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Nicole Laurin-Frenette, Extrait de “Genèse de la sociologie marxiste au Québec”. Sociologie et sociétés, vol. 37, no 2, automne 2005.

À partir des années 1960, les marxistes québécois francophones, de toutes tendances, vont débattre ces deux questions énoncées par Parti pris : la question théorique des relations entre les classes sociales et la nation, et la question politique du rapport entre la libération nationale et la libération sociale.

À ses débuts, en 1963, la revue Parti pris réunit des jeunes qui se déclarent révolutionnaires. Étudiants, employés, artistes, ils ont vingt ans ou à peine plus. Plus tard, certains feront carrière à l’université, d’autres dans les lettres et les arts. Chaque numéro de Parti pris comporte deux volets : le premier consacré à l’analyse et à la discussion de questions sociales et politiques, le second réservé à des chroniques de l’art et de la culture : roman, poésie, musique, cinéma, etc. Entre 1963 et 1968, le comité de rédaction de la revue se compose, entre autres, de Paul Chamberland, Pierre Maheu, Jean-Marc Piotte, Gaétan Tremblay, Luc Racine, Gabriel Gagnon, Patrick Straram, qui en forment le noyau stable. Plusieurs collaborateurs réguliers ou ponctuels se joignent à eux, à différentes étapes. D’emblée, les fondateurs de la revue s’affirment « socialistes, laïcistes et indépendantistes » (Parti pris, 1963, p. 3). À leurs yeux, le Québec est une société colonisée. Elle ressemble sous divers aspects aux pays du tiers-monde qui luttent à cette époque pour leur indépendance. Pour parler de la révolution au Québec, Parti pris emprunte le vocabulaire de la décolonisation, puisé dans les textes du mouvement tiers-mondiste. Dans l’éditorial du numéro de février 1964, « Nous avons choisi la révolution », l’équipe de la revue souhaite la formation d’un parti révolutionnaire, qui s’appuie sur les travailleurs (Parti pris, 1964a). Elle prône « une praxis révolutionnaire cohérente et généralisée », affirme son refus de l’ordre qui serait « une première brèche dans ce mur qui nous sépare des exploités »(Parti pris, 1964a, p. 5). Certains membres de la revue s’interrogent sur les contradictions de la Révolution tranquille, alors en cours, dans des termes qui évoquent déjà la problématique marxiste. Le nationalisme qui alimente le discours de la Révolution tranquille et justifie ses réalisations ne serait-il pas l’idéologie d’une nouvelle bourgeoisie québécoise ? Or, l’intérêt de cette classe n’est pas nécessairement celui de toute la nation, à s’oppose même le plus souvent à l’intérêt des classes populaires. Dès lors, le deuxième moment de cette révolution serait-il la prise du pouvoir par les travailleurs, les classes dites exploitées et aliénées ? Au cours des deux décennies à venir, les marxistes québécois francophones, de toutes tendances, vont débattre ces deux questions énoncées par Parti pris : la question théorique des relations entre les classes sociales et la nation, et la question politique du rapport entre la libération nationale et la libération sociale.

La revue se penche sur les conditions de vie et de travail des classes populaires. Plusieurs textes traitent du milieu ouvrier ou du milieu rural, des orientations du syndicalisme ouvrier ou agricole, des associations étudiantes. À cette époque, le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, créé par le gouvernement québécois, suscite l’intérêt de la gauche, notamment de Parti pris, parce qu’il mise sur la participation active de la population à la planification et la réalisation d’un projet de développement régional. Certains observateurs, à Parti pris et dans d’autres milieux, croient d’ailleurs que la révolution pourrait venir des régions rurales plutôt que de Montréal. D’autre part, Parti pris a pour toile de fond les groupes et les partis politiques de formation récente : le Rassemblement pour l’indépendance nationale, le Parti socialiste du Québec et le Front de libération du Québec – organisation clandestine qui privilégie l’action terroriste. Au fil des années, la revue observe et commente leur évolution idéologique et leur position politique sur différentes questions. Elle critique sévèrement ces formations, les jugeant en général peu aptes à favoriser la révolution. Sans être indulgente à l’endroit du FLQ, elle n’est pas excessivement sévère. Elle publie occasionnellement les lettres des felquistes Raymond Villeneuve, Pierre Vallières et Charles Gagnon. Ce dernier collabore régulièrement à la revue, au cours de ses années d’emprisonnement. En 1964, Parti pris fonde le Mouvement de libération populaire en espérant qu’il devienne un parti révolutionnaire, l’instrument de la prise du pouvoir par les travailleurs. En 1966, le MLP et la revue adhèrent en bloc au PSQ, formant ainsi la gauche de ce parti, ancré dans le mouvement syndical, et qui prône un socialisme modéré. Mais le PSQ n’en a pas pour longtemps à vivre ; il se disloquera en 1968. Parmi les pouvoirs en place, les cibles privilégiées de Parti pris sont non seulement l’État, fédéral ou provincial, mais également l’Église. En effet, l’éradication du cléricalisme et l’instauration de la laïcité forment la thématique de plusieurs articles et d’un numéro spécial, intitulé « Bilan du cléricalisme » (Parti pris, 1966). Au sein de l’équipe, Pierre Maheu s’intéresse tout particulièrement à la critique de l’Église et de son rôle dans la société québécoise. En décembre 1966, la revue organise aussi un colloque sur le thème « Le dieu canadien-français contre l’homme québécois », dans le cadre du « teach-in laïque » de l’Université de Montréal (Parti pris, 1966, p. 3 de couverture).

Parti pris ne s’oppose pas aux autres revues de la gauche mais elle s’en démarque et les critique à l’occasion. Ainsi, Piotte écrit que les cité-libristes sont « des intellectuels bourgeois », et il se moque de leur philosophie humaniste, qu’il qualifie de « pseudo-personnalisme » (Piotte, 1964a, p. 4). Gérard Pelletier et Pierre Trudeau ayant accusé Parti Pris de nationalisme, se font répondre par Camille Limoges que « l’homme citoyen ne peut être détaché de “l’homme concret”, qui prend racine dans son milieu » (Limoges, 1964, p. 3). À ses débuts, la nouvelle revue Socialisme 64, fondée par des syndicalistes de la CSN et de la FTQ et par des professeurs de l’Université de Montréal, ne suscite aucun enthousiasme. Au contraire, Jean-Marc Piotte se dit déçu par le premier numéro. Il aurait espéré, écrit-il, trouver des idées neuves mais « hélas ! le manque d’originalité composait avec une tenue générale – un style quoi – qui sentait le musée, le vieilli » (Piotte, 1964b, p. 37). Il affirme par ailleurs que « Parti pris a appris de Liberté » (Piotte, 1964a, p. 4). Un des artisans de cette revue, Michel Van Schendel, établit le contact avec Parti pris (Dostaler, 2001, p. 467). Il y publie d’abord un poème et, en mars 1964, un article étonnant : « La maladie infantile du Québec » (Van Schendel, 1964a). « Le mot Québec, écrit Van Schendel, est depuis 1837 le nom d’une maladie » (Van Schendel, 1964a, p. 25). Il multiplie par la suite les termes dépréciatifs pour décrire ce pays et ses habitants : « colonisé », « isolé dans une réserve coloniale », « sous-développés », « dépossédés », « con­science aliénée », « capitalisme bâtard », « fédéralisme boiteux », etc. (Van Schendel, 1964a, pp. 25-45). L’auteur est marxiste, il est devenu membre du Parti communiste, en France, à la fin des années 1940. Il vit au Québec depuis 1952. Détenteur d’une double formation en lettres et en sciences économiques, il enseigne la littérature à l’Université de Montréal et devient, en 1969, professeur au Département d’études littéraires de l’UQÀM (Chamberland et al., 2001). Il est aussi poète, auteur d’une oeuvre littéraire importante. Dès 1966, il se joint à la revue Socialisme et, plus tard, il recrute les jeunes marxistes, sur lesquels il exercera une grande influence.

En 1964, ceux-ci sont encore à Parti pris, militant pour ce qu’ils désignent comme un « socialisme décolonisateur », dont la forme cependant demeure imprécise. Aussi se mettent-ils à la recherche d’une pensée apte à guider leurs analyses et orienter leur stratégie. Sous la plume de Jean-Marc Piotte, l’éditorial du numéro de mars 1964 annonce que « Parti pris se rattache à la tradition marxiste-léniniste car nous la jugeons la moins dépassée par l’évolution historique et la plus apte, actuellement, à résoudre les problèmes que soulève un système inhumain, le système de la “free enterprise” […] Le marxisme est fondamentalement une méthode qui nous permet d’analyser et de totaliser la société dans son dynamisme et son historicité » (Piotte, 1964a, p. 2). D’autre part, dans le numéro de septembre 1964, Piotte souligne que certains collaborateurs de Parti pris ont été formés à l’école de Sartre et que la revue a aussi « adapté à la réalité québécoise… les conceptions de Memmi, Fanon, Berque, Marx et Lénine » (Piotte, 1964b, p. 37). Les trois premiers auteurs sont des théoriciens de la décolonisation, dont les travaux s’inspirent notamment de l’expérience vécue par les populations du Maghreb. Leurs problématiques sont axées sur les thèmes de la dépossession et de la domination. L’anthropologue français, Jacques Berque, s’intéresse d’ailleurs à Parti pris. Il envoie une lettre aux membres de la rédaction et quelques textes qui seront publiés au cours des années suivantes. Pour sa part, Paul Chamberland propose, dans un éditorial intitulé « La révolution, c’est le peuple », de traduire en termes d’éthique, l’action politique de la gauche (Chamberland, 1964). Il insiste sur la nécessité pour les révolutionnaires « d’être en osmose avec le peuple » : il faut, écrit-il, « écouter, apprendre du peuple, puis… lui donner voix » (Chamberland, 1964, p. 5). Ces principes, inspirés de la tradition anarchiste, suscitent toutefois peu d’intérêt à Parti pris. Au cours des années 1965 et 1966, les membres de la revue se forment au marxisme. L’expression « matérialisme historique et dialectique » apparaît. D’un numéro à l’autre, leur vocabulaire s’enrichit de termes marxistes, la plupart du temps sans référence précise. Leur connaissance de la théorie progresse. Puisant leurs idées dans les textes récents d’intellectuels français marxistes ou marxisants, ils ne s’intéressent pas encore aux classiques. Par exemple, Jean-Marc Piotte compare les vues de Serge Mallet et d’André Gorz sur les rapports entre réforme et révolution (Piotte, 1965a). Michel Mill reprend la discussion de cette théorie de Gorz dans le numéro suivant (Mill, 1965). Pierre Maheu aborde le thème de la justice de classe en s’appuyant sur une conception marxiste du droit dont les notions proviennent de deux articles, l’un de Nicos Poulantzas et l’autre de Jean-Marie Vincent (Maheu, 1965). De son côté, Piotte a découvert le Traité d’économie marxiste du trotskiste Ernest Mandel dont la lecture, affirme-t-il, lui permet de comprendre Marx (Motte, 1965b). Il n’a jamais lu Le Capital, jugé trop difficile, mais il insiste néanmoins sur le fait que sa « vision du monde » prend sa source désormais dans le « marxisme-léninisme » (Motte, 1965b, p. 109). André Pollender s’appuie sur l’économiste marxiste français Henri Denis dans un article sur la planification en URSS (Pollender, 1965). Les théories économiques de Marx, telles qu’appliquées en URSS, sont exposées par Georges Kostakeff dans « Marxisme et créditisme » (Kostakeff, 1966). Par ailleurs, au cours d’une crise qui secoue l’Association des étudiants de l’Université de Montréal, Parti pris brandit le célèbre pamphlet de Lénine, La maladie infantile du communisme, le gauchisme, pour condamner l’attitude des étudiants (Trudel, 1965, p. 5). Dans la même veine, un article bien étayé de René Beaudin, intitulé « Critique de la stratégie anarchiste », puise ses arguments dans des textes de Lénine et de Lukacs (Beaudin, 1966).

En mars 1966, un débat important oppose Paul Chamberland à Jean-Marc Piotte sur le fondement de la morale révolutionnaire. Au point de départ, ils rejettent d’un commun accord la philosophie humaniste, représentée en l’occurrence par l’ouvrage récent de Pierre Vadeboncoeur, L’autorité du peuple. Selon Motte, il existe une « base scientifique de la morale du matérialisme historique » (Piotte, 1966a, p. 3). Le devoir de faire la révolution s’impose lorsque les conditions objectives y sont propices. Il appuie son argumentation sur l’interprétation que fait Gramsci de certains passages de l’œuvre de Marx. La pensée de Gramsci sera le sujet de la thèse de doctorat de Piotte, dirigée par Lucien Goldman. Chamberland s’inspire par contre d’une conception de la révolution qui met davantage l’accent sur la transformation de la vie quotidienne et de la conscience. Plus tard, Chamberland s’engagera à fond dans le mouvement de la contre-culture ; il produira aussi une oeuvre littéraire remarquable. Ce débat amorce un changement d’orientation de la revue qui devient visible à l’automne suivant. Désormais, il ne suffit plus de connaître le marxisme, il faut le mettre en pratique. Dans l’éditorial intitulé « Exigences théoriques d’un combat politique », c’est Paul Chamberland, paradoxalement, qui déplore le manque de rigueur du marxisme de Parti pris, lequel en serait resté aux bonnes intentions (Chamberland, 1966a). Or, selon lui, seul le développement de la pratique théorique peut guider l’action. La première tâche de la revue est donc de définir le socialisme décolonisateur qui représente l’objectif de la révolution. Le thème de la pratique théorique est emprunté à l’école althussérienne. Les althussériens proposent une interprétation structuraliste de Marx. Ils appliquent au travail intellectuel aussi bien qu’au travail manuel les trois notions – matière première, moyen de production, produit – qui désignent chez Marx les éléments du procès de production. Chamberland se réfère d’ailleurs explicitement à l’ouvrage de Louis Althusser, Pour Marx. C’est la première mention dans la revue de ce nouveau courant du marxisme, dont plusieurs auteurs se rattachent au Parti communiste français. Leurs idées se propagent très rapidement dans la jeune génération de marxistes. Elles demeureront sa principale source d’inspiration, pendant plus d’une décennie. Toutefois, dans le même numéro, celui de septembre et octobre 1966, Gabriel Gagnon affirme sans ambages préférer les thèses du socialisme autogestionnaire à celles du communisme orthodoxe (Gagnon G., 1966). Gagnon est un jeune anthropologue qui s’est joint depuis peu à la revue. Formé à l’Université Laval, il a fait sa thèse de doctorat en France, avec Georges Balandier. Il enseigne au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Très proche de Marcel Rioux, il privilégie comme lui les thèmes libertaires de la pensée de Marx. Sous la plume de Gagnon, ces thèmes referont surface dans la revue, à différents moments.

En 1967, Parti pris est une revue marxiste. De plus, elle présente la qualité et la rigueur intellectuelles d’une publication universitaire. Elle le doit à plusieurs jeunes sociologues, formés à l’Université de Montréal, qui sont devenus membres de la rédaction. Parmi ceux-ci, Gilles Bourque, Gilles Dostaler, Michel Pichette, Narciso Pizarro, venus se joindre à Gabriel Gagnon et Luc Racine. Racine est l’assistant de recherche de Marcel Rioux au Département de sociologie ; il est aussi poète et musicien. D’autres jeunes sociologues apportent une contribution ponctuelle à la revue : Jean-Louis Chabot, Charles Gagnon, Nicole Gagnon, Lise Rochon, Ronald Sabourin. Plusieurs ont reçu aussi une formation en anthropologie, en histoire, en économie, en philosophie et même en sciences. Ils publient dans Parti pris des analyses marxistes de la société québécoise d’une remarquable originalité, sans succomber à ce stade au dogmatisme et au jargon d’école. Ils entendent produire et diffuser une connaissance rigoureuse de la réalité sociale, capable d’éclairer l’engagement et l’action politiques -ce dont rêvent d’ailleurs nombre d’adeptes des sciences sociales depuis Auguste Comte. Ainsi, Luc Racine écrit : « l’avènement du socialisme, au Québec comme ailleurs, dépend entre autres choses de la rencontre de la pratique socialiste et du savoir scientifique » (Racine, 1967a, p. 94). Dans ce contexte, l’étude des mouvements et des formations politiques demeure l’un des thèmes importants de la revue. On insiste sur leur composition de classes, sur les alliances et les luttes de classes en leur sein. Une recherche exhaustive sur le syndicalisme québécois -ouvrier, agricole, étudiant – est réalisée collectivement, dans le cadre de cette problématique (Parti pris, 1967a). Dans la même livraison, Gabriel Gagnon se penche sur la théorie de l’autogestion et il examine les modalités de la pratique autogestionnaire dans différents domaines (Gagnon G., 1967). À l’occasion d’un compte rendu de l’ouvrage de Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850, Gilles Bourque et Luc Racine proposent une nouvelle explication de l’insurrection de 1837-1838 (Bourque et Racine, 1967). Elle aurait opposé ce que les auteurs appellent des ensembles de classes – nation ou société – : un premier ensemble à fondement socio-économique progressif à un second ayant un fondement économique attardé, résultat de la domination d’une société par une autre. Gilles Bourque a fait d’ailleurs son mémoire de maîtrise sur ce sujet. Luc Racine recense aussi le plus récent ouvrage du politologue Gérard Bergeron, auquel il oppose sa propre conception théorique de l’État (Racine, 1967a). Les jeunes sociologues ne se contentent pas de critiquer, ils proposent des idées originales, qu’ils ont élaborées ensemble. Ils partagent leurs lectures et leurs recherches ; ils cosignent leurs textes.

Le dernier numéro de 1967 est consacré au thème « Aliénation et dépossession » (Parti pris, 1967b). Il marque un point de rupture dans la démarche de Parti pris. Dans la présentation du numéro, Luc Racine déclare que le langage de la colonisation et de la décolonisation n’est plus pertinent (Racine, 1967b). Il explique que les artisans de la revue sont passés désormais de l’humanisme à l’analyse scientifique, suivant une démarche analogue à celle qui a conduit Marx des Manuscrits économico-philosophiques au Capital. « Nous apprenons maintenant, écrit Racine, à démonter péniblement les mécanismes socio-économiques d’une domination totale, à expliquer notre mal après l’avoir nommé » (Racine, 1967b, p. 8). Ce numéro étudie différentes manifestations et productions culturelles, dans les domaines de l’art, l’histoire et la politique. Un article en ressort tout particulièrement : « Production culturelle et classes sociales au Québec », cosigné par Luc Racine, Michel Pichette, Narciso Pizarro et Gilles Bourque, qui le dédicacent ironiquement à Marcel Rioux et Pierre Vadeboncoeur (Racine et al., 1967b). Leur travail se réclame en effet d’une approche scientifique de la culture, qui ne s’embarrasse plus de considérations philosophiques, morales ou esthétiques. Il impressionne par l’ampleur et la rigueur de l’analyse, la justesse du raisonnement, la force des conclusions. Racine souligne d’ailleurs que l’analyse a été élaborée « en tirant parti le plus pleinement possible des travaux d’hommes comme Mehring, Goldman, Lukacs, Marcuse, Althusser et Macherey » (Racine, 1967b, p. 8). Le marxisme de Parti pris atteint sa maturité. Les jeunes sociologues ont lu Marx ; ils connaissent les différentes interprétations de son œuvre. Ils sont capables de se référer aussi bien à Lukacs et l’école de Francfort qu’à l’école althussérienne ; ils élaborent des problématiques dont les composantes théoriques sont empruntées à l’une comme à l’autre. Mais la revue n’a plus qu’une année à vivre, marquée par de rudes combats politiques qui vont radicaliser sa pensée.

Les numéros de l’automne 1967 et l’hiver 1968 mettent soudainement en scène les opprimés de toutes les régions du monde qui se soulèvent contre l’impérialisme américain. La revue affirme haut et fort que la lutte nationale des Québécois est solidaire de celle des Noirs américains, des Latino-Américains, et des autres peuples engagés dans leur libération. Selon ce point de vue, les États-Unis sont l’ennemi commun, de même que les valets des États-Unis : au Québec, les Anglo-Canadiens et les bourgeois québécois. La lutte nationale est bel et bien une lutte de classes ; les doutes que certains ont pu entretenir à cet égard se sont dissipés. « Le nationalisme, écrit Gilles Bourque, s’est changé, au sein des sociétés en voie de décolonisation en une force positive, génératrice de libération pour les opprimés » (Bourque, 1967, p. 10). Au Québec, « l’heure de l’action a définitivement sonné. L’histoire n’attendra pas. L’indépendance, mesure en elle-même indispensable, risque de se faire contre l’intérêt de la majorité des Québécois »(Bourque, 1967, p. 17). La priorité est donc donnée à la lutte politique. Au sein de l’équipe de Parti pris, plusieurs croient en effet que l’indépendance est inévitable mais qu’il faut empêcher la petite bourgeoisie d’en prendre l’initiative. Aussi, faut-il souhaiter « le regroupement des militants socialistes et des intellectuels marxistes dans un mouvement politique » (Racine, 1967c) pour organiser la lutte des travailleurs contre l’impérialisme et ses valets. On ne cesse de répéter que ce « projet révolutionnaire repose sur une analyse véritablement scientifique de la réalité », comme l’écrit, par exemple, Charles Gagnon (Gagnon C., 1968, p. 30). Dans ce contexte, scientifique signifie marxiste. Le ton de la revue devient très combatif et sa ferveur révolutionnaire intense. Ses horizons s’élargissent car l’internationalisme est à l’ordre du jour. Plusieurs auteurs s’intéressent tout particulièrement aux pays de l’Amérique latine. La revue publie un texte de Che Guevara, des articles sur Cuba et sur les républiques andines. Le Che et Fidel Castro sont fréquemment cités de même que le président Mao. Le Québec n’est plus seul, parce que « l’envahissement de plus en plus grand de l’impérialisme américain … vient créer une communauté de destin entre les Québécois et les “damnés de la terre” » (Bourque, 1968, p. 10). L’allusion aux damnés de la terre évoque le titre de l’ouvrage de Frantz Fanon qui a marqué la pensée de Parti pris à ses débuts. Toutefois, la cible de la lutte révolutionnaire West plus le colonialisme mais l’impérialisme.

En 1968, l’information et le débat politique sont prioritaires. Les sociologues deviennent journalistes. Gilles Dostaler réalise deux entrevues remarquables, avec René Lévesque et avec Marcel Pépin. Jan Depocas recueille les propos de François Aquin. La revue présente aussi un reportage sur la situation des Noirs dans la société québécoise. D’autre part, elle organise et anime des tables rondes sur les différentes options politiques de l’heure, au Québec. Une part importante du numéro de l’été 1968 est consacrée au compte rendu d’un grand « débat-forum » sur ces options (Parti pris, 1968). Des professeurs, des écrivains, des artistes, des étudiants y participent ; plusieurs fractions de la gauche sont représentées. Le comité de rédaction est dirigé par Philippe Bernard ; il assume une tâche difficile. En effet, à ce moment, la revue fait face à un dilemme, comme bien d’autres organisations de la gauche. Faut-il appuyer stratégiquement le Mouvement souveraineté-association, fondé par René Lévesque ? Faut-il y participer pour tenter de l’orienter vers la gauche, dans l’espoir que l’indépendance, le cas échéant, débouche sur le socialisme ? Ou bien, au contraire, s’impose-t-il, malgré l’échec du MLP et du PSQ, d’œuvrer sans tarder à la formation d’un parti révolutionnaire ? Ce parti, basé sur la classe ouvrière, réaliserait du même coup l’indépendance et le socialisme, ce dont le MSA est incapable parce qu’il représente la petite bourgeoisie. Au sein de la revue, les avis sont partagés. On apprend que certains membres de la rédaction, partisans de la seconde option, ont démissionné ; les autres membres seraient disposés à continuer. Mais la revue va cesser de paraître. Non sans réaffirmer une dernière fois sa confiance dans le marxisme scientifique, auquel toute la jeune génération marxiste va se rallier, au cours des années à venir. Le marxisme, conçu comme une science, s’oppose à l’idéologie sous toutes ses formes – politique, sociale, morale, religieuse et autres. Il oriente l’action politique et garantit son efficacité. Or, selon Gifles Dostaler, l’essai récent de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, va précisément à l’encontre de cette thèse. Dostaler démontre, en effet, que l’auteur est un gauchiste et un idéaliste, son action n’étant pas fondée « sur une analyse scientifique de la réalité québécoise. Il voue, d’ailleurs, une grande admiration au Marx jeune, au Marx idéaliste. Il néglige le Marx mûr, le Marx scientifique […] De Marx, Vallières retient un schéma simplifié, idéaliste, de l’aliénation, fruit du capitalisme… et une apologie grandiose du grand soir » (Dostaler, 1968, p. 9). Coïncidence révélatrice des divergences au sein de la gauche : un poème de Gaston Miron, accompagné de la dédicace, Pour Pierre Vallières, Charles Gagnon et leurs compagnons, paraît dans ce dernier numéro de Parti pris : « je vous salue clandestins et militants / rebelles avec cause et pour cause / vous tous, connus et inconnus / hommes / plus grands pour toujours que l’âge de vos juges » (Miron, 1968, p. 79). Après sa disparition, la revue Parti pris entre dans l’histoire du Québec, elle devient un mythe. En 1975, Marcel Rioux écrit : « De toutes les publications de gauche de cette période, il semble bien que c’est Parti pris qui a eu la plus grande audience et le plus d’impact sur la société québécoise » (Rioux, 1975, p. 6).

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