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Comment peut-on encore vouloir la révolution ? L’indignation ne suffit pas à occulter un siècle de révolutions, de passions politiques et d’illusions perdues. La philosophe Isabelle Garo propose de polariser la réflexion sur le noeud du problème : les transitions et les médiations pour passer d’un ordre social à un autre.
Aujourd’hui, reconstruire l’alternative est une urgence, en vue de mettre à bas l’ordre social à bout de souffle, dévastateur pour l’humanité et la planète, qui est celui du capitalisme contemporain néolibéral, devenu le nom de sa crise sans fin. Cela passe entre autres par la repolitisation de la réflexion théorique, qui s’esquisse dans ce retour de la question communiste mais qui y reste en suspens.
Retour de la question communiste
Du côté de la gauche radicale, nous avons besoin de revenir sur le passé, de rénover les pratiques, mais aussi de renouer le lien entre la théorie et les mobilisations sociales et politiques, de rebâtir une pensée stratégique qui soit collectivement élaborée et sans cesse ajustée, critiquée. C’est cette réflexion stratégique démocratique qui a fait défaut par le passé, ou plutôt qui, lorsqu’elle existait, a fini par s’enliser.
D’un côté, ce retour présent, même très relatif, de la question communiste est à saluer, car il est le signe du besoin d’alternative globale. D’un autre côté, il me semble que si l’on oublie cette dimension stratégique, le communisme risque de se transformer en une question philosophique, et c’est ce qui est en train de se produire. L’idée de départ est donc simple : afin de discuter certaines de ces approches contemporaines de « l’idée communiste », je crois qu’il est important de revenir sur l’histoire complexe des notions de socialisme et de communisme et sur ce que fut leur distinction première, pour aborder, sous sa lumière et ses ombres mêlées, nos interrogations présentes.
Car la crise finale des États ou partis s’en réclamant tend aujourd’hui à réduire les termes de « socialisme » et de « communisme » à la seule fonction de désigner leurs échecs respectifs, gommant ce que fut la richesse de leur dialectique. Quelques remarques peuvent illustrer le problème. À partir de 1830, au moment de la constitution de ce vocabulaire en France et en Europe (même si le terme de communisme est bien plus ancien), les deux termes qualifient des courants en formation et s’inscrivent en même temps dans le large éventail des alternatives sociales et politiques. Puis alternatives et organisations vont tendre à se dissocier.
Dans un premier temps donc, à travers ce vocabulaire, le mouvement ouvrier naissant va élaborer et porter des revendications sociales et politiques radicales, qui toutes visent une transformation plus ou moins profonde de la propriété, combinées à des revendications démocratiques et parfois à des luttes d’indépendance nationale. Pour leur part, les courants socialistes vont se poser la question de leur alliance avec le courant républicain, aborder la question de l’État, mais sans jamais délaisser celle de la propriété et des inégalités, du droit du travail et des formes de transition.
L’organisation et la stratégie
La mouvance communiste se différencie de la tradition socialiste par sa radicalité supérieure. Le projet communiste a pour cause l’exploitation de classe et l’injustice sociale, et pour condition la conquête de l’État, en vue d’établir la communauté des biens. D’abord lié au babouvisme, ce courant puise ses repères dans la Révolution française et envisage l’action politique sur le modèle de la conspiration et du coup de force, organisés par des sociétés secrètes.
Avant qu’ils ne se rapprochent des organisations ouvrières existantes et participent à leur transformation, Marx et Engels se confrontent aux termes de socialisme et de communisme, tels qu’ils existent à leur époque – confrontation d’abord distante voire méfiante, puis impliquée et militante. Ils contribueront à définir et à redéfinir ces termes, qui resteront complexes et plastiques, parfois divergents, parfois interchangeables.
Quelques jalons. Marx commence par être très critique à l’égard du communisme existant, qu’il qualifie en 1842 d’« abstraction dogmatique », tout en se réclamant d’une transformation politique radicale. Le socialisme lui semble présenter le défaut inverse, le rejet des idées. Il avouera par la suite qu’il connaissait mal, à l’époque, les différents courants français. Il ne cessera de retravailler la question. Deux exemples. En 1843, il inaugure la thématique de la « vraie démocratie » : la critique de la politique n’est en rien sa suppression, mais sa redéfinition, qui intègre au communisme l’épineuse question de la suppression ou du dépérissement de l’État.
En 1847, juste avant le déclenchement de la révolution, il rédige le Manifeste du parti communiste. Or, contre toutes les idées reçues et en dépit de son titre (le mot parti n’a pas alors le même sens qu’aujourd’hui), ce texte s’attache à définir non une organisation séparée, mais une stratégie spécifique : les communistes sont « la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays ». À bien des égards, la distinction communisme/communiste sous sa plume est plus intéressante à explorer que la distinction communisme/socialisme.
Et c’est aussi la question des idées que souligne Marx, question cardinale car, à ses yeux, la construction du communisme n’a pas pour préalable la survenue d’une Idée communiste qui lui frayerait la voie, faisant de la transformation de la conscience un préalable. En revanche, l’idée communiste – si l’on veut l’appeler ainsi – et la connaissance critique du capitalisme qui en est inséparable sont bien partie prenante du projet révolutionnaire.
Un chantier collectif
Revenir à nos débats contemporains après avoir quelque peu réexploré cette histoire complexe ne vise pas à préconiser un retour aux origines, mais à éclairer certains points. Et en procédant ainsi, en sens historique inverse donc, deux choses m’ont frappée. La première est que toutes les questions abordées par les théoriciens du socialisme et du communisme sont restées ou redevenues des questions actuelles : la propriété, le travail, l’État, le parti, la violence, la théorie, la nation, etc., sont des problèmes contemporains – anciens, mais surtout fortement résurgents ces derniers temps.
La seconde est que ces questions ne sont aujourd’hui plus articulées les unes aux autres mais disjointes, démembrées entre des auteurs et des courants qui ne dialoguent guère entre eux. C’est cette dispersion de la question communiste qui explique, à mon sens, son déplacement sur le terrain de la philosophie (en sens contraire du mot d’ordre de « sortie hors de la philosophie » qui fut celui du jeune Marx) et non l’inverse. Et ce déplacement n’est pas sans enjeux politiques !
Pour le montrer, j’ai sélectionné trois auteurs qui ont en commun de reprendre les termes de socialisme et/ou de communisme, et qui s’arrêtent sur des éléments distincts de cet héritage. Pour le dire schématiquement : Alain Badiou aborde en particulier la question de l’État ; Ernesto Laclau se concentre sur les questions de stratégie ; Toni Negri et les théoriciens du commun s’intéressent aux questions de la propriété. Leurs apports sont extrêmement intéressants et ils sont à discuter en profondeur si l’on veut recréer un espace de confrontation indispensable à la construction d’une alternative.
À ces trois grands axes thématiques, il faut encore ajouter les questions cruciales du genre, de l’antiracisme politique, de l’écologie. Le chantier est énorme et il est nécessairement collectif. Mon but est seulement d’identifier les divers pans de la question communiste pour aider à les réarticuler, si possible. Relier recherche théorique et mobilisations de masse ne se décrète pas, évidemment, mais peut néanmoins se préparer… y compris sur le terrain théorique ! Faute de quoi, l’alternative restera en miettes.
Source : Isabelle Garo, Regards, 26 août 29109