profonde et en quelque sorte, hégémonique, dans de nombreuses formations sociales. C’est ce qui mené tôt dans la décennie 2010 à un large cycle mondial de protestation et de contestation. La désillusion généralisée à l’égard de la politique dominante est de plus en plus grande du fait des politiques d’austérité, d’un virage post-démocratique autoritaire (renforcé par l’absence de toute différence réelle entre les partis politiques de centre-droit et de centre-gauche). On constate un peu partout l’isolement des partis politiques et le schisme entre la scène politique d’une part, les revendications et les aspirations des classes subalternes d’autre part.
La compétition devient antagonique
Avec cela, on constate également une nouvelle vague d’antagonismes dans la chaîne impérialiste. Depuis la chute de l’Union soviétique, les États-Unis ont opté pour une stratégie visant à maintenir leur supériorité militaire leur garantissant un rôle de premier plan dans la chaîne impérialiste, ce qui inclut aussi ce qu’on peut appeler la « gestion du chaos. Malgré les revers subis par cette stratégie (notamment sous la forme de la débâcle irakienne), elle continue de dominer dans les cercles du pouvoir aux États-Unis.
Parallèlement, l’expansion des formes productives capitalistes et le transfert des pôles d’accumulation ont créé de nouvelles formes d’antagonisme. En particulier, la Chine a réussi à développer son économie nationale, ce qui lui donne un poids important dans l’économie mondiale. Au-delà des effets de propagande, le grande projet de la « nouvelle route de la soie » indique que la Chine revendique un rôle accru dans l’internationalisation du capital, ce qui s’exprime également dans le fait que les dirigeants chinois tentent de se présenter comme la force dominante en faveur de la mondialisation. En même temps, l’alliance entre la Chine et la Russie change la donne. La Russie en effet possède non seulement des capacités militaires avancées, mais également une base de production et de haute technologie importante. De là vient l’hypothèse que cette alliance puisse un jour créer un pôle alternatif dans le système mondial, en tentant de développer une forme de « projection hégémonique ». La combinaison du néolibéralisme avec une intervention accrue de l’État, la tentative d’une approche davantage « paternaliste » de l’inégalité sociale ainsi qu’une version plus autoritaire de État, ainsi qu’une approche plus classique des relations internationales comme équilibre de force et de coopération pourraient éventuellement construire un projet hégémonique différent.
Les États-Unis ont réagi à cette nouvelle situation en tentant de transformer diverses crises régionales en pressions à l’égard de la Russie et de la Chine. De l’Ukraine et de la Syrie à jusqu’à la Corée du Nord, en passant par la nouvelle tentative d’agression à l’égard de l’Iran, cette initiative a pris plusieurs formes, avec différents degrés de succès (par exemple, la crise en Syrie, qui au départ était sous l’influence des États-Unis et de ses alliés a abouti à une situation où finalement, c’est la Russie qui a affirmé sa présence et ses capacités de gérer la crise).
L’Europe dans une transition chaotique
Du côté de l’Union européenne, l’intégration européenne est en crise profonde, ce qui l’empêche de jouer un rôle de premier plan. Cette crise européenne est multiple. D’une part, l’Europe est confrontée au même problème que celui qui sévit États-Unis, à savoir l’incapacité d’obtenir des gains de productivité permettant une rentabilité accrue et durable. L’architecture économique, institutionnelle et financière de l’euro en tant que monnaie unique exacerbe les différences régionales, également, elle aggrave l’endettement. Au départ, la cession de souveraineté exigée des États membres de l’UE devaient renforcer la restructuration capitaliste. En réalité, elle a aggravé les divergences de compétitivité, d’où l’accroissement de la dette publique et privée. De plus, en raison de la domination allemande sur l’UE, la tendance a été d’imposer des mécanismes de pénalisation automatiques et donc, à plus d’austérité au lieu d’une coordination des politiques. Par ailleurs, l’Allemagne a été dominante, mais non pas hégémonique. Parallèlement, la crise politique en Europe résulte du virage autoritaire et disciplinaire, illustré par la violence sociale et politique sans précédent qui a été déclenchée contre la société grecque. Tout cela crée des conditions vers une crise de la représentation, d’ autant plus que ce qui est en jeu en Europe est non seulement « l’austérité », mais une érosion beaucoup plus profonde de ce qui était perçu comme le « modèle social européen ». Il faut également noter que les nouveaux États membres ont tendance à adopter une politique beaucoup plus autoritaire et raciste.
Tout cela indique une période de transition, de conflit et d’antagonisme au sein de la chaîne impérialiste. Ce n’est pas la fin de la mondialisation, mais plutôt le début d’une période marquée par des formes plus conflictuelles d’internationalisation capitaliste.
C’est à la lumière de ces tendances que nous pouvons comprendre la réapparition de la rhétorique nationaliste et de certaines formes d’extrême droite. Ainsi, l’extrême droite parvient à occuper l’espace politique créé par la combinaison de la crise des forces politiques systémiques et de l’incapacité de la gauche radicale à transformer le ressentiment de la part des classes subalternes en une colère de classe. D’autre part, la plupart des formations d’extrême droite ne remettent pas en question les prémisses du régime d’accumulation dominant et le cœur du processus d’internationalisation du capital. Il ne s’agit pas d’un « retour de l’isolationnisme ». Sans pour autant nier la montée du racisme institutionnel orientée surtout contre les migrants et réfugiés. C’est la dure réalité de la forteresse européenne.
Pour un nouvel internationalisme
Les formes que le conflit dans la chaîne impérialiste prendra avec la forme d’un nouvel équilibre des forces ou d’une nouvelle hiérarchie, ne sont pas faciles à discerner. On ne peut exclure la possibilité que cette lutte pour l’hégémonie dans la chaîne impérialiste prenne une forme plus ouverte, voire violente, comme ce fut le cas au vingtième siècle avec les deux guerres mondiales! Pour le moment, ce conflit alimente la tension et la violence dans les conflits dits « périphériques » et les diverses formes de « guerre par procuration » entre les blocs opposés.
Dans cette conjoncture, l’anti-impérialisme acquiert un nouveau sens. Tout d’abord, le fait même d’un monde de plus en plus conflictuel signifie un monde avec davantage de ruptures et d’ouvertures. En principe, il pourrait être plus facile de suggérer une stratégie de dissociation des réseaux impérialistes, aux niveaux économique, politique et idéologique. Pour y arriver cependant, on ne peut pas simplement tirer parti des clivages dans le sens d’un rattachement à l’un ou l’autre des pôles du système international. S’opposer à l’agression croissante des États-Unis contre la Russie et, dans une certaine mesure, la Chine, ne doit pas nous faire penser que la Russie ou la Chine sont des alliés potentiellement « progressistes ». Cela ne signifie pas non plus simplement l’émergence d’une « politique étrangère » différente. Cela indique plutôt la possibilité d’une large alliance des classes subalternes de lutter pour hégémonie dans un ou l’autre « maillon faible » de la chaîne et d’entamer un processus de profonde transformation sociale.
La centralité de la dissociation n’est pas liée à une forme d’utopie isolationniste, mais au fait que tout processus de changement social doit réduire son exposition à l’influence omniprésente du capitalisme internationalisé et à la façon dont la pression concurrentielle induit la reproduction des relations sociales capitalistes.
En ce sens, tout processus de changement radical est aujourd’hui, dans un certain sens, une forme de revendication de la souveraineté. Cependant, comme toujours avec les questions de souveraineté, la question cruciale concerne le sujet de la souveraineté, le sujet qui exerce la souveraineté ou le collectif subjectif qui espère exercer cette souveraineté. Pour jouer un peu avec les mots, je voudrais suggérer que nous n’avons pas besoin d’une forme de souveraineté nationale ; nous devons plutôt réinventer la souveraineté populaire.
Il y a deux points importants à faire ici. Le premier consiste à savoir si une telle approche en vue d’une dissociation anti-impérialiste court le danger du nationalisme. Pour prendre exemple sur les débats de la gauche européenne sur la question de l’euro et de l’Union européenne en général, les partisans d’une stratégie de rupture et de sortie ont souvent été accusés d’avoir la même position que l’extrême droite populiste. Je crois que de telles critiques font deux erreurs. D’une part, ils ne voient pas que l’internationalisation capitaliste est en fait le « nationalisme » du capital, en ce sens que l’intégration européenne est un projet de classe des bourgeoisies européennes visant à renforcer le pouvoir et l’hégémonie capitalistes.
Toute stratégie anticapitaliste doit nécessairement inclure une forme de rupture avec ces processus. Il ne peut y avoir de socialisme sous le contrôle de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne. D’autre part, ces critiques sous-estiment la possibilité que la revendication de souveraineté puisse être articulée de manière progressive, démocratique et radicalement émancipatrice, représentant une vaste alliance des classes subalternes contre, non seulement l’Union européenne, mais également les capitalistes. Une telle alliance permet également de repenser l’internationalisme. Je ne pense pas qu’il soit possible de concevoir l’internationalisme sous la forme – pour reprendre l’exemple de l’Union européenne – d’un mouvement paneuropéen qui pourrait coordonner les mouvements des classes subalternes dans 27 pays différents, avec des langues, des traditions différentes, histoires de lutte et relations de force. En revanche, il faut voir la possibilité d’une séquence de ruptures, basée sur le développement inégal des luttes de classe. Dans une telle séquence, chaque rupture induira des tendances déstabilisatrices dans d’autres formations sociales et offrira des exemples de luttes réussies. Cela peut être la base d’un nouvel internationalisme. Un mouvement revendiquant la démocratie et la souveraineté populaire est un mouvement qui peut plus facilement opter pour des « relations extérieures » fondées sur la solidarité et la coopération plutôt que sur l’antagonisme. Les États qui ont recouvré leur souveraineté par le biais de mouvements défiant l’impérialisme ont plus de chances de trouver de nouvelles formes de coopération.
Cette reconquête de la souveraineté ne peut être conçue comme un simple « développement économique – capitaliste – national ». Ce serait plutôt un processus de lutte de classe intensifiée autour de la possibilité d’un programme de transition représentant une alternative radicale avec une orientation anticapitaliste. Les processus d’intégration, tels que l’Union européenne, ont des effets généralisés sur les économies nationales et les formes d’accumulation. Les bourgeoisies « nationales » s’attachent aux processus d’intégration et aux liens avec le capital mondial. Par conséquent, il n’est plus possible de penser en termes de segments de capital soutenant une forme de revendication de souveraineté. Même dans les cas où nous avons vu des fractions de capital soutenir une forme de rupture (comme en Grande-Bretagne ou en Italie), ce sont des fractions internationalisées qui ont le sentiment qu’elles pourraient mieux rivaliser sur le plan international en dehors des cadres de l’intégration européenne.
L’autre point important concerne le sujet même de la souveraineté. Cela ne peut pas être conçu en termes de nation. C’est ici que la notion de peuple acquiert une nouvelle importance. Dans une telle approche, le peuple n’est ni une construction discursive ni un signifiant qui attend d’être articulé dans le cadre de l’antagonisme des discours, comme le suggèrent Laclau et le courant néo-populiste. En lieu et place, nous avons besoin d’une analyse de classe qui fait du peuple un « concept de stratégie », comme l’a suggéré Poulantzas. Dans cette lecture, « le peuple » fait référence à une alliance potentielle des classes subalternes sous l’hégémonie de la classe ouvrière, l’ensemble de tous ceux qui sont obligés, d’une manière ou d’une autre, de vendre leur force de travail pour arriver à des fins.
C’est ici où la question d’une conception post-nationale et post-coloniale du peuple prend tout son sens. Des flux de réfugiés aux migrations de masse, il est impossible de trouver des sociétés où les subalternes ont la même « origine nationale ». En outre, le racisme et ce que l’on ne peut qualifier que de néo-colonialisme créent de nouvelles divisions et de nouvelles formes d’exploitation et d’oppression accrues parmi les subalternes. Une conception post-nationale et post-coloniale du peuple, en tant qu’ensemble de tous ceux qui vivent sur le même territoire et partagent les mêmes conditions d’exploitation et d’oppression, ainsi que les mêmes besoins, aspirations et luttes, peut contribuer à surmonter ces divisions. Cela suggère quelque chose de plus complexe que la formation du peuple au moyen d’un processus de signification qui crée à la fois une identité commune et une opposition à un « ennemi » commun, aussi importants soient-ils de tels aspects pour que se produise cette réémergence du peuple en tant que collectivité, agent de transformation et d’émancipation. Il faut alors examiner les problèmes particuliers posés par la nécessité de créer de nouvelles formes d’unité populaire entre les différents segments des classes et des groupes subalternes, divisés en tant que tels par des lignes ethniques ou religieuses, mais aussi par la division institutionnelle entre citoyens et migrants et sans-papiers. Celles-ci, composées de pratiques, revendications, stratégies, réécritures d’histoires, connaissances réciproques et, surtout, aspirations communes, pourrait construire l’identification commune.
Ce processus nécessite des luttes concrètes pour les formes institutionnelles permettant cette convergence, en particulier les droits sociaux et politiques complets, mais aussi des formes d’organisation politique et d’intellectualité politique de masse, qui lient cette condition commune à des projets communs de transformation et d’émancipation et favorisent l’articulation, dans la tradition de ce que Gramsci identifiait comme la construction du « prince moderne ». Dans ce sens, Après Deleuze, nous parlons d’un peuple qui manque, d’un peuple qui doit être produit, d’un peuple à venir , pas du mythe d’un peuple du passé, mais du récit des gens à venir. C’est un acte de langage, qui doit imposer de nouveaux termes dans une langue dominante, précisément pour exprimer l’impossibilité de vivre sous la domination.
C’est à la lumière de ce qui précède que la notion de bloc historique d’Antonio Gramsci peut être utile dans toute tentative de repenser de telles questions. Pour Gramsci, le bloc historique est une élaboration conceptuelle complexe, faisant référence à la relation entre structures et superstructures. Ce n’est pas simplement une référence à la combinaison entre une alliance de classes subalternes, un programme de transition de transformation sociale et de nouvelles formes d’organisation. et la pratique politique. Dans une telle perspective, la question de la souveraineté en tant que partie d’une perspective radicale et émancipatrice exige la formation d’un nouveau bloc historique, au sens d’un processus de transformation et d’un récit alternatif pour les sociétés. En donc ce sens, il existe une corrélation dialectique entre anti-impérialisme et anticapitalisme. La question de la souveraineté devient un enjeu de la lutte de classe. Seule une perspective socialiste peut effectivement indiquer une revendication de la souveraineté populaire et de la démocratie. C’est précisément l’émergence d’un nouveau bloc historique qui peut réellement donner un sens différent à la souveraineté, en la liant à la transformation sociale et à l’émancipation. Pour conclure: un nouvel anti-impérialisme est aujourd’hui indispensable. Mais parallèlement, cela implique l’articulation de la revendication de souveraineté avec les aspects cruciaux d’une stratégie socialiste contemporaine et d’un projet de transformation sociale profonde. Tout cela nécessite de repenser la notion même du peuple en tant que sujet collectif de cette forme de souveraineté populaire récupérée, mais aussi d’un processus d’émancipation.
[1] Poulantzas, N. L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978, (rééd. Paris, Les Prairies Ordinaires, 2013.