Ce texte de Charles Gagnon, militant bien connu durant les décennies 1960-70 et 80, a d’abord été présenté en 1984 à un comité de professeurs de l’UQAM, dans le cadre d’un projet de thèse de doctorat qu’il leur soumettait, dont le sujet général était la généalogie et l’analyse de ce qu’il appelait « La Nouvelle gauche québécoise des années 60 ». Cette thèse n’a jamais été complétée. Gagnon en a cependant par la suite transcrit des extraits, dont celui qui suit, dans une perspective de publication éventuelle de ses écrits marquants. Celle-ci a été faite par les Éditions Lux, en trois tomes, quelques années après sa mort. Le texte qui suit a donc été rendu public pour la première fois en 2011, dans le troisième de ces tomes, soit celui qui porte le titre « La crise de l’humanisme ».

 

La Révolution tranquille du début des années 1960 et le mouvement nationaliste québécois des années 1960 et 1970 ont déjà fait l’objet d’études nombreuses au cours des dernières années. À côté de monographies centrées sur un aspect ou un autre des transformations connues le Québec au cours de cette période, on trouve un certain nombre d’articles ou d’ouvrages qui avancent des hypothèses générales le sens de ces transformations, qui en proposent une explication.

L’intention initiale à l’origine de ce travail était de faire un examen critique d’une des premières analyses de la Révolution tranquille et de la « renaissance » du nationalisme au Québec au début des années 1960, soit celle de la revue Parti pris. Pour ce faire nous comptions nous appuyer sur les analyses plus récentes consacrées aux mêmes questions et où nous espérions trouver une interprétation plus poussée de l’évolution récente, de la société québécoise ou, en tout cas, les matériaux nécessaires à une telle interprétation.

La lecture des Bourque, Legaré, Pelletier, Denis, Fournier, Niosi, Parizeau etc. (voir la bibliographie pour des références précises) nous a évidemment appris beaucoup de choses et des choses qui permettent de contester les positions de Parti pris à bien des égards. Ainsi, la thèse de Parti pris sur le « colonialisme canadian » au Québec, apparaît nettement dépassée; sa perception du duplessisme demeure assez simpliste; son analyse des classes sociales est pleine d’ambiguïtés, au point qu’il est difficile de la présenter de façon cohérente…

Mais, ceci dit, au fur et à mesure que nous avancions dans la lecture des analyses « d’inspiration marxiste » de la société québécoise d’après la Révolution tranquille, plus il devenait évident que si ces analyses se démarquaient, et souvent sur des points majeurs, des positions de Parti pris, elles n’en procédaient pas moins suivant une approche similaire que, pour les fins du présent travail, nous appellerons la « problématique partipriste »; non pas, comme nous le verrons plus loin que cette problématique soit une pure création de Parti pris, mais plutôt parce que c’est sous son influence, croyons-nous, qu’elle s’est imposée à la « nouvelle gauche[1] » québécoise à partir du début des années 1960.

Ainsi, les matériaux sur lesquels nous comptions nous appuyer pour faire la critique de Parti pris nous ont plutôt renvoyé aux analyses de Parti pris comme à leur source. Si bien qu’une critique véritable de Parti pris devra comprendre celle aussi de sa problématique. Et cela n’est pas une tâche qui puisse être accomplie dans le cadre du présent texte. Aussi avons-nous dû modifier sensiblement notre objectif.

Alors que nous nous proposions en quelque sorte de faire la critique des points de vue de Parti pris sur la base d’une analyse au moins sommaire des transformations qu’a connues le Québec à partir de 1960, nous nous attacherons davantage à faire apparaître que la problématique partipriste, et les limites qu’elle pose, s’est perpétuée dans la plupart des analyses subséquentes et que, conséquemnent, pour dépasser les analyses de Parti pris autrement que sur des éléments particuliers seulement, c’est à une révision de la problématique elle-même qu’il faut procéder.

C’est pourquoi nous présenterons d’abord ce que nous considérons être l’essentiel des positions de Parti pris ; nous tâcherons ensuite de montrer, très sommairement, comment les études subséquentes que nous avons consultées renvoient, règle générale, à la même problématique; finalement, à travers la critique des limites de ces analyses, nous amorcerons la présentation de ce qui à ce moment-ci nous parait constituer une problématique susceptible de permettre le dépassement de ces limites.

1. Parti pris (l963-l968) aux origines de la « Nouvelle Gauche » québécoise

Parmi les très nombreux groupes politiques se donnant pour objectif la constitution d’un parti ouvrier, qui sont apparus au Québec depuis le milieu des années l950, la revue Parti pris occupe une place à part, par l’influence qu’elle a eu sur la gauche québécoise jusqu’à aujourd’hui et par le radicalisme des positions qui furent les siennes, quand on les met en rapport avec l’idéologie qui prévalait parmi les progressistes de l’époque.

Malgré sa brève existence, malgré ses hésitations politiques, malgré l’ambiguïté de ses positions et peut-être même en raison de celle-ci, on peut considérer que Parti pris a été l’instrument de la légitimation de la Nouvelle Gauche au Québec, c’est-à-dire de cet ensemble assez mal défini de courants politiques dont l’apparition dans maints pays a plus ou moins coïncidé avec la perte de prestige considérable subie par les partis communistes (prosoviétiques) dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale et, plus encore le XXe Congrès du P.C.U.S. en 1956 alors que les « horreurs » du stalinisme devaient être dénoncées par Khrouchtchev et que l’unité du mouvement allait commencer à s’effriter sérieusement[2].

La « Nouvelle Gauche »

Lancée en octobre 1963 par un petit groupe de jeunes intellectuels issus de l’Université de Montréal pour la plupart, notamment des facultés de Lettres et de Philosophie, la revue Parti pris constitue un point de rupture dans l’histoire de la gauche québécoise: une nouvelle génération va prendre en charge les débats qui depuis une dizaine d’années divisent les gens de gauche, venus des syndicats, du P.S.D. (le Parti social-démocrate, qui constituait l’aile québécoise de la C.C.F.), du P.C.C., de Cité libre, etc., débats qui jusqu’en 1960 avaient surtout porté sur la façon de lutter contre l’obscurantisme et la répression duplessistes et qui vont se poursuivre après 1960 sur la question du parti ouvrier, canadien ou québécois, issu des syndicats ou pas, indépendantiste ou fédéraliste, etc.

Jeune, idéaliste et forte de ses convictions, l’équipe de Parti pris ne va pas s’enfermer au départ dans les débats assez pénibles de la période précédente. L’accession du Québec à la « modernité » doit passer par la fin du colonialisme canadien-anglais (ou canadian), de l’impérialisme et de la domination ecclésiale: le Québec de l’avenir sera indépendant, socialiste et laïc.

Malgré leur nouveauté à bien des égards, les idées de Parti pris ne sont pas le fruit d’une génération spontanée; on peut facilement en retrouver l’origine dans divers courants idéologiques des années précédentes, et même dans ceux qui ont accompagné la Révolution bourgeoise en Europe au XIXe siècle et qui ont eu des échos ici même au Canada par la suite, par exemple chez les Patriotes de 1837-1838, chez les libéraux et les socialistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle… De façon plus immédiate, c’est toutefois le courant de l’A.S.I.Q., Action socialiste pour l’indépendance du Québec, de Raoul Roy, un ancien membre du P.C.C., qui aura le plus influencé l’équipe de Parti pris, ce que ses membres reconnaissaient d’ailleurs volontiers à l’époque.

Le mérite particulier de Parti pris aura été de faire une synthèse dynamique d’objectifs plus ou moins diffus jusque là. Son succès considérable et rapide est sans doute lié à la conjoncture du moment: la Révolution tranquille avait libéré les esprits, le R.I.N. était né en 1960 et le mouvement étudiant était en train de se politiser rapidement: qu’on se rappelle l’affaire Gordon, ce président du C.N. (chemins de fer nationaux) qui ne voulait pas de francophones dans son administration en raison de leur incompétence; le F.L.Q. s’était manifesté pour la première fois au printemps de 1963.

En outre, le fait que l’équipe de Parti pris n’ait pris aucune part aux débats liés à la création du N.P.D. en 1960 et du P.S.Q. en 1963, lui donnait une sorte de « virginité » politique qui allait la servir. C’est sans doute cette circonstance qui permet de considérer que la création de Parti pris marque l’apparition de la « Nouvelle Gauche » au Québec, c’est-à-dire une gauche née en dehors des cercles communistes et sociaux-démocrates traditionnels et qui, à l’origine en tout cas, se situera nettement en marge des débats traditionnels de la gauche « ancienne » et orthodoxe.

Appuyant ses analyses sur une problématique visiblement influencée par le marxisme, Parti pris n’adhérera toutefois à aucune « orthodoxie », demeurant tout à fait silencieuse, par exemple, sur les enjeux idéologiques et politiques du conflit sino-soviétique. Son usage des concepts marxistes sera marqué par une grande liberté d’interprétation et ses rédacteurs n’auront aucune hésitation à recourir à des théoriciens dont le statut de marxiste était pour le moins incertain.

C’est ainsi que Piotte fera état des thèses de Gorz et de Mallet, dans un article de 1965[3], deux sociologues français qui un peu plus tard, suivant Irwin Unger, exerceront une influence considérable sur la New Left américaine quand celle-ci entreprendra de consolider ses bases théoriques[4].

De façon générale, on peut dire que le « style » de Parti pris – et le « style » n’est pas gratuit – est bien celui de la Nouvelle Gauche. En témoigne ce passage de Chamberland:

Ce que nous vivons aujourd’hui est un acte historique, créateur d’avenir, et qui n’a pas d’autre équivalent que l’insurrection de 1837 : il nous faut triompher là où Chénier et ses camarades ont échoué. Nous devons renier le passé, rejeter la suite de compromissions et de trahisons qui tissent notre histoire et n’en retenir que l’obscure et tenace volonté de vivre. Il nous faut nous dépasser vers un avenir qui ne soit pas la répétition ensorcelante du passé; opérer un dépassement qui rejette la volonté abstraite d’émancipation prônée par la génération citélibriste (l’abstraction est pour nous l’oubli, et l’oubli voulu, du mal colonial)[5].

Parti pris, « première manière », 1963-1965

On pourrait diviser l’histoire de Parti pris en trois périodes : la première d’octobre 1963 à juin 1965, pendant laquelle le courant Parti pris pour un Québec indépendant, socialiste et laïc se constitue; la deuxième, de juillet 1965 à août 1966, qui est celle de l’action politique au sein du M.L.P. et du P.S.Q.; la troisième enfin, de septembre 1966 à juillet 1968, alors que Parti pris termine sa carrière comme revue indépendante.

Il serait assez laborieux et sans doute peu utile de se livrer à une analyse de tous les textes de Parti pris. Quoi qu’il en soit et pour les fins du présent travail, nous concentrerons notre attention les « manifestes » de la revue, le premier de septembre 1964 étant comme la synthèse des positions du groupe à son origine.

Le « Manifeste 1964-1965 » est un texte relativement court divisé en quatre grandes parties: 1. bilan; 2. la perspective; 3. les tâches concrètes; 4. l’action de Parti pris[6].

Malgré le langage radical sous lequel elle se présentait, il convient aujourd’hui de noter que l’idéologie de Parti pris demeurait relativement modérée et que ses analyses manifestaient un sorte de « maturité » politique qu’on ne retrouvera pas toujours dans les autres groupes contemporains et postérieurs, y compris les groupes des années 1970. On doit d’ailleurs dire que ce mélange de radicalisme et de « modération » semble avoir été une caractéristique de la Nouvelle Gauche des années 1960 non seulement au Québec, mais aussi au Canada anglais où de jeunes « activistes » tenteront d’abord de gauchir le Parti libéral, notamment à Vancouver lors de la campagne à la « chefferie » qui devait déboucher sur le choix de Pierre Elliot Trudeau en 1968, et aussi aux États-Unis où la New Left cherchera à influer sur l’orientation et le leadership du Parti démocrate à la même époque…

Parlant de l’année écoulée, la première de l’existence de Parti pris, le « Manifeste » déclare:

L’année a été marquée par l’apparition d’une conjoncture et d’une conscience nouvelles. Le nouveau front, qui transparaît sous celui de la lutte pour l’indépendance et l’approfondit, c’est celui d’une lutte de classes. (…) A travers des méandres et des avatars nombreux, la lutte de libération nationale est en train de se radicaliser et de donner naissance au vrai combat, à la lutte révolutionnaire[7].

Cette idée, faut-il le souligner, est capitale, non seulement dans la pensée de Parti pris, mais en regard de l’évolution subséquente de tout le mouvement nationaliste québécois contemporain: le caractère contradictoire des forces qui en constituent la base sociale. C’est sur ce terrain que la gauche québécoise se retrouvera constamment engagée dans des débats interminables et finalement impuissante à les résoudre de façon satisfaisante. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que l’analyse de Parti pris incluait la possibilité de cet échec. Ce à quoi nous reviendrons plus loin.

Le « Manifeste » se livre alors, après un rapide retour en arrière dans l’histoire du Québec depuis la Rébellion de 1837-1838, à un examen de la Révolution tranquille qui aurait marqué, avec l’élection du P.LQ. en 1960, la victoire de l’« alliance » de l’opposition libérale et démocrate incarnée par le Refus global de Borduas et ses camarades et par Cité libre de Trudeau et Pelletier, d’une part, et de la bourgeoisie « nouvelle » en train de naître et composée d’entrepreneurs et d’industriels québécois, d’autre part.

En même temps, continue le « Manifeste », un autre mouvement « réapparaît », le nationalisme « dans sa forme radicale, le séparatisme »[8]. Sur cet « autre mouvement », le « Manifeste » porte un regard assez crû:

Sous sa forme nouvelle (donnée par Roy et Barbeau notamment), l’idée séparatiste était (…) une idée vide, sans contenu politique réel, sans contenu social: c’était une idée bourgeoise. C’était même l’idée par excellence dont les nouveaux bourgeois libéraux avaient besoin: elle apportait la seule solution réelle aux problèmes, financiers entre autres, qui bloquaient le chemin de la « révolution tranquille ». Aussi les fractions les plus jeunes, les plus dynamiques de cette bourgeoisie furent-elles vite convaincues: étudiants, professionnels, intellectuels, journalistes, etc. Et le gouvernement Lesage ne fut pas long à se servir de l’indépendance pour faire chanter Ottawa[9].

Bref, l’« idée » séparatiste est une idée bourgeoise, de cette « nouvelle bourgeoisie » qu’assez étrangement Parti pris définit en pratique comme incluant aussi bien les entrepreneurs que les intellectuels et les étudiants. Et le « Manifeste » d’ajouter:

Ce n’est pas une idéologie, mais une nécessité qui pousse la bourgeoisie vers l’indépendance. Et ainsi, il apparaît de plus en plus possible que le R.I.N. se fasse « ravir » l’indépendance par le régime Lesage, ou mieux par une quelconque faction dissidente du parti libéral alliée aux autres représentants de la bourgeoisie nationale[10].

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Parti pris avait vu juste sur ce point là… sauf qu’une fois l’indépendance « ravie » au R.I.N., il n’y aura pas d’indépendance.

Mais, continue le « Manifeste », « l’idée d’indépendance était ambiguë » et les faits l’ont montré: dans le prolongement de l’Alliance laurentienne, une extrême droite, la Phalange, est née; avec l’éclatement du R.I.N., un courant de droite, le P.R.Q. (Parti républicain du Québec), s’est constitué; et il y a le R.I.N. qui en est sorti, à peine plus « progressiste » que le Parti libéral. Jusque là l’avenir de l’indépendance, pour Parti pris, réside davantage chez les partis traditionnels; dans ce cas, il s’agirait d’une indépendance « bidon », « bourgeoise ».

Cependant, la Revue socialiste de Raoul Roy, créée en 1959 suite, entre autres, au refus du P.S.D., d’appuyer l’autodétermination du Québec, aurait déjà fait apparaître les potentialités révolutionnaires, décolonisatrices de l’idée d’indépendance[11]. Et plus récemment, les premières manifestations du F.L.Q. composé de jeunes membres du R.I.N., constituerait un dépassement « vers la gauche » du mouvement séparatiste. D’où, poursuit le « Manifeste », la scission du mouvement en deux :

Au terme de toute cette évolution, un nouveau rapport de forces est établi: l’idée d’indépendance était une idée virtuellement révolutionnaire qui apparut dans un contexte et sous une forme bourgeoise. À partir de là elle se développe, comme on pouvait s’y attendre, dans deux directions opposées. Nous avons vu d’une part la bourgeoisie assumer cette idée sous une forme mitigée et sans contenu social réel; d’autre part, une nouvelle gauche révolutionnaire se former, qui remplit l’idée initiale par celle d’une décolonisation totale, laquelle ne peut s’accomplir que par une révolution populaire et socialiste[12].

C’est ainsi que Parti pris en arrive à présenter la lutte politique à mener au Québec comme comportant deux fronts[13]. Une différence majeure distingue les deux, qui va donner son fondement à la stratégie préconisée par Parti pris : alors que la « grande bourgeoisie nationale embryonnaire » du Québec est quand même suffisamment consciente et organisée pour réaliser l’indépendance,

Les classes populaires, quoique mécontentes, n’ont pas encore acquis de claire conscience de classe. Elles sont endormies par un confort relatif, fascinées par l’American way of life, et désarmée par un syndicalisme idéologiquement bourgeois, dépolitisé; à cause de tout cela, elles n’en sont qu’à exiger de meilleurs salaires, et les chefs syndicaux leur font oublier l’injustice du système qui les exploite[14].

Ainsi, Parti pris entrevoit un long travail politique destiné à éveiller la conscience des masses et dont l’objectif est la création du « parti populaire révolutionnaire ». Comme il s’agit d’une tâche à plus long terme, comme surtout

l’instauration de l’ordre social bourgeois [que Parti pris oppose ici au passé colonial du peuple québécois] représente un progrès relatif, et comme l’acquisition de l’indépendance est un préalable à la lutte révolutionnaire, nous sommes malgré nous les alliés objectifs de la bourgeoisie nationale[15].

Nous reviendrons plus loin sur les analyses de Parti pris, mais il importe de signaler ici deux choses : d’abord l’indépendance est vue comme un préalable, une condition pour aller plus loin, et cela distinguera Parti pris d’autres courants de gauche, notamment la revue Révolution québécoise qui commence précisément à paraître en septembre 1964. Ensuite – et cela est sans doute plus important dans le cadre de notre étude – Parti pris admet implicitement son  caractère intermédiaire entre la « bourgeoisie nationale » et les « classes populaires ». En effet, pour le capitalisme, c’est-à-dire pour la lutte sur le « deuxième front » il faudra une « alliance », la seule qui puisse réussir aux yeux de Parti pris, « celle de l’ensemble des classes populaires avec l’avant-garde révolutionnaire »[16]. Or, dans la lutte sur le « premier front », la lutte anti-colonialiste, « nous », écrit Parti pris, « sommes les alliés objectifs de la bourgeoisie nationale[17]. » tout porte à croire qu’il ne s’agit pas ici de l’alliance des classes populaires et de la bourgeoisie nationale, mais bien de l’alliance de ceux au nom desquels parle Parti pris, c’est-à-dire cette « avant-garde révolutionnaire » formée d’intellectuels, de journalistes, de professeurs, etc., de ceux-là même qui, suivant Chamberland , ont créé le R.I.N.[18]. . .

Il n’est pas utile de s’attarder aux deux dernières parties du « Manifeste », les « tâches concrètes » et l’« action de Parti pris : elles ne font que développer l’idée du Parti Révolutionnaire à construire, elles définissent les tâches de « recherche », d’« éducation populaire » et d’« encadrement » que se donne Parti pris dans cette perspective. Sauf  qu’il sera utile de retenir que la revue voit son travail d’« éducation populaire » d’une façon assez particulière: face au mécontentement croissant dans les divers milieux, « cultivateurs, ouvriers, collets blancs », et si l’on veut éviter qu’elle ne retombe dans les réformettes, il faut

pénétrer patiemment chaque milieu, expliquer le vrai sens des problèmes; il faut que nous aidions les classes populaires à comprendre la futilité des revendications de salaire d’un syndicalisme bourgeois, que nous leur montrions que l’exploitation est un système et qu’il est total: il faut que nous fassions naître la conscience et la solidarité de classe[19].

Face à des affirmations de ce genre, on ne peut guère s’étonner que les adversaires politiques de Parti pris, notamment l’équipe de Cité libre, ait alors parlé du nouveau « cléricalisme » représenté par le courant indépendantiste. L’accusation était sans doute de bonne guerre compte tenu des conditions sociales du moment, c’est-à-dire une contestation généralisée du cléricalisme ancien, mais elle était non moins superficielle. On sait aujourd’hui que l’idéalisme, le volontarisme et même le moralisme de Parti pris étaient des éléments essentiels des courants idéologiques de la « Nouvelle Gauche », tels qu’ils vont se manifester non seulement au Québec mais dans toutes les régions du monde; un phénomène, soit dit en passant, qui mériterait certes une plus grande attention…

Parti pris « deuxième manière », 1965-1966

On pourrait considérer qu’avec la création du Mouvement de libération populaire, M.L.P., à l’été de 1965, Parti pris ne faisait qu’avancer d’un pas dans l’application de son programme qui fixait le parti révolutionnaire comme objectif dans la lutte sur le « deuxième front ». Mais si Parti pris avançait alors effectivement dans la ligne qu’elle s’était tracée sur un point, elle s’en éloignait tout autant sur un autre; elle abandonnait en fait un élément central de son analyse de la conjoncture et, partant, de ses visées stratégiques: le processus de libération du Québec ne serait plus le résultat d’une lutte sur deux fronts, l’un, le front anti-colonial, devant nécessairement précéder l’autre, l’indépendance devant venir avant le socialisme.

En effet, avec son « Manifeste 1965-1966 », Parti pris adoptait la position d’une lutte unique pour l’indépendance et le socialisme. En fait, avec le recul du temps, on peut se demander si Parti pris, c’est-à-dire son noyau originel, abandonnait vraiment son « étapisme » et si cette ligne nouvelle n’était pas d’abord celle des nouveaux éléments venus à Parti pris pour donner naissance au M.L.P., soit la Ligue ouvrière socialiste, L.O.S., groupe trotskyste, le Groupe d’action populaire et Révolution québécoise, revue née un an plus tôt sous l’impulsion d’une fraction dissidente de Cité libre, dont Pierre Vallières. Mais arrêtons-nous d’abord au « Manifeste »…

Rappelant le « Manifeste de 1964-1965 » publié un an plus tôt, Parti pris indiquait que le deuxième n’était pas du tout publié « dans le même esprit ». On y lisait en effet:

Les idées que nous allons exposer ici ne sont pas des thèmes de contemplation intellectuelle; c’est l’action qu’elles inspirent qui leur donnera du poids[20].

On a là une indication du « nouvel esprit » qui va caractériser ce document du M.L.P., organisation qui se donnait pour tâche de « rassembler l’avant-garde révolutionnaire ». Cet « esprit », on pourrait, avec le recul du temps, le considérer comme fortement volontariste…

Le « Manifeste de 1965-1966 » est beaucoup plus développé que le précédent. Il comporte notamment une analyse des classes et de leurs rapports qui s’étend sur une douzaine de pages. Parti pris y divise la société québécoise en trois classes sociales: la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et les travailleurs. Mais cette analyse laisse beaucoup de points sombres. Ainsi, la « grande bourgeoisie » est « presque entièrement étrangère ; une cinquantaine de Québécois en ferait partie[21]. Plus loin cependant, on verra qu’une « grande bourgeoisie autochtone » est apparue, « même si elle est à peine naissante »[22]. Cette bourgeoisie nouvelle qu’on appellera parfois la « néo-bourgeoisie »[23], se retrouve plus ou moins liée aux secteurs progressistes de la petite bourgeoisie qui utilise l’État pour se développer, ce qui donne naissance au néo-« capitalisme »[24]

Derrière cette terminologie un peu confuse, mais assurément inspirée du marxisme, se profile une analyse de la Révolution tranquille qui ne manque pas d’intérêt. Suivant Parti pris, les éléments de base de celle-ci sont « l’industrialisation accrue du Québec », « l’apparition d’une grande bourgeoisie autochtone » et un changement au niveau des « couches de la petite bourgeoisie qui détiennent le pouvoir politique, même si le contrôle de la grande bourgeoisie étrangère demeure[25] ».

Néanmoins, Parti pris écrira plus loin:

C’est cette faction progressiste (de la petite bourgeoisie) qui s’allie à la grande bourgeoisie pour former la néo-bourgeoisie; la grande bourgeoisie s’est constituée surtout depuis la dernière guerre et, en 1 960, son pouvoir économique étant assez fort, elle a supplanté politiquement (sautant sur l’occasion offerte, la mort de Duplessis) la petite bourgeoisie, et l’a divisée en deux camps en s’attachant certaines factions[26].

Suivant Parti pris, c’est la petite bourgeoisie qui est le plus affectée par la Révolution tranquille. Une partie d’entre elle, utilisant l’État, sera à l’origine de ce « néo-capitalisme » dont on a parlé plus haut, tandis qu’une autre partie évolue « dans la direction inverse », c’est-à-dire passe au salariat. Et dans le cas de cette dernière, tout reste à venir, si l’on peut parler ainsi. En effet,

quant aux travailleurs, s’ils n’ont rien perdu à ce déplacement des forces, ils n’y ont guère gagné non plus, du moins dans l’immédiat[27].

Après avoir signalé la montée du mouvement gréviste, les progrès de la syndicalisation, la révolte des agriculteurs et le radicalisme naissant des étudiants, le « Manifeste » aborde, ce qui constitue sa différence principale avec celui de l’année précédente, « le deuxième « moment » de la révolution tranquille »[28]. Autrement dit, « l’accomplissement de la révolution tranquille, c’est le moment de l’ouverture de la lutte révolutionnaire proprement dite »[29]. Et cette lutte ne peut avoir qu’« une seule issue satisfaisante (…), le remplacement du pouvoir colonialiste et impérialiste, et du pouvoir de la néo-bourgeoisie par le pouvoir des classes travailleuses. »[30].

Après avoir formulé le « programme minimum » de Parti pris, le « Manifeste » passe à l’examen du caractère révolutionnaire de la conjoncture québécoise de 1965; celle-ci est alors qualifiée de « situation révolutionnaire latente » ou « pré-révolutionnaire »[31]. Le reste du « Manifeste » sera en conséquence consacré à établir les terrains sur lesquels l’« avant-garde » doit agir pour rendre cette situation pleinement révolutionnaire. Et ces terrains ne manqueront pas : provoquer la montée du « mécontentement populaire » ; intensifier les divisions entre les paliers fédéral et provincial de l’État ; forcer le régime à s’engager dans le cercle du durcissement de l’État face aux mouvements des masses et, finalement, au cœur de tout cela bâtir le parti révolutionnaire qui constituera le pouvoir de remplacement. C’est à cette tâche principale que le M.L.P. se destine donc à  l’été de 1965.

Parti pris « première manière » (bis)

On connaît la suite. Le M.L.P. n’existait pas depuis six mois que déjà les tensions qui allaient conduire à son éclatement, apparaissaient. D’un côté, les trotskystes de la L.O.S. qui déjà défendaient l’idée du parti créé par les syndicats et se spécialisaient dans l’entrisme, favoriseront le rapprochement avec le P.S.Q. (Parti socialiste du Québec, finalement créé en 1963), qui, pour sa part, appelait à l’unité de la gauche. De l’autre côté, les radicaux, venus de Révolution québécoise, lorgnaient déjà du côté du F.L.Q.; dès l’été de 1965, l’un d’entre eux avait d’ailleurs entrepris des démarches auprès du groupe qui publiait la Cognée, l’« organe » du F.L.Q., depuis 1963.

En janvier 1966, un noyau du M.L.P. passera tout à fait au F.L.Q. Et en mars de la même année, dans une perspective d’unification de la gauche, le M.L.P. restant enjoindra ses membres à adhérer individuellement au P.S.Q. en vue des élections de juin suivant. Alors que les partis indépendantistes, Rassemblement national, R.N., et R.I.N. recueilleront autour de 10% des voix, le P.S.Q. n’obtiendra aucun succès. Il disparaîtra progressivement dans les mois suivants, exception faite de sa section des Jeunesses socialistes qui, sous le leadership de Mario Bachand, un ex-felquiste, se retrouveront par la suite dans d’autres groupes de gauche, tel le Comité indépendance et socialisme, C.I.S., et le Front de libération populaire, F.L.P.

C’est ainsi que dès septembre 1966, Parti pris sera redevenue ce qu’elle était au départ, une « revue politique et culturelle » sans affiliation « partisane »! C’est un éditorial de Paul Chamberland dans le numéro de septembre-octobre 1966 qui l’apprendra aux lecteurs, en même temps qu’il révélera, de façon quand même feutrée, les critiques que Parti pris formulait alors à l’endroit de l’entreprise du M.L.P.:

La transformation révolutionnaire du Québec… demeure la raison d’être d’un PARTI PRIS certain. (…) Mais il ne suffit pas de crier révolution pour que révolution soit. (…) Si, dès les premiers instants de notre entreprise, nous savions bien que la révolution « n’était pas pour demain », nous n’en vivions pas moins dans l’attente plus ou moins obscure d’un cataclysme historique. Sans doute était-ce le fait d’un romantisme inévitable[32] !

Un « romantisme », pourrions-nous ajouter aujourd’hui, qui aurait la vie plus dure que ne le croyait alors Parti pris !

Il n’est pas utile dans le cadre de la présente étude de s’étendre sur l’évolution ultérieure de Parti pris jusqu’à sa dissolution au cours de l’été de 1968. L’effritement progressif Parti pris n’est que le corollaire de celui du courant idéologique que la revue représentait depuis ses origines: le courant du nationalisme petit-bourgeois, c’est-à-dire l’indépendantisme qui, à partir de 1967, après l’échec de ses tentatives de rapprochement avec le mouvement ouvrier, optera peu à peu pour l’appui au nationalisme mitigé du Parti québécois, appui au sein duquel il retrouvera, assez paradoxalement, … le mouvement ouvrier.

Pour être plus complet, il faudra ici dire que le courant politique partipriste survivra d’abord avec le F.L.P. entre 1968 et 1970 et qu’il réapparaîtra en 1972 avec l’Équipe du journal EN LUTTE ! avec des différences notables par la suite cependant, notamment en ce qui a trait à la question nationale… Mais cela nous entraînerait trop loin pour le moment.

On aura une assez bonne idée des positions de Parti pris et de ses hésitations – de ses contradictions ? – au cours de cette dernière période en lisant l’article de J.-M. Piotte, « Sens et limites du néo-nationalisme », où l’auteur tente de répondre à la question: « Quelle est la classe qui peut conduire la nation québécoise au terme de son mouvement de libération ? »[33] La réponse de Piotte est claire et nette : la petite bourgeoisie ou, plus exactement, la fraction progressiste, néo-capitaliste de celle-ci. Elle y a intérêt et elle en a les moyens : elle peut y trouver un moyen d’accroître ses pouvoirs économiques face au capital canadien et étranger, d’une part; d’autre part, elle exerce déjà son contrôle sur l’appareil d’État via le P.L.Q. et l’U.N.

En même temps, le problème des socialistes demeure entier : Piotte reconnaît n’avoir aucune stratégie à avancer pour la gauche… pour la bonne raison que l’orientation des syndicats demeure une énigme et qu’un « socialiste ne peut tracer une ligne d’action sans tenir compte des syndicats[34]. »

Après Parti pris

La Révolution tranquille a fait l’objet de bien des analyses depuis que Parti pris essayait d’en cerner la dynamique alors même qu’elle prenait place au début des années 1960. À de rares exceptions près, les études réalisées au cours des années 1970 sur la Révolution tranquille on fait porter l’attention sur les contradictions qui ont alors opposé les diverses fractions de la bourgeoisie au Québec. Notre prétention est à l’effet que la plupart de ces analyses, y compris celles qui prennent le mouvement syndical comme objet d’étude, ne rompent pas vraiment avec la problématique partipriste, même si elles arrivent pour certaines à des conclusions sensiblement différentes, voire même opposées dans certains cas.

En fait, chacune des théories sur la Révolution tranquille que nous avons consultées dans le but d’approfondir notre compréhension de celle-ci, mériterait d’être analysée et commentée pour elle-même, en ce sens qu’elles comportent toutes suffisamment d’éléments originaux pour justifier une telle démarche. Toutefois, compte tenu de l’objectif et des limites du présent travail, nous nous bornerons à les considérer du seul point de vue de l’approche, qu’elles adoptent à l’égard de la bourgeoisie, d’une part, et de la classe ouvrière, de l’autre. Car la faiblesse majeure de la problématique partipriste et des études subséquentes qui l’ont reprise, nous semble justement résider dans le traitement radicalement différent qu’elle accorde aux différentes classes sociales, bourgeoisie et classe ouvrière notamment.

Or, comme nous tenterons de le démontrer plus loin, il nous parait insatisfaisant et trompeur de tenter, par exemple, de fixer les rapports et les contradictions internes à la bourgeoisie sans, en même temps, approfondir les rapports qui lient la bourgeoisie et la classe ouvrière, les différentes fractions de la bourgeoisie et les différentes couches ouvrières et populaires

En pratique, le survol que nous allons faire des diverses thèses qui ont cours sur la Révolution tranquille n’est pas tant destiné à en évaluer la portée qu’à illustrer le fait qu’on n’y échappe pas aux pièges d’une problématique qui, tout en renvoyant à la théorie marxiste du  capitalisme, en abandonne largement le caractère dialectique, comme nous le verrons plus loin…

Deuxième partie

2. Les continuateurs de Parti pris

Parmi les analyses de la Révolution tranquille et de ses prolongements que nous avons consultées, il en est un certain nombre qui présentent des points communs majeurs avec celle de Parti pris. Il s’agit principalement de celles de Michel Pelletier et de Pierre Fournier; on pourrait également ranger les études de Arnaud Sales et de Jorge Niosi dans la même catégorie à certains égards.

Pour les deux premiers auteurs à tout le moins, la Révolution tranquille aurait constitué un moment d’expansion, ou son amorce, d’une fraction ou d’une autre de la bourgeoisie québécoise. On a vu que; pour Parti pris, l’élection du P.L.Q. en 1960 signifiait le renforcement « néo-bourgeoisie » québécoise formée d’« entrepreneurs », d’industriels et de petits bourgeois progressistes, et qui entendait se servir de l’État comme instrument de promotion de leurs intérêts. Suivant la logique des choses adoptée par Parti pris, cette néo-bourgeoisie confrontée à la situation coloniale du Québec, évoluerait quasi inévitablement vers l’indépendantisme.

On pourrait presque considérer que dans son texte sur « Les paramètres de cette bourgeoisie québécoise » Pierre Fournier se charge de faire la preuve de l’hypothèse de Parti pris[35]. Il montre en effet comment cette bourgeoisie s’est développée depuis 1960, comment elle s’est appuyée sur l’État et comment finalement le P.Q. en constitue un porte-parole important.

Toutefois, Fournier ne s’avance pas davantage ; il ne traite pas des rapports entre les différentes fractions de la bourgeoisie et se garde bien d’identifier un parti ou un autre à ces mêmes fractions bourgeoises. De plus, même si on pourrait le déduire de ses propos, Fournier n’affirme pas que ces progrès notables de la bourgeoisie québécoise se seraient accompagnés d’une perte de terrain soit de la bourgeoisie canadienne soit de la bourgeoisie américaine. Si bien que la question de la question de la force relative de la bourgeoisie québécoise demeure tout à fait ouverte ; théoriquement il se pourrait que les gains de la bourgeoisie québécoise soient demeurés relativement faibles par rapport à ceux des autres fractions bourgeoises, en termes nationaux, présentes dans l’économie québécoise…

Ce problème est implicitement soulevé par des études comme celles de Niosi[36] 32 et de Sales[37],  33 et aussi par celle de Dorval Brunelle dont nous parlerons plus loin. Même si les thèses de Niosi et Sales diffèrent considérablement de celle de Parti pris et de Fournier, elles n’en comportent pas moins un élément commun avec ces dernières : le développement des bourgeois québécois. Les deux toutefois insisteront davantage sur les rapports d’intégration au sein de la bourgeoisie canadienne dans le cas de Niosi ou de domination par les bourgeoisies « étrangères », canadienne et américaine dans le cas de Sales…

Parmi les études récentes consacrées aux années 1960 au Québec, c’est sans doute celle de Michel Pelletier qui reprend le plus fidèlement les positions de Parti pris, dans un ouvrage sur Les politiques sociales et les travailleurs, Cahier IV. Les années 60[38]. 34 À la différence de celle de Fournier cependant, son étude est plus directement politique. Ainsi, alors qu’il considère que de 1960 à 1963, c’est la bourgeoisie québécoise qui a l’initiative, il est d’avis qu’après une période de « réaction » plus active de la bourgeoisie canadienne entre 1964 et 1967, cette dernière parviendra à « évincer totalement la bourgeoisie nationaliste québécoise de l’appareil étatique québécois »[39]. 35

Et sur quoi Pelletier s’appuie-t-il donc pour ainsi fixer les péripéties du partage du pouvoir entre la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie québécoise ? Sur les politiques sociales. Tout porte à croire que pour Pelletier, le contrôle du pouvoir politique réside entre les mains de ceux qui détiennent l’initiative des politiques sociales, étant donné que celles-ci sont l’instrument par excellence du pouvoir bourgeois, ou plus exactement de la reproduction du rapport capitaliste, à l’époque du keynésianisme dans lequel le Québec et le Canada seraient pleinement entrés après la Deuxième Guerre mondiale…

Cette approche/démonstration n’a rien de très commun avec celle de Parti pris, si ce n’est qu’elle fait partie d’une analyse générale que Pelletier formule dans les termes suivants. Parlant des années 1960, il écrira qu’on assiste alors à un « double affrontement » :

  1. un affrontement ouvert et explicite… entre la bourgeoisie internationaliste [canadienne et américaine en fait l’Auteur assimilant volontiers les deux] et la bourgeoisie nationale québécoise;
  2. un affrontement progressivement plus violent à mesure qu’il devient plus ouvert entre les travailleurs québécois (…), et les capitalistes, (…) qu’ils soient « nationaux » ou internationalistes[40]. 36

Outre le fait que la « bourgeoisie internationaliste » de Pelletier rappelle étrangement le statut colonial attribué au Québec par Parti pris, les deux niveaux d’« affrontement » de l’Auteur sont quasi identiques aux deux « fronts » dont Parti pris parlait dans ses deux « Manifestes ». Même si cela se situe hors de notre propos pour l’instant,  il vaut la peine de signaler que ce type d’analyse se retrouvera presque invariablement dans la plupart des groupes et organisations politiques de gauche au Québec depuis Parti pris jusqu’à… nos jours.

La Révolution tranquille, une entreprise canadienne ?

Mais ce ne sont pas tous les auteurs qui considèrent que la Révolution tranquille a coïncidé avec un accroissement du pouvoir des bourgeois du Québec. Ainsi Bourque et Legaré dans Le Québec. La question nationale[41] 37 adoptent le point de vue opposé. Suivant eux, la fin du régime de l’Union nationale en 1960 aurait signifié la fin d’une ère dominée par la bourgeoisie non monopoliste québécoise au profit de la domination de la bourgeoisie monopoliste canadienne.

Ce qui apparaissait à Parti pris comme l’arrivée au pouvoir d’une « néo-bourgeoisie » qui aspirait à se constituer en bourgeoisie nationale québécoise est considéré ici comme son exact opposé. Bourque et Legaré écrivent en effet qu’avec la Révolution tranquille

on assiste en fait au renversement de la bourgeoisie non monopoliste québécoise. Cette dernière perdit la position dirigeante qu’elle s’était donnée sur la scène politique provinciale en s’appuyant sur les paysans. C’est sous l’hégémonie politique de la bourgeoisie monopoliste canadienne que s’est amorcée la révolution tranquille[42]. 38

Les deux auteurs tiennent ainsi à se démarquer des analyses qui verraient les réformes de la Révolution tranquille comme « une simple adaptation de l’État québécois aux pressions externes de l’impérialisme »[43]. 39

On ignore à quelles « analyses abstraites » se réfèrent Bourque et Legaré, mais on ne peut s’empêcher de penser à la thèse exposée par Dorval Brunelle en 1978[44] 40 et dans laquelle il examine l’évolution du Québec et du Canada après la Deuxième Guerre mondiale à la lumière de deux facteurs qui lui paraissent déterminants dans le processus du passage alors en cours au capitalisme monopoliste d’État, lequel constituerait l’étape succédant au capitalisme monopoliste: l’accroissement du rôle de l’État dans l’économie (ou la pénétration de l’économie dans l’État) et le développement de la mainmise américaine sur l’économie canadienne[45]. 4l

Brunelle prétend ainsi rompre avec l’« approche sociologique » qui lui paraît insatisfaisante:

…l’approche sociologique tend trop souvent à penser les rapports entre fédéral et provinces dans les termes des représentants d’une classe spécifique, et à chercher ensuite à situer ces oppositions dans des fractions de classe, comme si l’on pouvait déduire de l’enjeu constitutionnel les oppositions entre ces fractions[46]. 42

Quoi qu’il en soit, l’analyse de Brunelle est sans doute plus proche de celle de Bourque et Legaré qu’elle ne l’est de celle de Parti pris, en ce sens que dans les deux cas on aurait affaire avec la Révolution tranquille à un développement de la domination du capital monopoliste sur le Québec, alors que pour Parti pris  il s’agirait plutôt d’une rupture de la domination étrangère sur le Québec au profit d’une « néo-bourgeoisie apparue à la faveur du boom économique de l’après-guerre.

Et que deviennent les travailleurs?

Parmi les auteurs que nous avons consultés, il en est deux qui se sont d’abord sinon exclusivement intéressés au mouvement ouvrier ou plus exactement au mouvement syndical dans ses rapports avec le pouvoir politique; il s’agit de Roch Denis[47] 43 et d’Hélène David[48] 44. Alors que l’analyse de David passe en revue les rapports des syndicats avec l’État et entre eux de 1945 à 1967, le livre de Denis, beaucoup plus élaboré, centre davantage son attention sur les efforts des syndicats, et leurs déboires, pour doter le mouvement ouvrier d’un parti de classe à partir du milieu des années 1950.

Ramenée à l’essentiel, leur thèse pourrait se résumer à ceci: dans un Québec qui s’industrialise de façon importante après la Deuxième Guerre mondiale, les syndicats ouvriers d’abord et d’employés ensuite résistent courageusement à la répression duplessiste et parviennent à certaines victoires dans les années de la Révolution tranquille, la faveur de la venue au pouvoir d’un gouvernement plus libéral et, pour ainsi dire, pris au piège de ses promesses démocratiques.

Ainsi, bien que toute leur attention soit pratiquement centrée sur les syndicats, leurs luttes et leurs efforts pour se doter d’un parti politique, Denis et David ne font guère plus qu’illustrer l’affirmation plutôt abstraite qu’on trouve aussi bien chez Bourque et Legaré que chez Pelletier  notamment, à savoir que par leurs luttes les travailleurs ont une « importance déterminante »[49], 45 dans l’évolution du Québec dans les années 1960, Pelletier étant d’avis pour sa part que « les travailleurs québécois ont largement contribué à asseoir solidement le pouvoir… d’une petite bourgeoisie québécoise… »[50] 46

C’est une chose d’affirmer ou de reconnaître que les luttes ouvrières ont influencé le cours de la vie politique québécoise à un moment donné, c’en est une autre d’en mesurer l’effet concret sur les rapports de classes. Or, pas plus Pelletier que Bourque et Legaré n’ont l’air de leur en reconnaître aucun, en dernière analyse. Bourque et Legaré écrivent que « les conflits politiques récents s’analysent comme une crise d’hégémonie entre fractions (bourgeoises) des classes dominantes »[51] ; 47 pour sa part, Pelletier affirme que « la “révolution tranquille” fut fondamentalement une “querelle de bourgeoisies”, dont l’issue était par  conséquent de peu d’intérêt pour les travailleurs québécois[52]. » 48 Cela nous éclaire assez peu, faut-il le signaler, sur l’évolution des rapports capitalistes au cours de cette phase historique qui aurait coïncidé avec le processus de domination du capitalisme monopoliste d’État au Québec suivant l’affirmation de Brunelle. Une raison semble bien en être que très souvent les études que nous avons recensées ne conçoivent pas le capital comme un rapport social, mais comme un équivalent de la bourgeoisie, c’est-à-dire une seule des deux classes dont les rapports constituent le capital…

Nous sommes ainsi ramené au coeur de la problématique partipriste: la Révolution tranquille aurait été le produit d’un réaménagement des rapports de forces au sein de la bourgeoisie, de ses diverses fractions. Même si elles ont pu en influencer le cours sur un point ou sur un autre par leurs luttes, les forces populaires et singulièrement la classe ouvrière n’y auraient pas joué un rôle significatif en dernière analyse. Cette conclusion a un corollaire que les syndicats et les organisations de gauche, sinon les chercheurs, ont maintenu depuis la Révolution tranquille et même avant, à savoir que c’est faute d’avoir pu compter sur un parti de classe et d’avoir pu s’appuyer sur un niveau de conscience suffisamment élevé que les travailleurs se seraient trouvés dans une telle situation d’impuissance politique.

Cette problématique ouvre la porte à une analyse toujours plus raffinée de la bourgeoisie, monopoliste, non monopoliste, nationale, moyenne, petite, traditionnelle, nouvelle, etc. et on connaît les débats ont eu cours et qui se poursuivent sur le sujet, les diverses thèses mentionnées jusqu’ici en étant d’ailleurs une illustration.

En revanche, la même problématique présente l’inconvénient majeur de faire apparaître la classe ouvrière comme le jouet, plus ou moins passif, plus ou moins rebelle, d’un jeu dont les enjeux, les règles et les résultats sont déterminés ailleurs, c’est-à-dire chez les bourgeois; de faire apparaître la classe ouvrière comme une espèce de classe victime, victime de la bourgeoisie bien sûr, mais victime aussi d’elle-même, en ce sens que les organisations syndicales et politiques qu’elle s’est données, les leaders qu’elle aurait placés à la tête de celles-ci se seraient avérés impuissantes à la conduire là où elle aurait dû aller ou, pire encore, traîtres à sa cause…

On ne peut que partager le désir de Bourque et Legaré de rompre avec une vision machiavélique et moralisante de l’histoire et qui fait reposer l’évolution des sociétés sur la méchanceté des uns ou la traîtrise des autres. Mais la volonté ici ne suffit pas; en tout cas, elle ne peut pas s’appliquer seulement à l’analyse de la bourgeoisie. Car tant et aussi longtemps qu’on maintient la classe ouvrière dans ce statut de « classe incomplète » ou « inachevée », pour ainsi dire, à laquelle il manquerait la conscience et l’organisation, on laisse la porte ouverte à ces analyses qui expliquent l’évolution du mouvement ouvrier, et singulièrement de la lutte pour le socialisme, par une suite d’échecs, d’erreurs et de trahisons…

Or, pour rompre vraiment avec cette problématique de la « classe ouvrière-victime », de la classe ouvrière dévoyée de sa mission révolutionnaire, il faut réintroduire la classe ouvrière dans l’analyse des classes. Si le capital est un rapport, il est impossible d’analyser vraiment l’un de ses termes sans analyser l’autre en même temps. La tâche ne sera pas nécessairement facile; il faudra sans doute, pour y voir clair, arriver aux mêmes raffinements dont on entoure l’analyse de la bourgeoisie. Mais la chose nous paraît d’autant plus nécessaire à une époque où les rapports de classes prennent une configuration internationale fort complexe, où le schéma de Marx construit sur la base du mode de production du capitalisme anglais du xixe siècle se révèle de moins en moins satisfaisant.

La problématique partipriste ne présente pas seulement l’inconvénient de laisser la classe ouvrière dans l’ombre, comme « classe-objet », diraient certains. Elle ouvre toute grande la porte à une vision idéaliste de cette même classe, une vision que l’histoire du dernier siècle nous semble avoir réfutée. Depuis le temps qu’on affirme à gauche que la classe ouvrière, révolutionnaire par nature, a besoin d’un parti révolutionnaire pour satisfaire pleinement ses intérêts, ne serait-il pas opportun de se demander quel a été le comportement politique concret de cette classe sociale pendant ce temps ? A-t-elle été aussi absente de la lutte des classes qu’on le laisse entendre? N’aurait~elle pas fait des choix politiques? N’aurait-elle pas appuyé certains partis contre d’autres ? Pourquoi? Et; pourquoi, devant la multitude des partis ouvriers, nationalistes, communistes, trotskystes, écologistes, anarchistes, etc. qu’on lui a « offert » de bâtir depuis seulement 20 ans, pour en rester à la période ouverte par la Révolution tranquille, est-elle demeurée massivement indifférente si ce n’est hostile?

L’alternative opéraïste

Nous avons jusqu’ici rappelé l’analyse que Parti pris faisait de la Révolution tranquille. Cherchant ensuite dans des études ultérieures les éléments d’une critique de cette même analyse, nous en sommes arrivé à la conclusion que ces études ne permettaient pas vraiment de dépasser l’analyse partipriste pour la bonne raison que malgré leurs raffinements théoriques plus poussés et malgré une documentation autrement plus riche, elles s’appuyaient toutes plus ou moins sur une même problématique, dont la faiblesse majeure consistait à faire reposer l’explication de la Révolution tranquille sur des contradictions et des bouleversements survenus au sein de la seule bourgeoisie et à réduire la classe ouvrière au statut de « classe-appui » ou de « classe-objet ».

En fait, outre le caractère sommaire de la démonstration, cela laisse un premier problème non résolu. En effet, nous avons associé la naissance du Parti pris à l’apparition en Occident de ce qu’il est convenu d’appeler la Nouvelle Gauche. Ce courant trouverait sa source, avons-nous dit, dans la désaffection pour le marxisme orthodoxe qui devait se produire au cours des années 1950 et par la suite. Or, on pourrait être tenté d’assimiler la « problématique partipriste » à la vision marxiste traditionnelle des choses, qui critique l’exploitation capitaliste et appelle la classe ouvrière à lutter pour son élimination, Reconnaissons qu’il y a là un problème non résolu dont la solution devrait peut-être être recherchée dans le fait que le courant de la Nouvelle Gauche, pour des raisons qui resteraient à préciser, n’a pas connu un développement identique au Québec à celui qu’il a eu en Europe, par exemple… Il faudrait également tenir compte du fait que Parti pris n’a pas constitué la forme la plus radicale de la Nouvelle Gauche au Québec même; c’est sans doute chez les étudiants de la fin des années 1960 qu’il faudrait chercher les manifestations idéologiques les plus poussées de la Nouvelle Gauche, ainsi qu’un texte de Pierre Bédard et Claude Charron, Les étudiants québécois. La contestation permanente, permet de le penser[53]. 49

Quoi qu’il en soit, un nouveau courant s’est développé au cours des dernières années en Europe et, plus particulièrement en Italie, qui nous apparaît comme un développement du courant de la Nouvelle Gauche. Au plan politique, il remet en question la nécessité du parti ouvrier au sens traditionnel du terme, au profit de l’organisation et de l’action autonomes des travailleurs. Au plan théorique, il renverse tout à fait le schéma marxiste orthodoxe au nom même du marxisme, en cherchant ses sources non pas tant dans le Capital que dans les Grundrisse et en présentant la classe ouvrière comme le véritable moteur de l’histoire[54]. 50 Nous parlons, bien sûr, du courant autonomiste, appelé aussi « opéraïsme » et même « ouvriérisme ».

Il n’est pas dans notre intention, ni dans nos moyens, de présenter ce courant, encore moins d’en faire la critique. Mais nous faisons néanmoins l’hypothèse que ce courant se situe dans le prolongement du « volontarisme » de la Nouvelle Gauche, c’est-à-dire de la remise en question du marxisme orthodoxe. D’une certaine façon, l’autonomisme nous apparaît comme une tentative de théorisation du cul-de-sac dans lequel ont débouché les tentatives issues de la Nouvelle Gauche, dans sa phase organisationnelle, de constituer la force révolutionnaire nécessaire à la réalisation de leur idéal…

Si notre opinion devait avoir quelque fondement, il s’agirait là d’une remise en question du marxisme orthodoxe qui, tout comme celle de Parti pris et de la Nouvelle Gauche de façon plus générale, maintiendrait la problématique de base dû marxisme orthodoxe, c’est-à-dire une approche qui, des rapports entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, ne retient que les rapports d’opposition et néglige totalement les rapports de complémentarité. Or, la question se pose de plus en plus à savoir si dans les pays industrialisés occidentaux à l’heure actuelle ces derniers rapports n’ont pas autant de poids, sinon plus, que les autres, compte tenu de la nature des rapports qui lient et opposent ces pays, c’est-à-dire l’ensemble des classes, aux pays dominés et sous-développés économiquement…

On aura compris que ces trop brèves remarques étaient destinées à introduire l’hypothèse que nous souhaiterions substituer autant à ce que nous avons appelé la problématique partipriste qu’à sa contrepartie opéraïste.

Troisième partie

3. Critique de la problématique partipriste

Ceci dit, nous devrions être en mesure d’amorcer la critique principale que nous croyons devoir formuler à l’endroit de ce que nous avons appelé la « problématique partipriste »; alors que depuis Parti pris les analyses de la Révolution tranquille et du mouvement nationaliste qui se sont donné pour tâche d’en fournir l’explication sur la base de l’évolution des rapports de classes, se sont multipliées, aucune de celles que nous avons mentionnées jusqu’ici n’a accordé la moindre attention au rapport social que Marx a appelé le capital, lequel rapport serait au coeur de l’ensemble des rapports sociaux, politiques, idéologiques des sociétés capitalistes.

Ainsi que nous l’avons vu, ces études ou bien ont étudié les rapports entre différentes fractions de la bourgeoisie – le plus grand nombre – ou elles ont recensé les luttes ouvrières et leur effet de pression sur le pouvoir. Cela laisse un certain nombre de questions et des plus importantes sans réponse. Par exemple, à quoi correspondent ces distinctions entre bourgeoisie monopoliste, monopoliste d’État, non monopoliste, petite, moyenne, etc. ? S’agit-il avant tout de différences purement quantitatives, la bourgeoisie monopoliste étant plus riche et plus puissante que la moyenne bourgeoisie? Sinon, où se situe la différence ? Dans les rapports entre bourgeois? Dans les rapports des ouvriers aux entreprises prises une à une ou de tout un secteur de la classe ouvrière à toute une catégorie d’entreprises de production ? Dans les rapports des ouvriers au moyen de production ? Dans l’intervention de l’État comme instrument de la répartition des fruits de la production? les rapports entre les économies de pays inégalement développés? Dans les rapports de telles entreprises au capital financier ou bancaire?

Ces questions ne sont pas gratuites, bien au contraire. Elles renvoient, en termes pratiques, non seulement aux fractions plus ou moins définies de la bourgeoisie dont on parle tant, mais aussi à un nombre considérable d’institutions plus ou moins nouvelles, privées ou étatiques, industrielles, commerciales ou financières, et tout autant à une diversification des activités des travailleurs salariés qui conduit à l’apparition de fractions au sein même de la classe ouvrière et des employés. Elles concernent aussi finalement l’organisation du travail dans les lieux de production et également au niveau de sa division non seulement entre secteurs spécialisés mais aussi entre les divers pays…

Autant l’histoire récente fournit amplement l’illustration de contradictions au sein de la bourgeoisie et des bourgeoisies,  qui se traduisent généralement par des luttes pour le pouvoir ou pour l’hégémonie régionale, autant celle du mouvement ouvrier comporte son lot de rivalités internes et de conflits majeurs, comme l’opposition du secteur public au secteur privé qui a conduit à des divisions au sein des centrales syndicales au cours des dernières années, comme les contradictions qui surgissent entre travailleurs de pays différents…

Il nous semble de plus en plus et que pour dépasser la problématique partipriste, pour dépasser les analyses courantes de la Révolution tranquille notamment et l’évolution subséquente des rapports de classes au Québec, il ne suffira pas de réintroduire la classe ouvrière et d’examiner son poids spécifique dans l’évolution du rapport capitaliste, mais qu’il faudra aussi analyser les rapports de classes existant au Québec en relation avec le rapport capitaliste saisi cette fois comme rapport dominant à l’échelle internationale.

Il nous semble en effet évident, encore plus aujourd’hui qu’à l’époque de Lénine ou de Luxembourg, que le capitalisme, le rapport d’exploitation capitaliste, exerce son efficace à l’échelle internationale d’une manière toujours plus intégrée, si l’on peut parler ainsi. Ainsi, il est clair que la reproduction du capital se réalise toujours davantage, dans les faits sinon par « nécessité théorique » ainsi que l’avançait Luxembourg au début du siècle, suivant un réseau complexe de relations entre diverses sociétés dont certaines vivent encore en partie dans des rapports « précapitalistes » ou, en tout cas, non capitalistes, mais néanmoins dominés par les rapports capitalistes internationaux.

L’hypothèse que nous aimerions développer n’a rien de fondamentalement nouveau. Au contraire, depuis de nombreuses années déjà on parle des effets de la domination de l’impérialisme sur les sociétés arriérées de ce qu’il est convenu d’appeler le tiers monde. Et beaucoup de chercheurs se préoccupent dans ces pays de l’articulation du rapport capitaliste et des modes de production « traditionnels ». Mais on a nettement l’impression que cette situation, assez généralement admise, a bien peu d’effets sur les analyses des rapports de classes dans les sociétés dominantes ou impérialistes.

Si l’on voulait appliquer ces réflexions encore sommaires au cas qui nous occupe, la Révolution tranquille et l’analyse « partipriste » qu’on en fait, il faudrait se préoccuper de l’effet de l’internationalisation du rapport capitaliste dans un contexte de développement social inégal sur les rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat des pays dominants, et chercher dans cette voie sans doute l’explication du cours imprévu du capitalisme au xxe siècle, qui au lieu de conduire au point d’éclatement entrevu au début du siècle, a plutôt entraîné certaines fractions de la bourgeoisie et du prolétariat dans ce qu’on pourrait sans doute appeler l’« alliance social-démocrate » ou quelque autre « compromis historique »…

Ainsi, au lieu de voir la crise actuelle comme « opposant d’abord et avant tout des fractions des classes dominantes », il faudrait peut-être y voir les péripéties d’un réaménagement des rapports de classes dans les pays capitalistes en fonction d’un état donné des rapports capitalistes internationaux et de l’évolution des rapports de production proprement, compris l’organisation de la production. Possiblement qu’alors on verrait que non seulement la « néo-bourgeoisie québécoise » ou la « bourgeoisie monopoliste canadienne », etc. avaient intérêt à la « modernisation » de l’économie et de la société québécoises en 1960, mais que certaines couches ouvrières y avaient aussi un intérêt vital… et que ce n’est donc pas hasard ou par ignorance que le mouvement syndical aura finalement donné son appui au P.L.Q. et non au P.S.Q. ni au M..L.P. dans les années 1960, au P.Q. et non à EN LUTTE! ni au Mouvement socialiste dans les années 1970!

4. Conclusion

Au terme de ce travail, force nous est de reconnaître que nous n’avons pas atteint les objectifs que nous nous étions fixés, compte tenu des limites de temps et des conditions dans lesquelles la tâche a dû être réalisée. Nous faisions l’hypothèse que l’analyse de Parti pris de la Révolution tranquille, tout en comportant des éléments très valables, véhiculait une vision nationaliste des choses, une vision inspirée par les idéologies petite-bourgeoise dont Parti pris était porteuse. Notre conviction demeure que dès la Révolution tranquille et par la suite, ce n’est ni la bourgeoisie québécoise (ou du Québec) ni le prolétariat qui ont été les principaux agents du nationalisme dans sa forme radicale, l’indépendantisme, mais bien certains secteurs de la petite bourgeoisie.

Nous croyons toujours que la Révolution tranquille et le fort mouvement nationaliste qui est développé par la suite s’expliquent, outre l’action de la petite bourgeoisie indépendantiste, par les efforts conjugués, même s’ils ont souvent été contradictoires, des secteurs les plus « modernes » de la bourgeoisie au Québec et de la classe ouvrière. Cette hypothèse reste à démontrer. Pour y arriver, il faudra, croyons-nous, retourner dans la période antérieure à la Révolution tranquille et voir comment des éléments bourgeois et le mouvement ouvrier se sont retrouvés d’accord en maintes occasions pour condamner le régime duplessiste.  Il faudra aussi montrer comment durant les années l960, les syndicats et l’État, une fois que celui-ci fut passé entre les mains d’un appareil « modernisé », ont collaboré à plus d’un plan, à commencer par l’appui du mouvement syndical au P.L.Q. en 1960, à la nationalisation de l’électricité, aux efforts de planification de l’État, à la syndicalisation des fonctionnaires de ce même État, à la réforme de l’éducation, à l’extension des services sociaux, à la modernisation du Code du travail, sans compter que les syndicats ont alors été invités à participer à de nombreux comités et organismes gouvernementaux…

En même temps, on pourrait aussi montrer que les manifestations politiques les plus radicales ont souvent trouvé leur origine dans des milieux petits-bourgeois ou animés par des petits bourgeois; que ce n’est que tardivement et souvent timidement que le mouvement syndical s’est rallié à la thèse indépendantiste, qu’il ne l’a fait en réalité que lorsqu’elle ne fut plus devenue que la thèse de la souveraineté-association mise de l’avant par le P.Q. et notamment par un des principaux artisans de la Révolution tranquille…

Tout ceci étant démontré, nous serions arrivés à la conclusion que la Révolution tranquille, avant que d’être l’effet d’une poussée nationaliste, bourgeoise ou populaire, était bien plutôt le fruit d’une conjoncture particulière dans l’évolution progressive des rapports capitalistes au Québec et au Canada, évolution qui exigeait des réaménagements importants au niveau des superstructures, autant au niveau du rôle économique de l’État, dans l’éducation que dans les relations de travail. C’est sur ce terrain et à la faveur d’une histoire interne particulière comme d’une conjoncture internationale exceptionnelle, que le mouvement nationaliste s’est développé et que différents secteurs de la population, y compris des bourgeois, ont tenté d’en profiter…

Mais une telle analyse appartient à une autre problématique que celle de Parti pris Or, dans la recherche que nous avons menée chez les analystes de .la société québécoise des années 1960 et 1970, nous sommes finalement arrivé à la conclusion que, pour la plupart d’entre eux, la problématique partipriste demeurait présente sinon dominante et qu’en conséquence les faits sur lesquels ils s’appuyaient, l’argumentation qu’ils utilisaient, ne fournissaient pas, pas directement en tout cas, l’information qui nous eut été nécessaire pour atteindre notre but.

En somme, il nous semble de plus en plus que les analyses politiques contemporaines inspirées du marxisme, ne retiennent finalement que les rapports d’opposition qui existent entre la bourgeoisie et le prolétariat et qu’elles approchent ces rapports dans les mêmes termes ou à peu près, quelle que soit l’époque analysée ou le pays considéré.

Or, si on adopte une perspective historique et internationaliste, on ne pourra manquer de remarquer que depuis un demi-siècle et davantage, ce n’est pas l’affrontement qui a dominé entre le prolétariat et la bourgeoisie des pays impérialistes, mais la collaboration et les compromis. Nous en voulons pour preuve la montée de la social-démocratie en Occident en même temps que la chute progressive des courants révolutionnaires du moins tels qu’on les définissait dans les premières années du Komintern et dans le mouvement communiste…

Cela, croyons-nous, n’est pas le résultat de la trahison de certains leaders du mouvement ouvrier, syndicats et partis, mais bien de l’évolution concrète des rapports de forces à l’échelle internationale depuis la Première Guerre mondiale. Alors qu’en 1917 et dans les années qui ont suivi, une section importante du mouvement ouvrier croyait en l’imminence de la révolution socialiste dans les pays industrialisés et que, par la suite, on devait se rabattre sur le potentiel révolutionnaire accordé aux luttes anti-coloniales et nationales, il est très net aujourd’hui que les choses ont évolué différemment. En conséquence, il nous paraît évident que c’est sur la base de cette évolution concrète qu’il faut réviser la théorie des contradictions de la société capitaliste; qu’on ne peut continuer à répéter ce qui est devenu des lieux communs abstraits pas plus qu’on peut se satisfaire de redéfinir les mêmes concepts marxistes supposément pour les adapter.

Développer les concepts et la théorie des rapports capitalistes à l’époque du capitalisme monopoliste d’État à l’échelle internationale, signifie, bien sûr, dépasser les rapports de forces politiques internes aux divers pays et entre les pays, pour déboucher sur les rapports économiques. C’est là sans doute qu’on devrait trouver une explication satisfaisante de ce qui apparaît comme les rapports à la fois d’opposition et de collaboration qu’on peut remarquer dans les pays capitalistes avancés en général, entre bourgeoisie et prolétariat, et même dans les secteurs fortement industrialisés des pays où dominent encore, au niveau quantitatif, des rapports non capitalistes.


NOTES

[1] « Nouvelle Gauche » est une expression équivoque. Il y a eu la « New Left » britannique, qui s’est constituée autour de la revue New Left dans les années 1950, la « New Left » américaine (le mouvement étudiant au premier chef) dans les années 1960. J’appelle ici « Nouvelle Gauche québécoise », le mouvement des intellectuels et militants qui ont participé au « renouvellement » des analyses marxistes dans les années 1960-1970, suite à la scission du mouvement communiste dans les années 1950-1960.

[2] Sur l’origine de la New Left aux États-Unis, on lira, entre autres, le Chap. 2. “The Movement’s Origins” de Jacobs, Paul and Sau1 Landau, The New Radica1s. A Report with Documents, New York, Vintage Books/Random Rouse, 1966, 8-14, et le Chap. premier “Origins 1945-1950” de Irwin Unger, The Movement. A History of the American New Left. 1959-1972, New York, Harper and Row Publ.., 1974, 1-24. On notera que Unger définit la “New Left” comme un “movement of white middle-class youth” (p. vii).

[3] Piotte, Jean-Marc, “Où allons-nous?”, Parti pris, Vol. 3, No 1-2, Montréal, août-sept. 1965, pp. 65-67.

[4] Unger, Irwin, Op. cit., pp. 97-98.

[5] Vol. 2, No l, Montréal, sept. 1964, p. 22.

[6] Voir Parti pris, Vol. 2, No 1.

[7] Ibid., p. 3.

[8] Ibid., p. 7.

[9] Ibid., p. 5.

[10] Ibid., p. 6. Parti pris avait vu juste : en 1968, René Lévesque prendra la tête de cette « faction dissidente » avec la création du Mouvement Souveraineté-Association (M.S.A.).

[11] Voir à ce sujet dans la Revue socialiste, No 4, Montréal, été 1960, les articles de Jacques Ferron et de Raoul Roy.

[12] Parti pris, loc. cit., p. 10.

[13] Ibid., pp. 11-12.

[14] Ibid., pp. 14-15.

[15] Ibid., p. 14.

[16] Ibid., p. 14.

[17] Ibid., p. 23.

[18] Ibid., p. 23.

[19] Ibid., p. 16.

[20] Parti pris, Vol. 3, No 1-2, Montréal, août-sept. 1965, p. 3. Ici encore on pourrait faire un rapprochement avec la New Left américaine qui se méfiait singulièrement des idées et n’avait de respect que pour l’action. Voir Paul Jacobs et Saul Landeau, Op. cit., 11-12.

[21] Ibid., p. 10.

[22] Ibid., p. 13.

[23] Ibid., p. 14.

[24] Ibid., p. 13.

[25] Ibid., p. 13.

[26] Ibid., p. 19.

[27] Ibid., p. 14.

[28] Ibid., pp. 21 ss.

[29] Ibid., p. 23.

[30] Ibid., p. 23.

[31] Ibid., p. 29.

[32] Parti pris, Vol. 4, No l, Montréal, sept.-oct. 1966, p. 3.

[33] Ibid., pp. 24-39.

[34] Ibid., p. 39, note 18.

[35] Fournier, P., édit., Le Capitalisme au Québec, Montréal, Édit coop. Albert Saint-Martin, 1918, pp. 135-181.

[36] Niosi, Jorge, « La Nouvelle Bourgeoisie canadienne-française », Les cahiers du socialisme, No 1, Montréal, printemps 1978, pp. 5-50. Voir aussi son ouvrage Le Contrôle financier du capitalisme canadien, Montréal, P.U.Q., 1978.

[37] Sales, Arnaud, La Bourgeoisie industrielle au Québec, Mt1, P.U.M. 1979.

[38] Texte miméographié, Montréa1, 1974.

[39] Ibid., p. 82.

[40] Ibid., p. 80.

[41] « Petite Collection Maspero », No 223, Paris, François Maspero, 1979.

[42] Op. cit., p. 172.

[43] Ibid., p. 171.

[44] « L’Intervention de l’État dans l’économie et la question du rapport entre le fédéral et les provinces”, Les Cahiers du socialisme, No l, Montréal, printemps 1978, pp. 51-86.

[45] Op.cit., p. 55.

[46] Ibid., pp. 53-54.

[47] Luttes de classes et question nationale au Québec 1948-1968, Montréal/Paris, Presses socialistes internationalistes/Études et documentation internationales, 1979.

[48] « L’État des rapports de classe au Québec de 1945 à 1967 » in Fernand Harvey, édit., Le Mouvement ouvrier au Québec, Montréal, Boréal Express, 1980, pp. 229-261.

[49] Bourque et Legaré, Op.cit., p. 172.

[50] Pelletier, Op.cit., pp, 154-155.

[51] Bourque et Legaré, Op.cit., p. 223.

[52] Pelletier, Op.cit., p. 148.

[53] In Noir et rouge, No 2, édition spéciale, Montréal, (?) 1969.

[54] Voir, entre autres, A. Negri, Marx au-delà de Marx, Paris Christian Bourgois, 1979.