Sommaire
- 1 Révolutions et résistances (1913-1933)
- 2 Table des matières
- 3 1. Introduction
- 4 2. La révolution et les nations
- 4.1 Pour l’égalité des nations
- 4.2 Qu’est-ce qu’une nation?
- 4.3 Rosa Luxemburg se trompe
- 4.4 L’autodétermination contre le socialisme
- 4.5 Le droit des nations, c’est aussi le droit de se séparer
- 4.6 Pour l’Irlande
- 4.7 L’erreur de Lénine
- 4.8 Ne pas se contenter de principes abstraits
- 4.9 Révolution socialiste ou indépendance?
- 4.10 Respecter les nations
- 4.11 Le socialisme et les nations : le travail reste à faire
- 4.12 Les révoltes nationales, étapes de la révolution mondiale
- 5 3. Le passage vers l’Orient
- 5.1 La révolution va libérer les peuples
- 5.2 Une force qui monte
- 5.3 La révolution dépend de la révolte des colonies
- 5.4 La lutte commune
- 5.5 La guerre contre l’impérialisme
- 5.6 Prendre l’initiative
- 5.7 Contre les illusions
- 5.8 La révolution avec et contre les soviets
- 5.9 Les premières lueurs de la révolution chinoise
- 5.10 La révolution arabe
- 5.11 Combattre son propre impérialisme
- 6 4. La réflexion de Gramsci
- 7 5. Bilan d’une époque
Deuxième partie
Révolutions et résistances (1913-1933)
Au début du vingtième siècle, c’est l’irruption des peuples. La révolution soviétique brise le carcan sur les nations de l’Empire tsariste. Ailleurs en Europe, mais aussi et de plus en plus en Asie, l’étendard des luttes de libération nationale prend de l’ampleur. Les révolutionnaires qui fondent la Troisième Internationale, à l’appel de Lénine et de Trotski, sont interpellés. Un débat de fond met aux prises ceux qui voient dans la lutte contre l’oppression nationale un levier pour le projet socialiste, et ceux et celles qui proposent de s’en tenir aux luttes de classes. La victoire du premier groupe, notamment sous l’influence de Lénine, change le cours de l’histoire.
Compilation de textes pertinents aux questions nationales présenté par Pierre Beaudet
Table des matières
Introduction
1. La révolution et les nations
- Lénine, Pour l’égalité des nations
- Staline, Qu’est-ce qu’une nation?
- Lénine, Rosa Luxemburg se trompe
- Boukharine, L’autodétermination contre le socialisme
- Lénine, Le droit des nations, c’est aussi celui de se séparer
- Lénine, Pour l’Irlande
- Luxemburg, L’erreur de Lénine
- Lénine, Ne pas se contenter de principes abstraits
- Radek, Révolution socialiste ou indépendance?
- Connolly, L’indépendance va avec le socialisme
- Lénine, Respecter les nations
- Rakovski, Le socialisme et les nations : le travail reste à faire
- Trotski, Les révoltes nationales, étapes de la révolution mondiale
2. Le passage vers l’« Orient »
- Trotski, La révolution va libérer les peuples
- Lénine, Une force qui monte
- M.N. Roy, La révolution dépend de la révolte des colonies
- Internationale communiste, La lutte commune
- Zinoviev, la guerre contre l’impérialisme
- Internationale communiste, Prendre l’initiative
- Bordiga, Contre les illusions
- Galiev, La révolution avec et contre les soviets
- Serge, Les premières lueurs de la révolution chinoise
- Internationale communiste, La révolution arabe
- Marty, Combattre son propre impérialisme
3. La réflexion de Gramsci
- L’indispensable alliance
- Surmonter la défaite
- De la guerre de position
- Nationaliser le marxisme
4. Bilan d’une époque
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1. Introduction
Par Pierre Beaudet
La révolution socialiste, ce n’est pas un acte unique […], c’est toute une époque de conflits de classes aigus, une longue succession de batailles sur tous les fronts.
Lénine
Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons observé le parcours des socialistes à partir de l’exploration de Marx jusqu’à l’essor des mouvements associés à la Deuxième Internationale. De la fameuse phrase du Manifeste du parti communiste, « Les prolétaires n’ont pas de patrie » jusqu’aux nombreux débats sur les nations « sans histoire » et la nécessaire indépendance irlandaise, le chemin parcouru est ardu. Marx en tout cas se rend bien compte que la « marche de l’histoire » vers le socialisme n’est pas si « irrésistible » que cela. Il ouvre de nouveaux sentiers qui bifurquent des schémas simplificateurs hérités des idéologies des Lumières et en particulier d’Hegel, mais son décès prématuré l’empêche de poursuivre ces nouvelles réflexions sur les sociétés non capitalistes et sur les contradictions qui confrontent les projets révolutionnaires. C’est alors qu’il imagine un « détour irlandais » pour dénouer le nœud de l’État et du capitalisme.
Plus tard, les socialistes européens en devenant puissants dans leur univers social et politique se fragmentent en divers courants. Certains gardent le cap sur une transformation révolutionnaire de la société et l’avènement d’une société post-capitaliste. D’autres, par contre, estiment qu’il est préférable de se battre pour des réformes à l’intérieur de l’État, quitte à aller vers le socialisme à « petits pas ».
Sur la question nationale, le débat est tout aussi vif. De grands États multinationaux, notamment les empires tsariste et austro-hongrois, sont malmenés par de puissantes résistances nationales, en même temps que par l’essor du mouvement socialiste. Que faire alors? Faut-il établir des liens entre les luttes sociales et les résistances nationales? Si oui, comment? Si non, comment faire pour éviter que les révoltes qui s’accumulent échappent au projet socialiste? Autant de dilemmes, autant de débats.
Au début du vingtième siècle, la problématique demeure vive, d’autant plus qu’en parallèle surgit la question coloniale. En effet, les États capitalistes les plus puissants se « globalisent » en accélérant la domination sur ce qui n’est pas encore le tiers-monde. Ils conquièrent le monde, littéralement, écrasant États et sociétés sur leur passage. Cette « modernisation », se demandent des socialistes, est-elle nécessaire, même si elle est imposée par la prédation et la violence? Les révoltes des « barbares » portent-elles sur autre chose que des projets archaïques, conservateurs, « non civilisés »? Devant ces développements, les socialistes allemands, autrichiens et russes approfondissent leurs argumentations.
Dans le sillon du « détour irlandais » de Marx, Lénine (1870-1924) travaille sur la perspective du droit à l’autodétermination. Au départ partisan des thèses de Kautsky (le « légataire » de Marx et d’Engels), il opte finalement pour le droit à l’indépendance pour les nations dominées, avec des nuances cependant. Les luttes pour l’indépendance en effet sont un moyen pour affaiblir les États. Lénine estime que les socialistes doivent prendre la tête de toutes les luttes démocratiques, y compris la lutte pour l’affirmation des droits nationaux. Il va alors plus loin que la plupart de ses prédécesseurs (à part Otto Bauer). Pour sa part, Luxemburg (1871-1919), avec les Russes Boukharine (1888-1938) et Radek (1885-1939), poursuit sa polémique contre le « danger » que représente l’amalgame entre les luttes nationales et les luttes sociales.
Au début du vingtième siècle, la crise est latente. La montée du capitalisme impérialiste génère une dynamique d’affrontements qui ne cesse de s’aggraver et qui conduit à des guerres « par procuration », notamment dans la région des Balkans[1]. Or, c’est justement là que la question nationale est particulièrement aiguisée. Ailleurs, en Irlande, en Pologne, des populations se rebellent. Enfin dans les colonies, on sent le souffle de l’émancipation. Toutes ces contradictions arrivent à maturité en 1914, année fatale durant laquelle le monde européen s’écroule.
À ce moment, les dispositifs étatiques et les dominants sont bousculés par la Première Guerre mondiale. Parallèlement, les socialistes, nés avec l’imaginaire internationaliste, se rangent en majorité du côté de leurs classes dominantes et deviennent « patriotiques » en appuyant la militarisation et tout ce qui s’ensuit. L’utopie des fondateurs du socialisme, de l’AIT et de la Deuxième Internationale, semble s’envoler en fumée[2].
Mais voilà que l’histoire bifurque. La guerre entre les impérialismes, proclament Lénine et quelques individualités isolées comme les Allemands Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht (1871-1919), doit devenir une guerre civile. Après trois ans de carnage, la Première Guerre mondiale jette dans la boue et le sang ce qui restait de crédibilité des États et des dominants. Les socialistes, pense Lénine, doivent profiter de ce grand chaos.
Effectivement en Russie, les ouvriers et les ouvrières n’acceptent plus la famine et n’ont plus peur d’affirmer leur pouvoir autonome. Les soldats, qui sont surtout des paysans, rentrent dans leurs campagnes, les armes à la main, pour régler le compte d’un système d’oppression centenaire. Le château de cartes de l’Empire tsariste tombe en miettes. Ailleurs, les peuples et les prolétaires se soulèvent, en Italie, en Hongrie, en Pologne, en Autriche, emportant les États dans la tourmente.
En avril 1917, Lénine proclame la nécessité d’une « deuxième » révolution qui permettra, dit-il, de passer de la victoire de la démocratie à l’émancipation prolétarienne. Quelques mois plus tard, le pouvoir des soviets est mis en place. Rapidement, un nouveau dispositif du pouvoir est érigé. En continuité avec ses positions, Lénine et les dirigeants soviétiques annoncent la fin de l’Empire, ce qui veut dire pour les peuples non russes (plus de 55 % de la population), non seulement le droit à l’autodétermination, mais le droit à la séparation et à l’indépendance. La Pologne, la Finlande et les pays baltes deviennent de facto indépendants. D’autres régions comme l’Ukraine et la Géorgie deviennent le théâtre de grands affrontements mettant aux prises nationalistes et socialistes. Les leaders soviétiques sont partagés devant cette effervescence nationale, car avec la création de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), ils espèrent que les peuples choisiront d’adhérer à la fédération et de construire ensemble le socialisme. Des débats d’une grande vigueur éclatent au sein du Parti communiste sur cette question. Lénine et Khristian Rakovski notamment estiment que le pouvoir soviétique continue d’agir de la même manière que le régime tsariste à l’endroit des nations.
Entre-temps, les socialistes estiment qu’il faut frapper fort contre les États capitalistes et impérialistes partout dans le monde. À Moscou est créée la Troisième Internationale, l’Internationale communiste (IC) qui aspire à coordonner les luttes. Cependant, après un envol spectaculaire, les insurrections européennes, notamment en Allemagne et en Italie, s’essoufflent. Prenant acte, Lénine et l’IC pensent alors nécessaire d’effectuer un virage vers l’Orient, c’est-à-dire vers les colonies, de manière à frapper le capitalisme mondial et l’impérialisme là où ils sont les plus faibles. C’est aux socialistes, estiment Lénine, M.N. Roy (1887-1954), Grigori Zinoviev (1883-1936), Léon Trotski (1879-1940) et plusieurs autres, de prendre la tête de ces révolutions démocratiques et nationales, et de les transformer, comme les Russes l’ont fait, en révolutions socialistes. Le « détour irlandais » devient en fin de compte mondial. Quelques intellectualités extraordinaires, tel l’Italien Antonio Gramsci, anticipent une réorientation fondamentale du projet socialiste.
2. La révolution et les nations
On l’a vu précédemment, les socialistes évoluent sur la question nationale. Presque partout, ils s’accordent à dire qu’ils sont favorables à la reconnaissance des droits nationaux, mais d’une manière un peu vague. Après quelque temps, Lénine, qui partage en gros cette vision héritée de Kautsky, affirme qu’on ne peut pas se contenter « de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes ». Il faut, dit-il, aller jusqu’au bout et appuyer les revendications nationales, y compris l’indépendance, ce qui peut aller, si les conditions sont appropriées, jusqu’à la sécession. Après 1917, le débat s’accélère. La contradiction entre les grands principes et la réalité sur le terrain devient plus vive. En Russie, des nations dominées n’attendent pas la permission d’arracher leur indépendance, ce qui indispose une partie de la direction socialiste notamment l’Allemande Rosa. Toujours réticente, elle continue d’argumenter contre la « menace » du nationalisme, avec Boukharine, Radek et d’autres. Lénine s’entête, avec Trotski, Staline et l’Irlandais James Connolly; tous affirment que la « vraie » menace vient plutôt du chauvinisme et des politiques d’exclusion des nations dominantes, y compris la Russie.
Pour l’égalité des nations
Lénine, 1913[3]
En 1913, les socialistes des nations dominées en Russie réclament l’égalité et le droit à l’autodétermination. Lénine est pour sa part d’accord, mais il fait valoir l’idée d’un grand État socialiste « multinational », à la fois centralisé et respectueux des droits nationaux. Il reprend dans ce texte l’argumentation dominante dans la Deuxième Internationale et critique notamment la perspective d’Otto Bauer. Lénine cherche également à se démarquer de certaines positions à l’intérieur de la social-démocratie russe qui vont selon lui trop loin dans une perspective nationale, tel le « parti dans le parti », mis en place sous le nom de l’Union générale des travailleurs juifs (BUND). Ce parti, qui par ailleurs ne préconise pas la création d’un État juif (contrairement aux courants sionistes) tient à garder son indépendance au sein de la social-démocratie, qu’il conçoit comme une fédération de groupes nationaux et non comme Lénine le propose, comme un parti centralisé et transnational.
Le programme de la démocratie ouvrière dans la question nationale, le voici : suppression absolue de tout privilège pour quelque nation et quelque langue que ce soit; solution du problème de l’autodétermination politique des nations, c’est-à-dire de leur séparation et de leur constitution en État indépendant, par une voie parfaitement libre, démocratique; promulgation d’une loi générale de l’État en vertu de laquelle toute disposition qui accorderait quelque privilège que ce soit à une des nations, qui violerait l’égalité en droits des nations ou les droits d’une minorité nationale, serait déclarée illégale et nulle, tout citoyen de l’État ayant le droit d’exiger l’abrogation d’une telle disposition comme contraire à la Constitution, ainsi que des sanctions pénales à l’encontre de ceux qui s’aviseraient de la mettre en pratique. Aux querelles nationales que se livrent entre eux les différents partis bourgeois pour des questions de langue, etc., la démocratie ouvrière oppose la revendication suivante : unité absolue et fusion totale des ouvriers de toutes les nationalités dans toutes les organisations ouvrières syndicales, coopératives, de consommation, d’éducation et autres, contrairement à ce que prêchent tous les nationalistes bourgeois. Seules une telle unité et une telle fusion peuvent sauvegarder la démocratie, protéger les intérêts des ouvriers contre le capital, lequel est déjà devenu et devient de plus en plus international, sauvegarder les intérêts de l’humanité évoluant vers un mode de vie nouveau, étranger à tout privilège et à toute exploitation. Tout nationalisme bourgeois libéral corrompt profondément le milieu ouvrier et porte un immense préjudice à la cause de la liberté et à celle de la lutte prolétarienne de classes. Cela est d’autant plus dangereux que la tendance bourgeoise (et la tendance bourgeoise féodale) se camoufle sous le mot d’ordre de la « culture nationale »… Le nationalisme bourgeois et l’internationalisme prolétarien sont deux mots d’ordre irréductiblement opposés qui correspondent aux deux grands camps de classe du monde capitaliste et qui traduisent deux politiques (plus encore : deux conceptions du monde) dans la question nationale…
Le mot d’ordre de la « culture nationale » est pour les marxistes d’une importance capitale, non seulement parce qu’il définit le contenu idéologique de toute notre propagande et de notre agitation dans la question nationale, en soulignant ce qui les différencie de la propagande bourgeoise, mais aussi parce que tout un programme de la fameuse autonomie nationale culturelle est basé sur ce mot d’ordre. Le défaut essentiel de ce programme, son défaut de principe, c’est qu’il s’efforce de mettre en pratique le nationalisme le plus raffiné et le plus absolu, poussé jusqu’à son terme, chaque citoyen se fait inscrire dans une nation ou une autre, et chaque nation forme un tout juridique, ayant tout pouvoir d’imposer des charges fiscales à ses membres, possédant un Parlement national…
(Or), le marxisme est inconciliable avec le nationalisme, fut-il le plus « juste », le plus « pur », le plus fin et le plus civilisé. À la place de tout nationalisme, le marxisme met l’internationalisme, la fusion de toutes les nations dans une unité suprême qui se développe sous nos yeux avec chaque nouvelle verste de chemin de fer, chaque nouveau trust international, chaque association ouvrière (internationale par son activité économique et aussi par ses idées, ses aspirations)…
Secouer tout joug féodal, toute oppression des nations, tous les privilèges pour une des nations ou pour une des langues, c’est le devoir absolu du prolétariat en tant que force démocratique, l’intérêt absolu de la lutte de classes prolétarienne, laquelle est obscurcie et retardée par les querelles nationales. Cependant, aider le nationalisme bourgeois au-delà de ce cadre strictement limité et situé dans un contexte historique nettement déterminé, c’est trahir le prolétariat et se ranger aux côtés de la bourgeoisie… La lutte contre tout joug national? Oui, certainement. La lutte pour tout développement national, pour la « culture nationale » en général? Non, certainement. Le développement économique de la société capitaliste nous montre dans le monde entier des exemples de mouvements nationaux incomplètement développés, des exemples de constitution de grandes nations par la fusion ou au détriment de certaines petites, des exemples d’assimilation des nations. Le principe du nationalisme bourgeois, c’est le développement de la nationalité en général, d’où le caractère exclusif du nationalisme bourgeois, les querelles nationales sans issue. Quant au prolétariat, loin de vouloir défendre le développement national de toute nation, il met au contraire les masses en garde contre de telles illusions, préconise la liberté la plus complète des échanges capitalistes et salue toute assimilation des nations, excepté l’assimilation par la contrainte ou celle qui s’appuie sur des privilèges…
Les marxistes sont, bien entendu, hostiles à la fédération, et à la décentralisation pour cette simple raison que le développement du capitalisme exige que les États soient les plus grands et les plus centralisés possible. Toutes conditions étant égales, le prolétariat conscient sera toujours partisan d’un État plus grand. Il luttera toujours contre le particularisme médiéval et verra toujours d’un œil favorable se renforcer la cohésion économique de vastes territoires sur lesquels pourra se développer largement la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Le large et rapide développement des forces productives par le capitalisme exige de grands territoires rassemblés et unis au sein d’un même État; c’est seulement sur de tels territoires que la classe bourgeoise peut se grouper en anéantissant tous les vieux cloisonnements médiévaux, de castes, de particularismes locaux ou confessionnels, de petites nationalités et autres en même temps que se regroupe parallèlement et inéluctablement à l’autre pôle la classe des prolétaires…
Un grand État centralisé constitue un énorme progrès historique conduisant du morcellement moyenâgeux à la future unité socialiste du monde entier, et il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre voie vers le socialisme que celle passant par un tel État (indissolublement lié au capitalisme). Il serait toutefois impardonnable d’oublier qu’en défendant le centralisme, nous défendons exclusivement le centralisme démocratique. Loin d’exclure l’autonomie administrative locale avec l’autonomie des régions présentant des particularités quant à leur économie, leur genre de vie, leur composition nationale, etc., le centralisme démocratique exige au contraire l’un et l’autre. On confond constamment chez nous le centralisme avec l’arbitraire et le bureaucratisme.
Qu’est-ce qu’une nation?
Joseph Staline, 1913[4]
En 1913, Staline se voit confier la tâche de délimiter la politique de la tendance bolchévique de la social-démocratie russe concernant la question nationale. Il défend les thèses exposées par Lénine, ce qui veut dire l’appui au principe du droit à l’autodétermination des peuples. Pour autant, le texte de Staline est très schématique. La nation est définie d’une manière stricte et anhistorique. Plus tard, lorsque Staline aura imposé sa domination sur les socialistes en Russie, ce texte deviendra en quelque sorte le « canon » de la Troisième Internationale. Staline définit en fin de compte ce que sont les « vraies nations » des « fausses nations ». Cela lui permettra plus tard de s’opposer aux revendications nationales dans la Russie soviétique et ailleurs.
La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit par une communauté de culture. Il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l’évolution, a son histoire, un commencement et une fin…
Les ouvriers sont intéressés à la fusion complète de tous leurs camarades en une seule armée internationale, à leur prompte et définitive libération de leur servitude morale à l’égard de la bourgeoisie, au total et libre développement des forces morales de leurs compagnons, à quelque nation qu’ils appartiennent. Les ouvriers luttent contre la politique d’oppression des nations sous toutes ses formes, depuis les plus subtiles jusqu’aux plus brutales. La social-démocratie de tous les pays proclame le droit des nations à disposer d’elles-mêmes […] c’est-à-dire le droit de décider de son sort. La nation peut s’organiser comme bon lui semble. Elle a le droit d’organiser sa vie suivant les principes de l’autonomie. Elle a le droit de lier avec les autres nations des rapports fédératifs. Elle a le droit de se séparer complètement. La nation est souveraine et toutes les nations sont égales en droits…
Luttant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la social-démocratie s’assigne le but de mettre un terme à la politique d’oppression de la nation… Ceci distingue la politique du prolétariat de la bourgeoisie qui cherche à approfondir et attiser la lutte nationale, à poursuivre et accentuer le mouvement national…
La seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie d’unités déjà cristallisées telles que la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine et le Caucase. L’avantage de l’autonomie régionale consiste qu’on a affaire non pas à une fiction sans territoire, mais à une population déterminée sur un territoire défini…
Nous savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités. Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à l’égard des ouvriers des autres nationalités […], tels sont les résultats du fédéralisme dans l’organisation… Le groupement sur place des ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques, le groupement de ces collectivités en un seul parti, voilà la tâche.
Rosa Luxemburg se trompe
Lénine, 1914[5]
Comme Marx, Lénine se rend compte que la domination russe sur les nations est un élément indispensable dans l’architecture du pouvoir et que par conséquent, la révolution russe ne peut esquiver cette question nationale. Contrairement à Luxemburg, ce n’est pas le nationalisme des nations dominées qui l’effraie, mais le nationalisme de la nation dominante qui, dit-il, empoisonne l’esprit du peuple. Il faut donc reconnaître que le droit à l’autodétermination, c’est également le droit de constituer un État indépendant, de se séparer, du moins dans des situations comme celle de la Pologne (alors une province de l’État tsariste), où le mouvement national est dirigé par des militants socialistes.
(Selon Rosa Luxemburg), les socialistes polonais ne devraient pas revendiquer l’indépendance de la Pologne. Il ne peut être question de proclamer le droit des nations à disposer d’elles-mêmes…
Au problème de la libre détermination des nations dans la société bourgeoise, de leur indépendance en tant qu’État, Rosa Luxemburg a substitué la question de leur autonomie et de leur indépendance économiques… (En réalité), chacun voit aujourd’hui que les meilleures conditions de développement capitaliste dans les Balkans se créent justement au fur et à mesure que des États nationaux indépendants naissent dans cette péninsule…Entraînée dans sa lutte contre le nationalisme en Pologne, Rosa Luxemburg a oublié que le nationalisme des Grands-Russes, bien que ce nationalisme-là soit le plus redoutable à l’heure actuelle […], bien qu’il soit le principal frein à la démocratie et à la lutte prolétarienne. Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression. C’est ce contenu que nous appuyons sans restriction, tout en le séparant rigoureusement de la tendance à l’exclusivisme national…
Accuser les partisans de la libre détermination, c’est-à-dire de la libre séparation, d’encourager le séparatisme est aussi absurde et hypocrite que d’accuser les partisans du divorce d’encourager la destruction des liens de famille. De même que dans la société bourgeoise, les défenseurs des privilèges et de la vénalité, sur lesquels repose le mariage bourgeois, s’élèvent contre la liberté du divorce, de même, dans un État capitalisme, nier la libre détermination des nations, c’est-à-dire la liberté de se séparer, c’est défendre purement et simplement les privilèges de la nation dominante…
Rosa Luxemburg ignore sans doute quelle était l’attitude de Marx au sujet de l’indépendance de l’Irlande. Marx (à l’époque) interroge un socialiste d’une nation qui en opprime d’autres sur son attitude à l’égard d’une nation opprimée, et il découvre aussitôt le défaut commun aux socialistes des nations dominantes (anglaise et russe) : incompréhension de leurs devoirs de socialistes à l’égard des nations asservies, rabâchage de préjugés empruntés à la bourgeoisie de la « grande nation dominante »…
(Selon Marx), la classe ouvrière est moins susceptible que personne de faire un fétiche de la question nationale, car le développement du capitalisme n’éveille pas forcément toutes les nations à une vie indépendante. Cependant, une fois que sont apparus les mouvements nationaux de masse, les répudier, refuser de soutenir ce qu’ils ont de progressif, c’est en fait céder aux préjugés nationalistes, c’est reconnaître « sa » nation comme la « nation modèle »…
Du point de vue de la théorie du marxisme en général, le droit de libre détermination ne présente aucune difficulté (ce qui veut dire qu’on ne peut nier que) la libre détermination (sous-entend) le droit à la séparation (ni que) la formation d’États nationaux indépendants est une tendance propre à toutes les révolutions bourgeoises. La difficulté tient […] au fait qu’en Russie luttent et doivent lutter côte à côte le prolétariat des nations opprimées et le prolétariat de la nation qui opprime les autres. Sauvegarder l’unité de la lutte des classes du prolétariat pour le socialisme, combattre victorieusement toutes les influences bourgeoises et archi-réactionnaires du nationalisme, telle est la tâche à résoudre. Parmi les nations opprimées, le rassemblement du prolétariat en un parti indépendant entraîne parfois une lutte si acharnée contre le nationalisme de la nation intéressée que la perspective se trouve déformée et qu’on oublie le nationalisme de la nation qui opprime…
Cet état des choses assigne au prolétariat de Russie une double tâche ou plutôt une lutte sur deux fronts : lutter contre tout nationalisme et au premier chef, contre le nationalisme grand-russe; reconnaître non seulement la complète égalité en droits de toutes les nations en général, mais aussi leur droit égal à édifier un État, c’est-à-dire à reconnaître le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, à se séparer; et à côté de cela, précisément pour assurer le succès de la lutte contre toute espèce de nationalisme dans toutes les nations, sauvegarder l’unité de la lutte du prolétariat et des organisations prolétariennes et de leur fusion la plus étroite dans une communauté internationale, en dépit des tendances de la bourgeoisie à promouvoir un particularisme national…
Nicolas Boukharine, 1915[6]
Des socialistes russes comme le brillant Boukharine se sentent davantage d’affinités avec Luxemburg plutôt qu’avec Lénine. Sur la question nationale, il considère que la lutte des nations dominées est un « détournement de l’attention du prolétariat ». Les socialistes, pense-t-il, doivent se tenir à l’écart des luttes nationales pour se concentrer sur la lutte pour le socialisme.
L’époque impérialiste est une période d’absorption des petits États par les grands États et un continuel retracé de la carte politique du monde en vue d’une meilleure homogénéité étatique. Dans ce processus d’absorption, plusieurs nations sont incorporées dans le système étatique des nations victorieuses. La politique étrangère capitaliste moderne est intimement liée à la suprématie du capital financier, qui ne peut abandonner la politique de l’impérialisme sans mettre en danger ses propres intérêts. En conséquence, il serait hautement utopiste d’avancer des revendications anti-impérialistes dans le champ de la politique étrangère tout en restant dans le cadre des relations capitalistes. La réponse à la politique impérialiste de la bourgeoisie doit être la révolution socialiste du prolétariat; la social-démocratie ne doit pas formuler de revendications minimales sur le terrain de la politique étrangère actuelle. Il est donc impossible de lutter contre l’asservissement des nations autrement que par une lutte contre l’impérialisme : ergo une lutte contre l’impérialisme; ergo une lutte contre le capital financier; ergo une lutte contre le capitalisme en général. Éviter cette voie de quelque façon que ce soit et avancer des tâches « partielles » de « libération des nations » dans les limites de la société capitaliste détourne les forces prolétariennes de la véritable solution du problème et les unit aux forces de la bourgeoisie des groupes nationaux correspondants. Le slogan de l’« autodétermination des nations » est avant tout utopique, puisqu’il ne peut être réalisé au sein des limites du capitalisme. Il est aussi nuisible, car c’est un slogan qui apporte des illusions. À cet égard, il ne se distingue pas des slogans de tribunaux d’arbitrage, de désarmement, et ainsi de suite, qui présupposent la possibilité d’un soi-disant capitalisme pacifique…
Les cas principaux d’application concrète du slogan du « droit des nations à l’autodétermination » au travers de l’indépendance ou de la sécession sont en premier lieu l’annexion d’un territoire « étranger » à la suite d’une guerre impérialiste et, en second lieu, la désintégration d’une unité étatique déjà formée. Dans le premier cas, le slogan d’« autodétermination » est seulement une formulation différente du slogan de « défense de la patrie », car à moins qu’un appel ne soit lancé pour la défense physique des frontières d’État correspondantes, le « slogan » reste une phrase vide. Dans le second cas, nous avons essentiellement les mêmes conséquences néfastes qu’avec le slogan de « défense de la patrie ». L’attention des masses prolétariennes est déplacée sur un autre plan; le caractère international de leur action disparaît; les forces du prolétariat sont divisées; la ligne tactique tout entière se déplace en direction de la lutte nationale et non de classes. De plus, le slogan inclut aussi implicitement dans ce cas celui de « défense » pour après la réalisation de la sécession, et le slogan de « droit à l’autodétermination » présuppose bien entendu une telle possibilité : n’est-il pas nécessaire de « défendre » l’indépendance? Sinon, compte tenu des perpétuels dangers de l’époque impérialiste, pourquoi tout simplement la « demander »? Lutter contre le chauvinisme des masses laborieuses d’une nation qui est une grande puissance en reconnaissant le « droit des nations à l’autodétermination » revient à lutter contre le chauvinisme en reconnaissant le droit des « patries » opprimées à se défendre.
Le détournement de l’attention du prolétariat en faveur de la solution de problèmes « nationaux » devient extraordinairement préjudiciable, particulièrement maintenant que la question de la mobilisation des forces du prolétariat à l’échelle mondiale dans la lutte internationale pour renverser le capitalisme a été posée pour l’action. La tâche de la social-démocratie en ce moment présent est la propagande pour une attitude d’indifférence à la « patrie », à la « nation », etc. Ceci ne présuppose en aucun cas une formulation « étatique » de la question (protestations contre le « démembrement »), mais au contraire, pose cette question dans un sens révolutionnaire distinctement marqué, en prenant en considération le pouvoir d’État et le système capitaliste global.
Par conséquent, il s’ensuit qu’en aucun cas et dans aucune circonstance nous ne devons soutenir le gouvernement d’une grande puissance qui réprime l’insurrection ou la rébellion d’une nation opprimée. Dans le même temps, nous ne mobilisons pas les forces prolétariennes sous le slogan du « droit des nations à l’autodétermination ». Notre tâche dans ce cas est de mobiliser les forces du prolétariat des deux nations (conjointement aux autres) sous le slogan de guerre civile de classes et faire de la propagande contre la mobilisation des forces sous le slogan du « droit des nations à l’autodétermination »…
Le droit des nations, c’est aussi le droit de se séparer
Lénine, 1916[7]
Pour Lénine, les socialistes ne peuvent se draper d’un « internationalisme verbal », ils doivent « lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces États […] autrement dit, revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées ». Dans le contexte de la lutte contre l’État tsariste, la lutte pour les droits nationaux et la création d’États indépendants font intrinsèquement partie de la stratégie socialiste, selon Lénine. Dans une éventuelle deuxième étape cependant (après la révolution), la perspective change. La priorité de Lénine devient alors internationaliste. Tout en reconnaissant le droit à l’autodétermination, il préconise alors la mise en place de « grands » États fédéraux, à commencer par ce qui devient l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).
L’impérialisme est le stade suprême de développement du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé du cadre des États nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les prémisses objectives pour la réalisation du socialisme. Voilà pourquoi, en Europe occidentale et aux États-Unis, s’inscrit à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement des gouvernements capitalistes, pour l’expropriation de la bourgeoisie. L’impérialisme pousse les masses à cette lutte, en exacerbant dans de vastes proportions les contradictions de classes, en aggravant la situation de ces masses aussi bien sous le rapport économique que sous le rapport politique : développement du militarisme, multiplication des guerres, renforcement de la réaction, affermissement et extension du joug national et du pillage des colonies. Le socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale et par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire le droit à la libre séparation politique. Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu’ils affranchiront les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d’une alliance libre (qui) implique la liberté de séparation – ces partis trahiraient le socialisme…
La révolution socialiste, ce n’est pas un acte unique, une bataille unique sur un seul front, c’est toute une époque de conflits aigus de classes, une longue succession de batailles sur tous les fronts, c’est-à-dire sur toutes les questions d’économie et de politique, batailles qui ne peuvent finir que par l’expropriation de la bourgeoisie. Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d’éclipser celle-ci, de l’estomper, etc. Au contraire, de même qu’il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie. Une erreur non moins grave serait de supprimer un des paragraphes du programme démocratique, par exemple celui concernant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, sous prétexte que ce droit serait « irréalisable » ou « illusoire » à l’époque de l’impérialisme… Il est absolument faux que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes soit également irréalisable. Deuxièmement, l’exemple de la séparation de la Norvège d’avec la Suède, en 1905, suffit à lui seul pour réfuter ce « caractère irréalisable » compris dans ce sens… Ce n’est pas seulement le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mais toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique qui, à l’époque de l’impérialisme, ne sont qu’incomplètement « réalisables », sous un aspect tronqué et à exceptionnel… Le renforcement de l’oppression nationale à l’époque de l’impérialisme commande à la social-démocratie, non pas de renoncer à la lutte « utopique », comme le prétend la bourgeoisie, pour la liberté de séparation des nations, mais au contraire, d’utiliser au mieux les conflits qui surgissent également sur ce terrain, comme prétexte à une action de masse et à des manifestations révolutionnaires contre la bourgeoisie. Le droit des nations à disposer d’elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l’indépendance politique, à la libre séparation politique d’avec la nation qui les opprime. Concrètement, cette revendication de la démocratie politique signifie l’entière liberté de propagande pour la séparation et la solution de ce problème par la voie d’un référendum au sein de la nation qui se sépare. Ainsi, cette revendication n’a pas du tout le même sens que celle de la séparation, du morcellement, de la formation de petits États. Elle n’est que l’expression conséquente de la lutte contre toute oppression nationale. Plus le régime démocratique d’un État est proche de l’entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands États, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables et ils augmentent sans cesse avec le développement du capitalisme. Reconnaître le droit d’autodétermination n’équivaut pas à reconnaître le principe de la fédération. On peut être un adversaire résolu de ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la fédération à l’inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme démocratique intégral… Le socialisme a pour but non seulement de mettre fin au morcellement de l’humanité en petits États et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion… De même que l’humanité ne peut aboutir à l’abolition des classes qu’en passant par la période de transition de la dictature de la classe opprimée, de même elle ne peut aboutir à la fusion inévitable des nations qu’en passant par la période de transition de la libération complète de toutes les nations opprimées, c’est-à-dire de la liberté pour elles de se séparer. Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l’égalité en droits des nations en général… Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces États; autrement dit, il doit lutter pour le droit d’autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par « sa » nation. Sinon, l’internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal; ni la confiance ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles… D’autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s’attacher à promouvoir et à réaliser l’unité complète et absolue, y compris sur le plan de l’organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. La bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d’ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers : en politique intérieure, elle exploite ces mots d’ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie des nations dominantes…
Particulièrement difficile et importante y est la tâche consistant à fusionner la lutte de classes des ouvriers des nations oppressives et des ouvriers des nations opprimées. […] Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à peine, ou bien sont loin d’être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n’est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes); les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui les oppriment.
Pour l’Irlande
Lénine, 1916[8]
En 1916, l’Irlande se révolte à nouveau. Des socialistes européens, cependant, ne se reconnaissent pas dans cette lutte. Lénine n’est pas d’accord. Il ridiculise une gauche qui espère une « révolution sociale pure » et qui ne comprend pas que « la révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et des mécontents de toute espèce ». La libération de l’Irlande, même si elle ne se produit pas sous la direction des socialistes, aura un impact positif, car elle affaiblira le pouvoir de l’État.
La guerre a été une époque de crise pour les nations d’Europe occidentale et pour tout l’impérialisme. Toute crise rejette ce qui est conventionnel, arrache les voiles extérieurs, balaie ce qui a fait son temps, met à nu des forces et des ressorts plus profonds. Qu’a-t-elle révélé du point de vue du mouvement des nations opprimées? Dans les colonies, plusieurs tentatives d’insurrection que les nations oppressives se sont évidemment efforcées, avec l’aide de la censure de guerre, de camoufler par tous les moyens. On sait, néanmoins, que les Anglais ont sauvagement écrasé à Singapour une mutinerie de leurs troupes hindoues; qu’il y a eu des tentatives d’insurrection dans l’Annam français et au Cameroun allemand; qu’en Europe, il y a eu une insurrection en Irlande, et que les Anglais « épris de liberté », qui n’avaient pas osé étendre aux Irlandais le service militaire obligatoire, y ont rétabli la paix par des exécutions; et que, d’autre part, le gouvernement autrichien a condamné à mort les députés de la Diète tchèque « pour trahison » et fait passer par les armes, pour le même « crime », des régiments tchèques entiers.
Cette liste est naturellement bien loin d’être complète, tant s’en faut. Elle démontre néanmoins que des foyers d’insurrections nationales, surgis en liaison avec la crise de l’impérialisme, se sont allumés à la fois dans les colonies et en Europe, que les sympathies et les antipathies nationales se sont exprimées en dépit des menaces et des mesures de répression draconiennes. Pourtant, la crise de l’impérialisme était encore loin d’avoir atteint son point culminant : la puissance de la bourgeoisie impérialiste n’était pas encore ébranlée (la guerre « d’usure » peut aboutir à ce résultat, mais on n’en est pas encore là); les mouvements prolétariens au sein des puissances impérialistes sont encore très faibles. Qu’arrivera-t-il lorsque la guerre aura provoqué un épuisement complet ou bien lorsque, au moins dans l’une des puissances, le pouvoir de la bourgeoisie chancellera sous les coups de la lutte prolétarienne, comme le pouvoir du tsarisme en 1905?
Le journal Berner Tagwacht, organe des zimmerwaldiens, jusque et y compris certains éléments de gauche, a publié le 9 mai 1916 un article consacré au soulèvement irlandais… L’insurrection irlandaise y était qualifiée de « putsch », ni plus ni moins, car la « question irlandaise », y disait-on, était une « question agraire », les paysans avaient été apaisés par des réformes et le mouvement national n’était plus maintenant « qu’un mouvement purement urbain, petit-bourgeois, et qui, en dépit de tout son tapage, ne représentait pas grand-chose au point de vue social ». On ne peut parler de « putsch », au sens scientifique du terme, que lorsque la tentative d’insurrection n’a rien révélé d’autre qu’un cercle de conspirateurs ou d’absurdes maniaques, et qu’elle n’a trouvé aucun écho dans les masses. Le mouvement national irlandais, qui a derrière lui des siècles d’existence, qui est passé par différentes étapes et combinaisons d’intérêts de classes, s’est traduit notamment par un congrès national irlandais de masse, tenu en Amérique, lequel s’est prononcé en faveur de l’indépendance de l’Irlande; il s’est traduit par des batailles de rue auxquelles prirent part une partie de la petite bourgeoisie des villes et une partie des ouvriers, après un long effort de propagande au sein des masses, après des manifestations, des interdictions de journaux, etc. Quiconque qualifie de putsch pareille insurrection est, ou bien le pire des réactionnaires, ou bien un doctrinaire absolument incapable de se représenter la révolution sociale comme un phénomène vivant.
Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrection des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosion révolutionnaire d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira « Nous sommes pour le socialisme », et qu’une autre, en un autre lieu, dira « Nous sommes pour l’impérialisme », et que ce sera alors la révolution sociale! C’est seulement en procédant de ce point de vue pédantesque et ridicule qu’on pouvait qualifier injurieusement de « putsch » l’insurrection irlandaise.
Quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution…
La révolution socialiste en Europe ne peut être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement – sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible – et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Toutefois, objectivement, ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir, s’emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes!) et réaliser d’autres mesures dictatoriales dont l’ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme, laquelle ne « s’épurera » pas d’emblée, tant s’en faut, des scories petites-bourgeoises…
La lutte des nations opprimées en Europe, capable d’en arriver à des insurrections et à des combats de rue, à la violation de la discipline de fer de l’armée et à l’état de siège, « aggravera la crise révolutionnaire en Europe » infiniment plus qu’un soulèvement de bien plus grande envergure dans une colonie lointaine. À force égale, le coup porté au pouvoir de la bourgeoisie impérialiste anglaise par l’insurrection en Irlande a une importance politique cent fois plus grande que s’il avait été porté en Asie ou en Afrique…
L’erreur de Lénine
Rosa Luxemburg, 1918[9]
Luxemburg réfléchit sur le processus en cours en Russie. Elle ne démord pas de son opposition à la stratégie d’alliance préconisée par Lénine avec les mouvements nationaux qui veulent – c’est son expression – « dépecer la Russie ». Cette politique, qu’elle qualifie d’« opportuniste », est une erreur, car au lieu d’aider la révolution, la révolte des nations et l’indépendance des États diminuent la possibilité d’une transformation socialiste. Pour Luxemburg, il faut reconnaître les « nationalités » et pas nécessairement les « nations » qui sont selon elles souvent rattachées à des traditions religieuses (le catholicisme en Pologne, la religion juive pour les communautés juives éparpillées de l’Empire tsariste). La démocratie et le socialisme sont les seules solutions pour éliminer la discrimination, estime Luxemburg.
Les bolcheviks ont eux-mêmes aggravé les difficultés objectives de la situation par ce mot d’ordre qu’ils ont mis au premier plan de leur politique, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou ce qui se cachait en réalité derrière ce mot d’ordre : le dépècement de la Russie. Cette formule, proclamée sans cesse avec une obstination dogmatique, du droit des différentes nations de l’empire russe à décider elles-mêmes de leur propre sort, « jusque et y compris leur séparation complète d’avec la Russie », était un cri de guerre particulier de Lénine et ses amis dans leur lutte contre l’impérialisme. Elle fut l’axe de leur politique intérieure après le coup d’État d’octobre.
Ce qui frappe tout d’abord dans l’obstination et l’entêtement avec lesquels Lénine et ses amis se sont tenus à ce mot d’ordre, c’est qu’il est en contradiction flagrante, tant avec le centralisme si souvent affirmé de leur politique, qu’avec leur attitude à l’égard des autres principes démocratiques. Tandis qu’ils faisaient preuve du mépris le plus glacial à l’égard de l’Assemblée constituante, du suffrage universel, de la liberté de la presse et de réunion, bref de tout l’appareil des libertés démocratiques fondamentales des masses populaires, libertés dont l’ensemble constituait le « droit de libre détermination » en Russie même, ils faisaient de ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un noyau de la politique démocratique.
Que signifie ce droit en effet? C’est un principe élémentaire de la politique socialiste, qu’elle combat, comme toute sorte d’oppression, celle d’une nation par une autre. Si malgré tout, des hommes politiques aussi réfléchis que Lénine, Trotski et leurs amis, qui n’ont que haussements d’épaules ironiques pour des mots d’ordre utopiques tels que « désarmement », « Société des Nations », etc., ont fait cette fois leur cheval de bataille d’une phrase creuse du même genre, cela est dû, nous semble-t-il, à une sorte de politique d’opportunité. Lénine et ses amis comptaient manifestement sur le fait qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de gagner à la cause de la révolution les nombreuses nationalités allogènes que comptait l’empire russe que de leur accorder, au nom de la révolution et du socialisme, le droit absolu de disposer de leur propre sort. C’était une politique analogue à celle que les bolcheviks adoptaient à l’égard des paysans russes, qu’ils pensaient gagner à l’aide du mot d’ordre de prise de possession directe des terres et lier ainsi au drapeau de la révolution et du gouvernement prolétarien. Malheureusement, dans un cas comme dans l’autre, le calcul s’est révélé entièrement faux : tandis que Lénine et ses amis espéraient manifestement que, parce qu’ils avaient été les défenseurs de la liberté nationale, et cela jusqu’à la séparation complète, la Finlande, l’Ukraine, la Pologne, la Lituanie, les pays baltes, le Caucase, etc., deviendraient autant d’alliés fidèles de la Révolution russe, nous avons précisément assisté au spectacle inverse : l’une après l’autre, toutes ces « nations » utilisèrent la liberté qu’on venait de leur octroyer pour s’allier à l’impérialisme allemand contre la Révolution russe.
Assurément, dans tous les cas, ce ne sont pas les « nations » qui ont fait cette politique réactionnaire, mais seulement les classes bourgeoises et petites-bourgeoises, qui, en opposition complète avec les masses prolétariennes de leur pays, ont fait de ce « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » un instrument de leur politique contre-révolutionnaire. Toutefois – et nous touchons ici au nœud du problème –, le caractère utopique, petit-bourgeois, de ce mot d’ordre nationaliste consiste précisément en ceci : dans la dure réalité de la société de classes, surtout dans une période d’antagonismes extrêmes, il se transforme en un moyen de domination de la classe bourgeoise. Les bolcheviks devaient apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que sous le règne du capitalisme, il n’y a pas de libre détermination des peuples, que dans une société de classes, chaque classe de la nation cherche à se « déterminer » d’une manière différente, que pour les classes bourgeoises, les considérations de liberté nationale passent complètement après celles de la domination de classe.
Au lieu de viser, selon l’esprit même de la nouvelle politique internationale de classe, qu’ils représentaient par ailleurs, à grouper en une masse la plus compacte possible les forces révolutionnaires sur tout le territoire de l’empire russe, en tant que territoire de la révolution, d’opposer, en tant que commandement suprême de leur politique, la solidarité des prolétaires de toutes les nationalités à l’intérieur de l’empire russe à toutes les séparations nationalistes, les bolcheviks ont, par leur mot d’ordre nationaliste retentissant du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, jusque et y compris la séparation complète », fourni à la bourgeoisie, dans tous les pays limitrophes, le prétexte le plus commode, on pourrait même dire la bannière, pour leur politique contre-révolutionnaire. Au lieu de mettre en garde les prolétaires dans les pays limitrophes contre tout séparatisme, comme piège de la bourgeoisie, ils ont au contraire, par leur mot d’ordre, égaré les masses, les livrant ainsi à la démagogie des classes possédantes. Ils ont, par cette revendication nationaliste, provoqué, préparé eux-mêmes, le dépècement de la Russie, et mis ainsi aux mains de leurs propres ennemis le poignard qu’ils devaient plonger au cœur de la Révolution russe.
Ne pas se contenter de principes abstraits
Lénine, 1920[10]
En 1920, sous le drapeau de la Troisième Internationale (IC), les Russes estiment que le moment de la révolution mondiale est arrivé. Il y a effectivement des révoltes prolétariennes en Allemagne, en Italie et en Hongrie. À Moscou par ailleurs, on est convaincus que l’expérience socialiste ne peut être confinée à la Russie. L’IC, inspirée par Lénine, pense nécessaire de construire une grande alliance entre les prolétariats et les peuples opprimés, ce qui implique une intelligence tactique et une politique de compromis avec les nations révoltées. Pour Lénine, cette problématique de l’alliance relève d’une dimension interne de la révolution soviétique en Russie, notamment en ce qui concerne la paysannerie, qui constitue la majorité de la population.
La façon abstraite ou formelle de poser la question de l’égalité en général, y compris l’égalité nationale, est inhérente à la démocratie bourgeoise de par sa nature. Sous le couvert de l’égalité de la personne humaine en général, la démocratie bourgeoise proclame l’égalité formelle ou juridique du propriétaire et du prolétaire, de l’exploiteur et de l’exploité, induisant ainsi les classes opprimées dans la plus grave erreur. L’idée d’égalité, qui n’est en elle-même que le reflet des rapports de la production marchande, devient entre les mains de la bourgeoisie une arme de lutte contre l’abolition des classes, sous le prétexte d’une égalité absolue des personnes humaines. Le sens réel de la revendication de l’égalité se réduit à la revendication de l’abolition des classes.
Conformément à son objectif essentiel de lutte contre la démocratie bourgeoise et de dénonciation de ses mensonges et de son hypocrisie, le Parti communiste, interprète conscient du prolétariat luttant pour secouer le joug de la bourgeoisie, doit – dans la question nationale également – mettre au premier plan, non pas des principes abstraits ou formels, mais 1o une appréciation exacte de la situation historique concrète et avant tout économique; 2o une discrimination très nette entre les intérêts des classes opprimées, des travailleurs, des exploités et l’idée générale des intérêts populaires en général, qui n’est que l’expression des intérêts de la classe dominante; 3o une distinction tout aussi nette entre les nations opprimées, dépendantes, ne bénéficiant pas de l’égalité des droits, et les nations qui oppriment, qui exploitent, qui bénéficient de l’intégralité des droits, par opposition au mensonge démocratique bourgeois qui dissimule l’asservissement colonial et financier – propre à l’époque du capital financier et de l’impérialisme – de l’immense majorité de la population du globe par une infinie minorité de pays capitalistes avancés et ultra-riches.
La guerre impérialiste de 1914-1918 a révélé de toute évidence devant toutes les nations et les classes opprimées de l’univers, le caractère mensonger des belles phrases démocratiques bourgeoises, en montrant pratiquement que le traité de Versailles des fameuses démocraties occidentales est une violence encore plus féroce et lâche exercée sur les nations faibles que le traité de Brest-Litovsk imposé par les junkers allemands et le kaiser. La Société des Nations et toute la politique d’après-guerre de l’entente révèlent cette vérité d’une manière encore plus claire et plus nette, renforçant partout la lutte révolutionnaire, aussi bien du prolétariat des pays avancés que de toutes les masses laborieuses des pays coloniaux et dépendants, hâtant la faillite des illusions nationales petites-bourgeoises sur la possibilité de la coexistence pacifique et de l’égalité des nations en régime capitaliste.
Il résulte de ces thèses essentielles qu’à la base de toute la politique de l’Internationale communiste dans les questions nationale et coloniale doit être placé le rapprochement des prolétaires et des masses laborieuses de toutes les nations et de tous les pays pour la lutte révolutionnaire commune en vue de renverser les propriétaires fonciers et la bourgeoisie. Seul ce rapprochement garantit la victoire sur le capitalisme, sans laquelle la suppression du joug national et de l’inégalité des droits est impossible…
L’oppression séculaire des peuples coloniaux et faibles par les puissances impérialistes a laissé dans les masses laborieuses des pays opprimés non seulement de la haine, mais également de la méfiance envers les nations oppressives en général, y compris à l’égard du prolétariat de ces nations. L’infâme trahison du socialisme par la majorité des chefs officiels de ce prolétariat en 1914-1919, quand par « défense de la patrie », les social-chauvins camouflaient la défense du « droit » de « leur » bourgeoisie à opprimer les colonies et à piller les pays financièrement dépendants, ne pouvait qu’aggraver cette méfiance parfaitement légitime. D’un autre côté, plus un pays est arriéré, plus y sont puissants la petite production agricole, le mode de vie patriarcal et l’indigence d’esprit, ce qui confère immanquablement une grande force de résistance aux plus enracinés des préjugés petits-bourgeois, à savoir ceux de l’égoïsme national, de l’étroitesse nationale. Étant donné que ces préjugés ne pourront s’éteindre qu’après la disparition de l’impérialisme et du capitalisme dans les pays avancés, et après la transformation radicale de toute la base économique des pays arriérés, l’extinction de ces préjugés ne pourra être que très lente. Le prolétariat communiste conscient de tous les pays a donc l’obligation de faire preuve d’une prudence et d’une attention particulières à l’égard des survivances du sentiment national des pays et des peuples opprimés depuis très longtemps, et le devoir aussi de faire certaines concessions dans le but de hâter la disparition de cette méfiance et de ces préjugés. Sans un libre effort vers l’union et l’unité du prolétariat, puis de toutes les masses laborieuses de tous les pays et de toutes les nations du monde, la victoire sur le capitalisme ne peut être parachevée.
Karl Radek, 1920[11]
À l’encontre de l’argumentation de Lénine, Karl Radek (1885-1939) se méfie du nationalisme, même s’il veut bien reconnaître le droit à chaque nation de se séparer de ses oppresseurs, à condition que ce droit ne devienne pas une réalité. Dans le cas de la Pologne, tout en respectant les droits en question, les socialistes, dit-il, ne doivent pas soutenir les « tendances séparatistes ».
Le socialisme polonais est né sous le signe de la négation de la question nationale en général. Dans sa lutte contre toutes les formes d’idéologie bourgeoise, il a dû s’élever violemment contre l’idéologie du patriotisme bourgeois, contre le fétichisme patriotique. La tâche essentielle des premiers protagonistes du socialisme polonais fut de démasquer les patriotes polonais. Ce point de vue, purement négatif à l’égard du patriotisme, correspondait également au fait que comme le socialisme russe, le socialisme polonais né sous le joug du tsarisme, comme mouvement illégal de la classe intellectuelle dans sa première phase, ne pouvait discerner les étapes de la lutte pour le but du mouvement ouvrier. Les premiers militants socialistes de Pologne imaginaient ce but comme le résultat d’une courte période d’organisation et de lutte révolutionnaire. Le miracle révolutionnaire devait faire passer le prolétariat de l’enfer du tsarisme dans le paradis socialiste. Toute étape semblait superflue et toute lutte pour la création d’un État bourgeois était à leurs yeux une trahison des intérêts du prolétariat. Cette opinion a fait son temps, dès que la leçon du mouvement en masse des ouvriers polonais a eu démontré que le prolétariat, sur le chemin de la révolution, avait besoin d’être politiquement constitué comme classe et qu’il ne pouvait ni s’organiser ni mener la lutte sans avoir conquis au préalable ses libertés politiques…
La social-démocratie polonaise, en rejetant le mot d’ordre de l’indépendance de la Pologne en tant que revendication prolétarienne, ne faisait pas que le nier en tant que mot d’ordre du prolétariat, mais croyait à une certaine stabilisation de la corrélation des forces des puissances, jusqu’à la révolution sociale. Au mot d’ordre de l’indépendance de la Pologne, elle a opposé celui de la lutte de tout le prolétariat russe pour la démocratie… Elle a fondé sa politique sur l’union du prolétariat russe et polonais et s’est efforcée d’amener ce dernier à la conclusion que, du moment qu’il n’y avait pas en Russie de mouvement ouvrier de masse, la tâche du prolétariat polonais devait consister à hâter, par sa lutte, l’éveil du prolétariat russe. Ce point de vue, obtenu par voie empirique, fut théoriquement fondé par Rosa Luxemburg, qui rejetait en général tout rapport du prolétariat avec l’État national et tirait une réponse concrète du point de vue du développement de la Pologne. Rosa Luxemburg a expliqué que la tâche de la bourgeoisie consistait à faire de l’État bourgeois un organe de sa souveraineté, tandis que la mission historique du prolétariat consistait à supprimer et non à fonder l’État capitaliste. Partout où le prolétariat existe comme force de masse, il est prouvé que dans cette sphère concrète, la bourgeoisie n’a nullement besoin d’un État national spécial pour l’exploitation et l’oppression du prolétariat en tant que classe…
Les sociaux-démocrates russes déclaraient d’une façon catégorique que le devoir de la classe ouvrière était de s’opposer à l’incorporation forcée de nations dans les cadres d’États étrangers. Sans détour, les sociaux-démocrates russes reconnaissaient le droit à chaque nation de se séparer de ses oppresseurs, ajoutant en même temps que cela ne veut point dire que les partis ouvriers soient tenus, en présence de toute situation politique dans tout pays, d’y soutenir les tendances séparatistes. En refusant leur concours aux efforts de la bourgeoisie tendant au maintien des États spoliateurs, les partis ouvriers ne doivent soutenir activement les aspirations du peuple vers son indépendance que dans le cas où celles-ci correspondraient parfaitement aux intérêts de la classe ouvrière. Quoi qu’il en soit, le devoir des ouvriers de tous les pays, oppresseurs ou opprimés, est de tendre vers la création du front commun prolétarien pour la lutte contre le capitalisme. Seule la plus étroite union de toute la classe ouvrière, sans distinction de nationalités, peut assurer au prolétariat, dans sa lutte contre le capitalisme, la victoire décisive qui lui apporterait la liberté nationale et l’émancipation sociale.
L’indépendance va avec le socialisme
James Connolly, 1914[12]
Tout en marquant son attachement à l’indépendance de l’Irlande et au fait national irlandais, James Connolly proclame son engagement à la cause du socialisme. Il préconise une alliance entre les socialistes et les nationalistes du Sin Fein, le principal mouvement nationaliste de l’époque en Irlande.
Pendant une génération au moins, le mouvement socialiste de tous les pays impliqués maintenant a progressé par sauts et par bonds et, de façon plus satisfaisante encore, par une croissance et un développement lents et continus. Le nombre de suffrages pour les candidats socialistes a augmenté à une vitesse phénoménale, le nombre d’élus dans toutes les assemblées législatives est devenu de plus en plus un facteur de perturbation pour les calculs gouvernementaux. Journaux, magazines, pamphlets et littérature de toute sorte enseignant les idées socialistes ont été et sont diffusés par millions dans les masses; en Europe, chaque armée, chaque marine a vu une proportion sans cesse croissante de socialistes parmi ses soldats et marins et l’organisation industrielle de la classe ouvrière a perfectionné son emprise sur la machinerie économique de la société, et l’a rendue de plus en plus réceptive à la conception socialiste de ses devoirs. Dans le même temps, la haine du militarisme s’est répandue dans toutes les couches de la société, recrutant partout et suscitant l’aversion contre la guerre même chez ceux qui, dans d’autres domaines, acceptaient l’ordre capitaliste des choses. Les associations antimilitaristes, les campagnes antimilitaristes des associations et partis socialistes et les résolutions antimilitaristes des conférences internationales socialistes et syndicalistes sont devenues des faits quotidiens et ne sont plus des phénomènes dont on s’étonne. Tout le mouvement ouvrier est impliqué dans le mot d’ordre de guerre à la guerre, impliqué à la hauteur de sa force et de son influence. Maintenant, comme le proverbial tonnerre dans un ciel bleu, la guerre est sur nous, et la guerre entre les nations les plus importantes parce que les plus socialistes, et nous sommes impuissants.
Et qu’advient-il de toutes nos résolutions, de toutes nos promesses de fraternisation, de tout le système soigneusement construit d’internationalisme, de tous nos espoirs pour le futur? N’étaient-ils tous que bruit et fureur, sans signification? Quand un artilleur allemand, un socialiste servant dans l’armée allemande d’invasion, envoie un obus dans les rangs de l’armée française, faisant exploser les têtes, déchirant les entrailles et broyant les membres de douzaines de camarades socialistes de cette armée, le fait qu’il ait, avant de partir au front, manifesté contre la guerre a-t-il quelque valeur pour les veuves et les orphelins faits par l’obus qu’il a envoyé lors de sa mission meurtrière? […] Quand le soldat socialiste originaire des provinces baltes de la Russie est envoyé en Pologne prussienne bombarder villes et villages jusqu’à ce qu’une traînée de sang et de feu couvre les foyers des Polonais sujets malgré eux de la Prusse, sera-t-il à son tour soulagé à la pensée que le tsar qu’il sert a envoyé d’autres soldats quelques années auparavant porter les mêmes dévastation et meurtre dans ses foyers près de la Baltique, alors qu’il contemple les cadavres de ceux qu’il a massacrés et les foyers qu’il a détruits?
Mais pourquoi continuer? N’est-il pas clair comme la vie que nulle insurrection de la classe ouvrière, nulle grève générale, nul soulèvement généralisé de la classe ouvrière européenne n’occasionneraient un plus grand massacre de socialistes que ne le ferait leur participation comme soldats aux campagnes des armées de leurs pays respectifs. On détruit la civilisation sous vos yeux. Les résultats de la propagande, du travail patient et héroïque, du sacrifice de générations de la classe ouvrière sont annihilés par les gueules d’une centaine de canons…
Je ne fais pas la guerre au patriotisme; je ne l’ai jamais fait. Cependant, contre le patriotisme du capitalisme – le patriotisme qui fait de l’intérêt de la classe capitaliste la pierre de touche du devoir et du droit –, je place le patriotisme de la classe ouvrière, qui juge tout acte public selon ses effets sur le sort de ceux qui produisent. Ce qui est bon pour la classe ouvrière, je le considère comme patriotique, mais le parti ou le mouvement qui œuvrent avec le plus de succès pour la conquête par la classe ouvrière du contrôle des destinées du pays dans lequel elle travaille sont la plus parfaite incarnation de ce patriotisme. Pour moi, par conséquent, le socialiste d’un autre pays est un patriote ami, de même que le capitaliste de mon propre pays est un ennemi naturel. Je considère que chaque nation est propriétaire d’une certaine contribution à la richesse commune de la civilisation, et je considère la classe capitaliste comme l’ennemi logique et naturel de la culture nationale qui constitue cette contribution particulière.
Par conséquent, plus mon affection pour la tradition nationale, la littérature, le langage, les solidarités nationales est forte, plus je suis enraciné dans mon opposition à cette classe capitaliste, qui dans son goût sans âme pour le pouvoir et l’or, broierait les nations comme dans un mortier. Raisonnant à partir de telles prémisses, cette guerre m’apparaît comme le crime le plus effrayant de tous les siècles. La classe ouvrière doit être sacrifiée pour qu’une petite clique de dirigeants et de fabricants d’armes puissent assouvir leur goût du pouvoir et leur avidité pour la richesse. Les nations doivent être effacées, le progrès arrêté, et les haines internationales érigées en divinités à vénérer.
Respecter les nations
Lénine, 1922[13]
Au début des années 1920, Lénine constate la dérive du pouvoir soviétique. Une nouvelle élite est en train de s’ériger sur le dos de la révolution. Sur la question nationale, en dépit des proclamations pour les droits des peuples, la culture centralisatrice et chauvine héritée de l’État tsariste continue de sévir. Au nom du socialisme, le pouvoir soviétique brime le droit à l’autodétermination et se permet d’intervenir, y compris militairement, contre de nouveaux États issus de la décomposition de l’ancien Empire tsariste. Dans l’intervention qui suit, il condamne la politique adoptée par Staline dans le cadre des conflits qui se multiplient un peu partout, notamment en Géorgie. Le paradoxe est que cette nation, d’où provient Staline, est le terrain d’une violente confrontation que Lénine condamne avec vigueur. C’est en fin de compte le dernier combat de Lénine.
J’ai déjà écrit dans mes ouvrages sur la question nationale qu’il est tout à fait vain de poser dans l’abstrait la question du nationalisme en général. Il faut distinguer entre le nationalisme de la nation qui opprime et celui de la nation opprimée, entre le nationalisme d’une grande nation et celui d’une petite nation. Par rapport au second nationalisme, nous, les nationaux d’une grande nation, nous nous rendons presque toujours coupables, à travers l’histoire, d’une infinité de violences, et même plus, nous commettons une infinité d’injustices et d’exactions sans nous en apercevoir…
Aussi, l’internationalisme du côté de la nation qui opprime ou de la nation dite « grande » (encore qu’elle ne soit grande que par ses violences, grande simplement comme l’est, par exemple, l’argousin) doit-il consister non seulement dans le respect de l’égalité formelle des nations, mais encore dans une inégalité compensant de la part de la nation qui opprime, de la grande nation, l’inégalité qui se manifeste pratiquement dans la vie. Quiconque n’a pas compris cela n’a pas compris non plus ce qu’est l’attitude vraiment prolétarienne à l’égard de la question nationale : celui-là s’en tient, au fond, au point de vue petit-bourgeois et, par suite, ne peut que glisser à chaque instant vers les positions de la bourgeoisie.
Qu’est-ce qui est important pour le prolétaire? Il est important, mais aussi essentiel et indispensable, qu’on lui assure dans la lutte de classes prolétarienne le maximum de confiance de la part des allogènes. Que faut-il pour cela? Pour cela, il ne faut pas seulement l’égalité formelle, il faut aussi compenser d’une façon ou d’une autre, par son comportement ou les concessions à l’allogène, la défiance, le soupçon, les griefs qui, au fil de l’histoire, ont été engendrés chez lui par le gouvernement de la nation « impérialiste ».
Je pense que pour les bolcheviks, pour les communistes, il n’est guère nécessaire d’expliquer cela plus longuement. Et je crois qu’ici nous avons, en ce qui concerne la nation géorgienne, l’exemple typique du fait qu’une attitude vraiment prolétarienne exige que nous redoublions de prudence, de prévenance et d’accommodement. Le Géorgien[14] qui considère avec dédain ce côté de l’affaire, qui lance dédaigneusement des accusations de « social-nationalisme » (alors qu’il est lui-même non seulement un vrai, un authentique « social-national », mais encore un brutal argousin grand-russe), ce Géorgien-là porte en réalité atteinte à la solidarité prolétarienne de classes, car il n’est rien qui en retarde le développement et la consolidation comme l’injustice nationale; il n’est rien qui soit plus sensible aux nationaux « offensés » que le sentiment d’égalité et la violation de cette égalité, fut-ce par négligence ou plaisanterie, par leurs camarades prolétaires. Voilà pourquoi, dans le cas considéré, il vaut mieux forcer la note dans le sens de l’esprit d’accommodement et de la douceur à l’égard des minorités nationales que faire l’inverse. Voilà pourquoi, dans le cas considéré, l’intérêt fondamental de la solidarité prolétarienne, et donc de la lutte prolétarienne de classes, exige que nous n’observions jamais une attitude purement formelle envers la question nationale, mais que nous tenions toujours compte de la différence obligatoire dans le comportement du prolétaire d’une nation opprimée (ou petite) envers la nation qui opprime (ou grande).
Khristian Rakovski, 1921[15]
Pour Rakovski, la question nationale ne peut être réellement résolue dans le cadre du capitalisme où la propriété privée et la concurrence transforment les rapports sociaux en des conflits perpétuels. Le socialisme par contre a la possibilité de surmonter les préjugés nationaux. Il s’exprime au moment où le pouvoir à Moscou accepte de se fédéraliser et de donner aux républiques membres de l’URSS une certaine autonomie, pourvu que la direction de ses républiques s’inscrive globalement dans le cadre soviétique.
En quoi consiste la différence radicale entre l’État prolétarien et l’État bourgeois? […] L’État bourgeois ainsi que les formes d’organisations étatiques qui l’ont précédé sont basés sur la propriété privée du sol et des moyens de production. Le droit, appelé droit civil, qui règle des rapports privés entre propriétaires est basé sur ce principe. L’État tout entier, avec ses appareils militaires, administratifs, économiques et son église, était la propriété (il n’était naturellement pas une propriété privée) des possesseurs des instruments du travail – de toute la classe des propriétaires, de la classe dominante des bourgeois ou des esclavagistes. Le but de chaque possesseur est d’élargir et d’agrandir sa propriété. La concurrence est un moyen d’y parvenir. Le résultat de la loi de concurrence est l’abolition ou, dans le meilleur des cas, la soumission des propriétaires moins riches et moins adroits à ceux qui disposent de plus grands moyens, de plus grands capitaux et d’une plus grande habileté. Cette même loi règle le développement des États bourgeois. Ils sont des organisations concurrentes semblables aux organisations privées des propriétaires, et cela conduit aux mêmes résultats, à l’absorption des États les plus faibles ou, dans le meilleur cas, à leur complète subordination aux États plus forts. L’étatisme bourgeois se manifeste précisément dans la création de ses États isolés, nationaux, luttant entre eux. Ces États peuvent conclure entre eux des traités de commerce, des conventions postales ou télégraphiques, des conventions concernant les chemins de fer; ils peuvent selon la situation internationale créer entre eux des alliances défensives et offensives –, mais tout cela n’a jamais qu’un caractère provisoire, accidentel et partiel. Ces alliances ne peuvent abolir le profond antagonisme existant entre les États, antagonisme inhérent à tout le régime capitaliste. Dès que le danger commun qui les unit ou l’intérêt temporaire passent, la lutte et l’hostilité qui leur sont propres se rallument de plus belle…
Le nationalisme est l’idéologie de l’étatisme bourgeois. Les intrigues bourgeoises, les supercheries de toutes espèces, la mutuelle mauvaise foi, sont les moyens habituels de cette idéologie. Lorsque dans le premier manifeste de l’Association internationale des travailleurs, Marx parlant de la politique étrangère des États capitalistes, y opposait une politique basée sur les lois de la morale humaine, il n’entendait certes pas dire que dans une société bourgeoise, les socialistes doivent opposer à cette politique la morale chrétienne : « Ne fais pas à autrui, ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ». Il montrait au prolétariat que seul le triomphe de la révolution prolétarienne peut créer les conditions nécessaires à l’établissement de relations honnêtes et sincères entre tous les peuples…La révolution socialiste tend à la centralisation politique et économique, en attendant la fédération internationale. Cette fédération ne peut naturellement pas être créée d’un trait de plume, elle sera le résultat du processus plus ou moins long de l’abandon du particularisme, de tous les préjugés bourgeois démocratiques et nationaux, le résultat de la connaissance mutuelle et de l’adaptation mutuelle.
Les révoltes nationales, étapes de la révolution mondiale
Léon Trotski, 1930[16]
Avant 1917, Trotski conclut hâtivement que les États-Nations sont condamnés, ce qui rend obsolète le droit à l’autodétermination. Plus tard cependant, il promeut avec Lénine la convergence entre peuples dominés et mouvements socialistes. Malgré cela, il garde une certaine réserve, car dit-il, l’autonomie nationale peut facilement devenir une « fiction (lorsqu’elle) se transforme entre les mains de la bourgeoisie en une arme dirigée contre la révolution du prolétariat »[17]. Dans la réflexion a posteriori qui suit, Trotski insiste sur le fait que les sociétés sont traversées d’un ensemble de contradictions spécifiques, y compris au niveau national.
La Russie s’était constituée non point comme un État national, mais comme un État de nationalités; cela répondait à son caractère arriéré sur la base d’une agriculture extensive et de l’artisanat villageois, le capital marchand se développait non en profondeur, non en transformant la production, mais en largeur, accroissant le rayon de ses opérations. Le commerçant, le propriétaire et le fonctionnaire se déplaçaient du centre vers la périphérie, à la suite des paysans qui se dispersaient, et à la recherche de terres nouvelles et d’exemptions fiscales, pénétraient sur de nouveaux territoires où se trouvaient des peuplades encore plus arriérées. L’expansion de l’État était essentiellement l’extension d’une économie agricole qui, malgré tout son côté primitif, révélait une supériorité sur les nomades du Midi et de l’Orient. L’État de castes et de bureaucratie qui se forma sur cette base immense et constamment élargie devint assez puissant pour assujettir, en Occident, certaines nations d’une plus haute culture, mais incapables, en raison de leur petite population ou d’une crise intérieure, de défendre leur indépendance (Pologne, Lituanie, provinces baltes, Finlande)…
Ainsi se constitua un empire dans lequel la nationalité dominante ne représentait que 43 % de la population, tandis que 57 % (dont 17 % d’Ukrainiens, 6 % de Polonais, 4,5 % de Blancs-Russes) se rapportaient à des nationalités diverses par leur degré de culture et leur inégalité de droits…
L’oppression nationale en Russie était infiniment plus brutale que dans les États voisins, non seulement sur la frontière occidentale, mais même sur la frontière orientale. Le grand nombre des nations lésées en droit et l’acuité de leur situation juridique donnaient au problème national dans la Russie tsariste une force explosive énorme…
Lénine avait calculé en temps opportun le caractère inévitable des mouvements nationaux centrifuges en Russie et, pendant des années, avait lutté obstinément, notamment contre Rosa Luxemburg pour […] le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire à se séparer complètement de l’État. Par là, le parti bolcheviste ne se chargeait nullement de faire une propagande séparatiste, il s’obligeait seulement à résister avec intransigeance à toute espèce d’oppression nationale et, dans ce nombre, à la rétention par la force de telle ou telle nationalité dans les limites d’un État commun. C’est seulement par cette voie que le prolétariat russe put graduellement conquérir la confiance des nationalités opprimées.
Ce n’était toutefois là qu’un des côtés de l’affaire. La politique du bolchevisme dans le domaine national avait un autre aspect, apparemment en contradiction avec le premier, mais qui le complétait en réalité. Dans les cadres du parti et, en général, des organisations ouvrières, le bolchevisme appliquait le plus rigoureux centralisme, luttant implacablement contre toute contagion nationalisée susceptible d’opposer les ouvriers les uns aux autres ou de les diviser. Déniant nettement à l’État bourgeois le droit d’imposer à une minorité nationale une résidence forcée ou bien même une langue officielle, le bolchevisme estimait en même temps que sa tâche vraiment sacrée était de lier, le plus étroitement possible, au moyen d’une discipline de classe volontaire, les travailleurs de différentes nationalités, en un seul tout. Ainsi, il repoussait purement et simplement le principe nationalo-fédératif de la structure du parti…
Le renversement de la monarchie devait de toute nécessité, pour les nations opprimées de la Russie, signifier aussi leur révolution nationale. Ici se manifesta cependant ce qui s’était produit dans tous les autres domaines du régime de février : la démocratie officielle, liée par sa dépendance politique à l’égard de la bourgeoisie impérialiste, se trouva absolument incapable de détruire les vieilles entraves. Estimant incontestable son droit de régler le sort de toutes les autres nations, elle continuait à sauvegarder avec zèle les sources de richesse, de force, d’influence que donnaient à la bourgeoisie grand-russe sa situation dominante. La démocratie conciliatrice interpréta seulement les traditions de la politique nationale du tsarisme dans le langage d’une rhétorique émancipatrice : il s’agissait maintenant de défendre l’unité de la révolution. La coalition dirigeante avait toutefois un autre argument plus sérieux : des considérations motivées par le temps de guerre. Cela signifie que les efforts d’émancipation de diverses nationalités étaient représentés contre l’œuvre de l’état-major austro-allemand. Là aussi, les cadets jouaient les premiers violons, les conciliateurs accompagnaient. Le nouveau pouvoir ne pouvait, bien entendu, laisser intacte l’abominable profusion d’outrages médiévaux infligés aux allogènes. Cependant, il espérait se borner, et tâchait de le faire, simplement à l’abolition des lois d’exception contre diverses nations, c’est-à-dire à l’établissement d’une égalité apparente de tous les éléments de la population devant la bureaucratie de l’État grand-russe… L’annulation des restrictions les plus honteuses établissait pour la forme une égalité de droits des citoyens, indépendamment de la nationalité, mais se manifestait d’autant plus vivement l’inégalité des droits juridiques des nations elles-mêmes, les laissant en majeure partie dans la situation d’enfants illégitimes ou adoptés de l’État grand-russe…
L’inévitable camouflage national des antagonismes sociaux, d’ailleurs déjà moins développés en règle générale dans la périphérie, explique suffisamment pourquoi la Révolution d’Octobre devait, dans la plupart des nations opprimées, rencontrer une distance plus grande que dans la Russie centrale. En revanche, la lutte nationale, par elle-même, ébranlait cruellement le régime de février, créant pour la révolution dans le centre une périphérie politique suffisamment favorable. Dans les cas où ils coïncidaient avec des contradictions de classes, les antagonismes nationaux prenaient une acuité particulière. Au début de la guerre, la lutte séculaire entre la paysannerie lettone et les barons allemands poussa bien des milliers de travailleurs lettons à s’engager volontairement dans l’armée. Les régiments de chasseurs composés de journaliers et de paysans lettons comptaient parmi les meilleurs sur le front. Cependant, en mai, ils se prononçaient déjà pour le pouvoir des soviets. Le nationalisme ne se trouva être que l’enveloppe d’un bolchevisme peu mûr…
Le parti bolchevique fut loin d’occuper immédiatement après l’insurrection la position dans la question nationale qui lui assura finalement la victoire. Ceci concerne non seulement la périphérie avec ses organisations de partis faibles et inexpérimentées, mais le centre de Petrograd. Pendant les années de guerre, le parti s’était tellement affaibli, le niveau théorique et politique des cadres s’était tellement abaissé, que la direction officielle prit aussi dans la question nationale, jusqu’à l’arrivée de Lénine, une position extrêmement embrouillée et hésitante. À vrai dire, conformément à la tradition, les bolcheviques continuaient à défendre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Cette formule était admise en paroles par les mencheviks aussi : le texte du programme restait encore commun. Cependant, la question du pouvoir avait une importance décisive alors que les dirigeants temporaires du parti se révélaient absolument incapables de comprendre l’irréductible antagonisme entre les mots d’ordre bolchevistes dans la question nationale comme dans la question agraire d’une part, et d’autre part, le maintien du régime bourgeois impérialiste, même camouflé sous des formes démocratiques…
Que la Russie se soit constituée comme un État de nationalités, c’est le résultat de son retard historique, mais le retard est un concept complexe, inévitablement contradictoire. Un pays attardé ne marche pas du tout sur les traces d’un pays avancé en observant toujours la même distance. À l’époque de l’économie mondiale, les nations retardataires, s’insérant sous la pression des nations avancées dans la chaîne générale du développement, sautent par-dessus un certain nombre d’échelons intermédiaires. Bien plus, l’absence de formes sociales et de traditions stabilisées fait qu’un pays en retard – du moins dans certaines limites – est extrêmement accessible au dernier mot de la technique et de la pensée mondiales, mais le retard n’en reste pas moins un retard. Le développement dans l’ensemble prend un caractère contradictoire et combiné. Ce qui caractérise la structure sociale d’une nation retardataire, c’est la prédominance de pôles historiques extrêmes, de paysans arriérés et de prolétaires avancés, sur les formations moyennes, sur la bourgeoisie. Les tâches d’une classe retombent sur les épaules d’une autre. L’arrachement des survivances médiévales devient aussi, dans le domaine national, l’affaire du prolétariat…
Il ne s’agit point ici seulement de la Russie. La subordination des révolutions nationales arriérées à la révolution du prolétariat a son déterminisme sur le plan mondial. Alors qu’au XIXe siècle la tâche essentielle des guerres et des révolutions consistait encore à assurer aux forces productrices un marché national, la tâche de notre siècle consiste à affranchir les forces productrices des frontières nationales qui sont devenues pour elles des entraves. Dans un large sens historique, les révolutions nationales de l’Orient ne sont que des degrés de la révolution mondiale du prolétariat, de même que les mouvements nationaux de la Russie sont devenus des degrés vers la dictature soviétique…
3. Le passage vers l’Orient
La révolution soviétique cause en 1917 un énorme choc dans le monde, interpellant à la fois les États capitalistes et impérialistes et le mouvement socialiste européen. Sur le plan conceptuel, cette révolution remet en question le schéma évolutionniste qui domine la Deuxième Internationale, basé sur cette fausse idée d’une « marche irrésistible de l’Histoire ». La révolution soviétique en tout cas semble indiquer un autre chemin, celui de l’organisation, de la confrontation et du volontarisme. Autrement, cette révolution inattendue remet également bien d’autres choses en question. La question de la paysannerie en Russie prend une tout autre importance dans un pays à 90 % paysan, ce qui constitue un énorme défi pour Lénine et ses compagnons, qui doivent sortir des sentiers battus de la tradition socialiste. Par ailleurs, cette question paysanne, longtemps négligée par les socialistes, reste très importante, non seulement en Russie, mais dans d’autres pays européens et encore plus dans le reste du monde. Autre bifurcation, la révolution pour les socialistes russes ne peut réellement se consolider si le mouvement ne s’étend pas à une grande partie du monde. Quand la révolution éclate en Allemagne, en Hongrie et ailleurs, plusieurs pensent que la révolution s’internationalise. Mais quelque temps après, le mouvement est décapité en Europe. Dans plusieurs pays, les socialistes après des succès initiaux redeviennent marginaux. Le dispositif du pouvoir se durcit aux mains de pouvoirs autoritaires qui souvent déploient leur hégémonie à travers un discours nationaliste. Devant tout cela, sous l’influence de Lénine, Trotski et Zinoviev, le débat se redéfinit. Si la « vieille » Europe ne peut plus être l’épicentre de la révolution mondiale, il y a cette immensité qu’on appelle l’« Orient ». Sur cette base, les socialistes s’engagent à travailler avec les luttes de libération nationale, dans le cadre de résistances d’abord et avant tout anticoloniales et anti-impérialistes. Il se crée alors un consensus au sein de l’IC, pour affirmer la priorité de favoriser « le rapprochement des prolétaires et des travailleurs de toutes les nations et de tous les pays pour la lutte commune contre les possédants et la bourgeoisie ». Pour autant, il y a toujours des réticences, certains (Bordiga) craignant que ce virage n’aille trop loin. D’autres (Galiev, M.N. Roy) pensent qu’il faut, au contraire, intensifier le tournant.
La révolution va libérer les peuples
Léon Trotski, 1919[18]
Pour Trotski, le moment de l’après-guerre est le début de la fin pour les puissances capitalistes et impérialistes. La révolution est à l’ordre du jour et va ouvrir la porte à la libération des colonies. Parallèlement, la révolte des colonies mine le pouvoir des dominants, ce qui favorise la révolution européenne. Dans ce contexte, l’IC a un bel avenir, pense Trotski.
L’État national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l’expansion des forces productives. Ce phénomène a rendu plus difficile la situation des petits États encastrés au milieu des grandes puissances de l’Europe et du monde. Ces petits États, nés à différentes époques comme des fragments des grands, comme la menue monnaie destinée à payer divers tributs, comme des tampons stratégiques, possèdent leurs dynasties, leurs castes dirigeantes, leurs prétentions impérialistes et leurs filouteries diplomatiques. Leur indépendance illusoire a été basée, jusqu’à la guerre, exactement comme était situé l’équilibre européen sur l’antagonisme des deux camps impérialistes. La guerre a détruit cet équilibre. En donnant d’abord un immense avantage à l’Allemagne, la guerre a obligé les petits États à chercher leur salut dans la magnanimité du militarisme allemand. L’Allemagne ayant été vaincue, la bourgeoisie des petits États, de concert avec leurs « socialistes » patriotes, s’est retournée pour saluer l’impérialisme triomphant des Alliés, et dans les articles hypocrites du programme de Wilson, elle s’est employée à rechercher les garanties du maintien de son existence indépendante. En même temps, le nombre des petits États s’est accru : de la monarchie austro-hongroise, de l’empire des tsars se sont détachés de nouveaux États qui, aussitôt nés, se saisissent déjà les uns les autres à la gorge pour des questions de frontière. Les impérialistes alliés, pendant ce temps, préparent des combinaisons de petites puissances, anciennes et nouvelles, afin de les enchaîner les unes aux autres par une haine mutuelle et une faiblesse générale.
Écrasant et violentant les peuples petits et faibles, les condamnant à la famine et à l’abaissement, à l’instar des impérialistes des empires centraux peu de temps auparavant, les impérialistes alliés ne cessent de parler du droit des nationalités, droits qu’ils foulent aux pieds en Europe et dans le monde entier.
Seule, la révolution prolétarienne peut garantir aux petits peuples une existence libre, car elle libérera les forces productives de tous les pays des tenailles serrées par les États nationaux, en unissant les peuples dans une étroite collaboration économique, conformément à un plan économique commun. Seule, elle donnera aux peuples les plus faibles et les moins nombreux la possibilité d’administrer, avec une liberté et une indépendance absolues, leur culture nationale sans porter le moindre dommage à la vie économique unifiée et centralisée de l’Europe et du monde.
La dernière guerre, qui a été dans une large mesure un combat pour la conquête des colonies, fut en même temps faite avec l’aide des colonies. Dans des proportions jusqu’alors inconnues, les peuples coloniaux ont été entraînés dans la guerre européenne. Au nom de quoi les hindous, les Noirs, les Arabes et les Malgaches se sont-ils battus sur la terre d’Europe? Au nom de leur droit à demeurer plus longtemps esclaves de l’Angleterre et de la France. Jamais encore le spectacle de la malhonnêteté de l’État capitaliste dans les colonies n’avait été aussi édifiant; jamais le problème de l’esclavage colonial n’avait été posé avec une pareille acuité.
De là émane une série de révoltes ou de mouvements révolutionnaires dans toutes les colonies. En Europe même, l’Irlande a rappelé par de sanglants combats de rue qu’elle avait conscience d’être encore un pays asservi. À Madagascar, en Annam et en d’autres lieux, au cours de la guerre, les troupes de la république bourgeoise ont eu plus d’une fois à mater des insurrections d’esclaves coloniaux. En Inde, le mouvement révolutionnaire n’a pas cessé un seul jour. Il a abouti en ces derniers temps à des grèves ouvrières grandioses, auxquelles le gouvernement britannique a répondu en faisant intervenir à Bombay les automobiles blindées.
Ainsi, la question coloniale est posée dans toute son ampleur, non seulement sur le tapis vert du congrès des diplomates à Paris, mais dans les colonies mêmes… L’affranchissement des colonies n’est concevable que s’il s’accomplit en même temps que celui de la classe ouvrière des métropoles. Les ouvriers et les paysans non seulement de l’Annam, d’Algérie ou du Bengale, mais encore de Perse et d’Arménie, ne pourront jouir d’une existence indépendante que le jour où les ouvriers d’Angleterre et de France, après avoir renversé Lloyd George et Clemenceau, prendront entre leurs mains le pouvoir gouvernemental. Dès à présent, dans les colonies les plus développées, la lutte n’est plus engagée seulement sous le seul étendard de l’affranchissement national, elle prend tout de suite un caractère social plus ou moins nettement accusé. Si l’Europe capitaliste a entraîné malgré elle les parties les plus arriérées du monde dans le tourbillon des relations capitalistes, l’Europe socialiste à son tour viendra secourir les colonies libérées avec sa technique, son organisation, son influence morale, afin de hâter leur passage à la vie économique régulièrement organisée par le socialisme. Esclaves coloniaux d’Afrique et d’Asie : l’heure de la dictature prolétarienne en Europe sonnera pour vous comme l’heure de votre délivrance.
Une force qui monte
Lénine, 1920[19]
Lénine observe qu’une vague révolutionnaire est en voie de prendre forme dans les colonies, malgré la répression des impérialistes. Les socialistes dans ce contexte doivent laisser tomber leurs inhibitions pour appuyer de toutes leurs forces les mouvements démocratiques nationaux. Lors du deuxième congrès de l’Internationale communiste, les partis acceptent un programme radical de transformation en acceptant d’être des bataillons d’une véritable armée prolétarienne disciplinée et insurrectionnelle.
Le trait caractéristique de l’impérialisme est que le monde entier, comme nous le voyons, se divise actuellement en un grand nombre de peuples opprimés et un nombre infime de peuples oppresseurs, qui disposent de richesses colossales et d’une force militaire puissante. En estimant la population totale du globe à un milliard trois quarts, l’immense majorité, comprenant plus d’un milliard et, selon toute probabilité, un milliard deux cent cinquante millions d’êtres humains, c’est à-dire près de 70 % de la population du globe, appartient aux peuples opprimés, qui ou bien se trouvent placés sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des États semi-coloniaux, comme la Perse, la Turquie et la Chine, ou encore, vaincus par l’armée d’une grande puissance impérialiste, se trouvent sous sa dépendance en vertu de traités de paix…
Dans la situation internationale d’aujourd’hui, après la guerre impérialiste, les relations réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d’un petit groupe de nations impérialistes contre le mouvement soviétique et les États soviétiques, à la tête desquels se trouve la Russie des soviets. Si nous perdons cela de vue, nous ne saurons poser correctement aucune question nationale ou coloniale, quand bien même il s’agirait du point le plus reculé du monde. Ce n’est qu’on partant de là que les questions politiques peuvent être posées et résolues d’une façon juste par les partis communistes, aussi bien des pays civilisés que des pays arriérés…
Nous avons discuté pour savoir s’il serait juste ou non, en principe et en théorie, de déclarer que l’Internationale communiste et les partis communistes doivent soutenir le mouvement démocratique bourgeois des pays arriérés; cette discussion nous a menés à la décision unanime de remplacer l’expression mouvement « démocratique bourgeois » par celle de mouvement national révolutionnaire. Il n’y a pas le moindre doute que tout mouvement national ne puisse être que démocratique bourgeois, car la grande masse de la population des pays arriérés est composée de paysans, qui représentent les rapports bourgeois et capitalistes. Ce serait utopique de croire que les partis prolétariens, en admettant qu’ils puissent en général faire leur apparition dans ces pays, pourraient, sans avoir de rapports déterminés avec le mouvement paysan, sans le soutenir en fait, poursuivre une tactique et une politique communistes dans les pays arriérés. Des objections ont toutefois été soulevées : si nous parlons de mouvement démocratique bourgeois, toute distinction s’effacera entre mouvement réformiste et mouvement révolutionnaire. Or, ces temps derniers, la distinction est apparue en toute clarté dans les pays arriérés coloniaux, car la bourgeoisie impérialiste s’applique par tous les moyens à implanter le mouvement réformiste aussi parmi les peuples opprimés. Un certain rapprochement s’est fait entre la bourgeoisie des pays exploiteurs et celle des pays coloniaux, de sorte que, très souvent, et peut-être même dans la majorité des cas, la bourgeoisie des pays opprimés soutenant les mouvements nationaux, est d’accord avec la bourgeoisie impérialiste, c’est à-dire qu’elle lutte avec celle-ci, contre les mouvements révolutionnaires et les classes révolutionnaires »…
La révolution dépend de la révolte des colonies
M.N. Roy, 1920[20]
Manabendra Nath Roy souligne la priorité pour les socialistes de briser le dispositif impérialiste, sur lequel repose l’édifice du pouvoir capitaliste. C’est en détruisant ce dispositif que surviendra la révolution mondiale.
L’une des sources majeures dont le capitalisme européen tire sa force principale se trouve dans les possessions et dépendances coloniales. Sans le contrôle des marchés étendus et du vaste champ d’exploitation qui se trouvent dans les colonies, les puissances capitalistes d’Europe ne pourraient maintenir leur existence, même pendant un temps très court. L’Angleterre, rempart de l’impérialisme, souffre de surproduction depuis plus d’un siècle. Sans les vastes possessions coloniales qu’elle a acquises pour l’écoulement de ses marchandises et pour servir de source de matières premières pour ses industries sans cesse croissantes, il y a longtemps que le système capitaliste de l’Angleterre se serait écroulé sous son propre poids. C’est en réduisant en esclavage les centaines de millions d’habitants de l’Asie et de l’Afrique que l’impérialisme anglais est arrivé à maintenir jusqu’à présent le prolétariat britannique sous la domination de la bourgeoisie.
Le surprofit obtenu par l’exploitation des colonies est le soutien principal du capitalisme contemporain, et aussi longtemps que celui-ci n’aura pas été privé de cette source de surprofit, ce ne sera pas facile pour la classe ouvrière européenne de renverser l’ordre capitaliste. Grâce à la possibilité d’exploiter largement et intensivement le travail humain et les ressources naturelles des colonies, les nations capitalistes d’Europe s’efforcent, non sans succès, de se remettre de leur banqueroute actuelle. Par l’exploitation des masses dans les colonies, l’impérialisme européen sera en mesure d’offrir à l’aristocratie ouvrière d’Europe une concession après l’autre. Au moment où d’un côté l’impérialisme européen cherche à abaisser le niveau de vie du prolétariat en suscitant la concurrence des marchandises produites par le travail moins cher des ouvriers des pays assujettis, ce même impérialisme européen n’hésitera pas à aller jusqu’à sacrifier la totalité du surprofit gagné dans ses propres pays, à condition qu’il puisse continuer à retirer un énorme surprofit de l’exploitation des colonies.
La destruction des empires coloniaux, ensemble avec la révolution prolétarienne dans les métropoles, renversera le système capitaliste en Europe. L’Internationale communiste doit donc étendre le cercle de son activité. Elle doit nouer des relations avec les forces révolutionnaires qui travaillent à la destruction de l’impérialisme dans les pays économiquement et politiquement assujettis. L’action concertée de ces deux forces est indispensable au succès final de la révolution mondiale…
L’impérialisme étranger, imposé de force aux peuples orientaux, les a empêchés de se développer socialement et économiquement côte à côte avec leurs frères d’Europe et d’Amérique. À cause de la politique impérialiste visant à entraver le développement industriel des colonies, la formation d’une classe prolétarienne dans le sens propre de ce mot y est de date récente. L’industrie artisanale hautement développée a été détruite pour faire place aux produits de l’industrie centralisée des pays impérialistes, de sorte que la grande majorité de la population a été obligée de se consacrer au travail agricole afin de produire des céréales et des matières premières pour l’exportation. D’autre part, il s’en est suivi une rapide concentration de la propriété agraire entre les mains soit des gros propriétaires fonciers, soit des capitalistes financiers, soit de l’État, ce qui a eu pour résultat de créer une nombreuse paysannerie sans terre. L’immense majorité de la population a été maintenue dans un état d’analphabétisme. Le résultat de cette politique est que l’esprit de révolte, qui existe sous une forme latente chez chaque peuple assujetti, ne s’est manifesté qu’à travers la classe moyenne cultivée, peu nombreuse. La domination étrangère a entravé le libre développement des forces sociales. C’est pourquoi sa destruction est le premier pas vers une révolution dans les colonies. Ainsi, le fait d’aider à renverser la domination étrangère dans les colonies ne signifie pas qu’on adhère aux aspirations nationalistes de la bourgeoisie indigène; il s’agit uniquement d’ouvrir la voie au prolétariat qui y est étouffé…
La révolution dans les colonies, au cours de ses premières étapes, ne sera pas communiste. Si, dès le début, la direction est aux mains d’une avant-garde communiste, les masses révolutionnaires ne seront pas égarées, mais pourront avancer à travers les périodes successives de développement d’une expérience révolutionnaire. En réalité, ce serait entièrement erroné dans bien des pays orientaux que de vouloir résoudre la question agraire suivant des principes purement communistes. Au cours de ses premières étapes, la révolution dans les colonies doit être menée selon un programme comportant bon nombre de réformes petites-bourgeoises, telles que la répartition des terres, etc. Cependant, il ne s’ensuit pas du tout que la direction de la révolution doit être abandonnée aux démocrates bourgeois. Les partis prolétariens doivent, au contraire, développer une propagande énergique et systématique favorable à l’idée des soviets, et organiser la première possibilité des soviets d’ouvriers et de paysans. Ces soviets travailleront en collaboration avec les républiques soviétiques des pays capitalistes avancés en vue du renversement final du système capitaliste dans le monde entier.
La lutte commune
L’Internationale communiste, 1920[21]
Lors de son deuxième congrès, l’Internationale communiste se tourne vers l’Est. Il faut appuyer la lutte de libération nationale tout en s’opposant au nationalisme. Selon l’IC, cet impératif doit changer le mandat de la gauche européenne qui doit sans relâche apporter tout son appui aux mouvements dans les colonies et confronter les États impérialistes.
La position abstraite et formelle de la question de l’égalité – l’égalité des nationalités y étant incluse – est propre à la démocratie bourgeoise sous la forme de l’égalité des personnes en général; la démocratie bourgeoise proclame l’égalité formelle ou juridique du prolétaire, de l’exploiteur et de l’exploité, induisant ainsi les classes opprimées dans la plus profonde erreur. L’idée d’égalité, qui n’était que le reflet des rapports créés par la production pour le négoce, devient entre les mains de la bourgeoisie une arme contre l’abolition des classes combattue désormais au nom de l’égalité absolue des personnalités humaines. Quant à la signification véritable de la revendication égalitaire, elle ne réside que dans la volonté d’abolir les classes. Conformément à son but essentiel – la lutte contre la démocratie bourgeoise, dont il s’agit de démasquer l’hypocrisie –, le Parti communiste, interprète conscient du prolétariat en lutte contre le joug de la bourgeoisie, doit considérer comme formant la clef de voûte de la question nationale, non des principes abstraits et formels, mais :
- une notion claire des circonstances historiques et économiques;
- la dissociation précise des intérêts des classes opprimées, des travailleurs, des exploités, par rapport à la conception générale des soi-disant intérêts nationaux, qui signifient en réalité ceux des classes dominantes;
- la division tout aussi nette et précise des nations opprimées, dépendantes, protégées – et oppressives et exploiteuses, jouissant de tous les droits, contrairement à l’hypocrisie bourgeoise et démocratique qui dissimule avec soin l’asservissement (propre à 1’époque du capital financier de l’impérialisme) par la puissance financière et colonisatrice, de l’immense majorité des populations du globe à une minorité de riches pays capitalistes.
La pierre angulaire de la politique de l’Internationale communiste, dans les questions coloniales et nationales, doit être le rapprochement des prolétaires et des travailleurs de toutes les nations et de tous les pays pour la lutte commune contre les possédants et la bourgeoisie. Ce rapprochement est la seule garantie de notre victoire sur le capitalisme, sans laquelle ne peuvent être abolies ni les oppressions nationales ni l’inégalité. La conjoncture politique mondiale met à l’ordre du jour la dictature du prolétariat, et tous les événements de la politique mondiale se concentrent inévitablement autour d’un centre de gravité : la lutte de la bourgeoisie internationale contre la République des soviets, qui doit grouper autour d’elle d’une part les mouvements soviétiques des travailleurs avancés de tous les pays, de l’autre tous les mouvements émancipateurs nationaux des colonies et des nationalités opprimées qu’une expérience amère a convaincues qu’il n’existe pas de salut, pour elles, en dehors d’une alliance avec le prolétariat révolutionnaire et avec le pouvoir soviétique victorieux de l’impérialisme mondial…
Le nationalisme petit-bourgeois restreint l’internationalisme à la reconnaissance du principe d’égalité des nations et (sans insister davantage sur son caractère purement verbal) conserve intact l’égoïsme national, tandis que l’internationalisme prolétarien exige :
- La subordination des intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays à l’intérêt de cette lutte dans le monde entier;
- De la part des nations qui ont vaincu la bourgeoisie, le consentement aux plus grands sacrifices nationaux en vue du renversement du capital international. Dans le pays où le capitalisme atteint déjà son développement complet, où existent les partis ouvriers formant l’avant-garde du prolétariat, la lutte contre les déformations opportunistes et pacifistes de l’internationalisme, par la petite bourgeoisie, est donc un devoir immédiat des plus importants.
À l’égard des États et des pays les plus arriérés, où prédominent des institutions féodales ou patriarcales rurales, il convient d’avoir en vue :
- La nécessité du concours de tous les partis communistes aux mouvements révolutionnaires d’émancipation dans ces pays, concours qui doit être véritablement actif… L’obligation de soutenir activement ce mouvement incombe naturellement en premier lieu aux travailleurs de la métropole ou du pays, dans la dépendance financière dans laquelle se trouve le peuple en question;
- La nécessité de combattre l’influence réactionnaire et moyenâgeuse du clergé, des missions chrétiennes et autres éléments;
- Il est aussi nécessaire de combattre le panislamisme, le panasiatisme et autres mouvements similaires qui tâchent d’utiliser la lutte émancipatrice contre l’impérialisme européen et américain pour rendre plus fort le pouvoir des impérialistes turcs et japonais, de la noblesse, des grands propriétaires fonciers, du clergé, etc.;
- Il est d’une importance toute spéciale de soutenir le mouvement paysan des pays arriérés contre les propriétaires fonciers, contre les survivances ou les manifestations de l’esprit féodal; on doit avant tout s’efforcer de donner au mouvement paysan un caractère révolutionnaire, d’organiser partout où il est possible, les paysans et tous les opprimés en soviets et ainsi de créer une liaison très étroite du prolétariat communiste européen et du mouvement révolutionnaire paysan de l’Orient, des colonies et des pays arriérés en général;
- […] L’Internationale communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, qu’à la condition que les éléments des […] partis communistes soient groupés et instruits de leurs tâches particulières, c’est-à-dire de leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique. L’Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois ne jamais fusionner avec eux, et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans sa forme embryonnaire;
- Il est nécessaire de dévoiler inlassablement aux masses laborieuses de tous les pays, et surtout des pays et des nations arriérées, la duperie organisée par les puissances impérialistes avec l’aide des classes privilégiées dans les pays opprimés, lesquelles font semblant d’appeler à l’existence des États politiquement indépendants qui, en réalité, sont des vassaux – aux points de vue économique, financier et militaire…
La guerre contre l’impérialisme
Grigori Zinoviev, 1922[22]
Dans son virage vers l’Orient, l’IC convoque à Bakou un grand rassemblement anti-impérialiste où sont présents plusieurs milliers de participants d’Asie centrale, de Turquie, de l’Inde, de Chine, de Corée, ainsi que quelques délégués d’Afrique du Nord. La foule est en délire quand le président de l’IC, le russe Grigori Zinoviev, appelle à une « Jihad anti-impérialiste ».
Nous disons qu’il n’y a pas seulement au monde des hommes de race blanche. […] Outre les Européens, des centaines de millions d’hommes d’autres races peuplent l’Asie et l’Afrique. Nous voulons en finir avec la domination du capital dans le monde entier. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme que si nous allumons l’incendie révolutionnaire, non seulement en Europe et en Amérique, mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique. L’Internationale communiste veut que des hommes parlant toutes les langues se réunissent sous ses drapeaux. L’Internationale communiste est convaincue qu’elle ne sera pas seulement suivie par des prolétaires d’Europe, et que, formant comme une immense réserve de fantassins, les lourdes masses paysannes de l’Asie, du proche et du lointain Orient vont s’ébranler à leur suite… Quand l’Orient bougera vraiment, la Russie et toute l’Europe avec elle ne tiendront qu’un petit coin de ce vaste tableau…Qu’importent au paysan géorgien les belles chansons […] sur l’indépendance nationale, si les terres demeurent entre les mains des anciens propriétaires, si le vieux joug persiste comme par le passé, si le premier soudard anglais venu peut mettre le talon de sa botte sur la poitrine de l’ouvrier et du paysan géorgiens. […] La haute importance de la révolution qui commence en Orient ne consiste point à chasser de la table où festoient messieurs les impérialistes anglais pour leur y substituer les riches musulmans. […] Nous voulons que le monde soit gouverné par les mains calleuses des travailleurs.
La tâche des prolétaires plus civilisés, alphabétisés et organisés d’Europe et d’Amérique est d’aider les travailleurs moins pourvus de l’Orient – non pas de se moquer d’eux, de les regarder de haut, de se vanter de leur supériorité, mais d’être concernés par l’ignorance et le sous-développement et de tendre la main, pour leur enseigner l’art du combat contre les bêtes de proie blanches et civilisées…Le temps est venu d’organiser une guerre sainte contre les capitalistes britanniques et français. Il s’agit d’une véritable guerre sainte contre les voleurs et les oppresseurs capitalistes.
Prendre l’initiative
Internationale communiste, 1922[23]
Au moment du quatrième congrès de l’Internationale (qui marque l’apothéose de cette organisation), la révolution européenne n’est plus à l’ordre du jour, d’où l’importance du virage vers les mouvements de libération nationale. L’IC impose à ses membres de mettre plus d’emphase sur le travail de soutien aux luttes de libération et de lutter sans merci contre les tendances colonialistes du prolétariat européen.
Sous le régime capitaliste, les pays arriérés ne peuvent pas prendre part aux conquêtes de la science et de la culture contemporaines sans payer un énorme tribut à l’exploitation et à l’oppression barbares du capital métropolitain. L’alliance avec les prolétariats des pays hautement civilisés leur sera avantageuse, non seulement parce qu’elle correspond aux intérêts de leur lutte commune contre l’impérialisme, mais aussi parce que c’est seulement après avoir triomphé que le prolétariat des pays civilisés pourra fournir aux ouvriers de l’Orient un secours désintéressé pour le développement de leurs forces productrices arriérées. L’alliance avec le prolétariat occidental fraie la voie vers une fédération internationale des républiques soviétiques…
Les tâches objectives de la révolution coloniale dépassent le cadre de la démocratie bourgeoise. En effet, sa victoire décisive est incompatible avec la domination de l’impérialisme mondial. Au début, la bourgeoisie et les intellectuels indigènes assument le rôle de pionniers des mouvements révolutionnaires coloniaux, mais dès que les masses prolétariennes et paysannes s’incorporent à ces mouvements, les éléments de la grande bourgeoisie et de la bourgeoisie foncière s’en écartent, laissant le premier pas aux intérêts sociaux des couches inférieures du peuple. Une longue lutte, qui durera toute une époque historique, attend le jeune prolétariat des colonies, lutte contre l’exploitation impérialiste et contre les classes dominantes indigènes qui aspirent à monopoliser tous les bénéfices du développement industriel et intellectuel et veulent que les masses restent comme par le passé dans une situation « préhistorique ». Cette lutte pour l’influence sur les masses paysannes doit préparer le prolétariat indigène au rôle d’avant-garde politique. Ce n’est qu’après s’être soumis à ce travail préparatoire et après lui avoir fourni les couches sociales adjacentes que le prolétariat indigène se trouvera en mesure de faire face à la démocratie bourgeoise orientale, qui porte un caractère de formalisme encore plus hypocrite que la bourgeoisie d’Occident.
Le refus des communistes des colonies de prendre part à la lutte contre l’oppression impérialiste sous le prétexte de « défense » exclusive des intérêts de classes est le fait d’un opportunisme du plus mauvais aloi qui ne peut que discréditer la révolution prolétarienne en Orient. Non moins nocive est la tentative de se mettre à l’écart de la lutte pour les intérêts quotidiens et immédiats de la classe ouvrière au nom d’une « unification nationale » ou d’une « paix sociale » avec les démocrates bourgeois. Deux tâches confondues en une seule incombent aux partis communistes coloniaux et semi-coloniaux : d’une part, ils luttent pour une solution radicale des problèmes de la révolution démocratique bourgeoise ayant pour objet la conquête de l’indépendance politique; d’autre part, ils organisent les masses ouvrières et paysannes pour leur permettre de lutter pour les intérêts particuliers de leur classe et utilisent à cet effet toutes les contradictions du régime nationaliste démocratique bourgeois. En formulant des revendications sociales, ils stimulent et libèrent l’énergie révolutionnaire qui ne trouvait point d’issue dans les revendications libérales bourgeoises…
Dans les colonies orientales, il est indispensable à l’heure présente de lancer le mot d’ordre du front anti-impérialiste unique. L’opportunité de ce mot d’ordre est conditionnée par la perspective d’une lutte à longue échéance contre l’impérialisme mondial, lutte exigeant la mobilisation de toutes les forces révolutionnaires. Cette lutte est d’autant plus nécessaire que les classes dirigeantes indigènes sont enclines à des compromis avec le capital étranger, qui portent atteinte aux intérêts primordiaux des masses populaires…
Le mouvement ouvrier des pays coloniaux et semi-coloniaux doit avant tout conquérir une position de facteur révolutionnaire autonome dans le front anti-impérialiste commun. Ce n’est que si on lui reconnaît cette importance autonome et s’il conserve sa pleine indépendance politique que des accords temporaires avec la démocratie bourgeoise sont admissibles et même indispensables. Le prolétariat soutient et arbore des revendications partielles, par exemple la République démocratique indépendante, l’octroi aux femmes des droits dont elles sont frustrées, etc., tant que la corrélation des forces qui existe à présent ne lui permet pas de mettre à l’ordre du jour la réalisation de son programme soviétique. En même temps, il essaye de lancer des mots d’ordre susceptibles de contribuer à la fusion politique des masses paysannes et semi-prolétariennes avec le mouvement ouvrier…
Reconnaissant que des compromis partiels et provisoires peuvent être admissibles et indispensables quand il s’agit de prendre un répit dans la lutte d’émancipation révolutionnaire menée contre l’impérialisme, la classe ouvrière doit s’opposer avec intransigeance à toute tentative d’un partage de pouvoirs entre l’impérialisme et les classes dirigeantes indigènes, que ce partage soit fait ouvertement ou sous une forme déguisée, car il a pour but de conserver leurs privilèges aux dirigeants…
L’importance primordiale du mouvement révolutionnaire aux colonies pour la révolution prolétarienne internationale exige une intensification de l’action aux colonies des partis communistes des puissances impérialistes… Il faut à tout prix combattre opiniâtrement et sans merci les tendances colonisatrices de certaines catégories d’ouvriers européens bien payés, travaillant dans les colonies. Les ouvriers communistes européens des colonies doivent s’efforcer de rallier les prolétaires indigènes en gagnant leur confiance par des revendications économiques concrètes (hausse des salaires indigènes jusqu’au niveau des salaires des ouvriers européens, protection du travail, etc.). La création aux colonies (Égypte et Algérie) d’organisations communistes européennes isolées n’est qu’une forme déguisée de la tendance colonisatrice et un soutien des intérêts impérialistes. Construire des organisations communistes d’après le principe national, c’est se mettre en contradiction avec les principes de l’internationalisme prolétarien.
Contre les illusions
Amadeo Bordiga, 1924[24]
Sur la question nationale et coloniale, l’Italien Amadeo Bordiga préconise une rupture avec les mouvements anticoloniaux qui ne sont pas sur une ligne marxiste et qui vivent sur l’« illusion » des nationalités. Il reprend en gros les hypothèses de Luxemburg, bien qu’il soit en désaccord avec elle concernant le chemin à prendre pour accomplir la révolution socialiste. Pour lui, c’est le parti communiste centralisé et étanche qui est la clé.
Pour ce qui concerne le principe des nationalités, il n’est pas difficile de prouver qu’il n’a jamais été autre chose qu’une phrase pour l’agitation des masses et, dans la meilleure des hypothèses, une illusion de certaines couches intellectuelles petites-bourgeoises. Si pour le développement du capitalisme, le développement des grandes unités étatiques fut une nécessité, il est tout aussi vrai qu’aucune d’entre elles ne se constitua sur la base du fameux principe national, qu’il est d’ailleurs très difficile de définir concrètement…
La thèse politique de l’Internationale communiste, pour permettre au prolétariat communiste mondial et à son premier État de guider le mouvement de rébellion des colonies et des petits peuples contre les métropoles du capitalisme, apparaît donc comme le résultat d’un vaste examen de la situation et d’une mise en valeur du processus révolutionnaire, bien conforme à notre programme marxiste. Elle se situe bien au dehors de la thèse opportuniste et bourgeoise suivant laquelle les problèmes nationaux doivent être résolus préjudiciellement, avant que l’on puisse parler de lutte de classes et où, par conséquent, le principe national sert à justifier la collaboration de classes, cela dans les pays arriérés aussi bien que dans les pays avancés du capitalisme, une fois admis le concept du maintien ou du recouvrement de l’intégrité de la liberté nationale. La méthode communiste ne dit pas banalement « les communistes doivent agir en sens opposé, partout et toujours, au courant national », ce qui ne signifierait rien et serait la négation métaphysique du critère bourgeois. La méthode communiste s’oppose à ce dernier « dialectiquement », c’est-à-dire qu’elle part d’un facteur de classe pour juger et résoudre le problème national. L’appui aux mouvements coloniaux, par exemple, a tellement peu la saveur de la collaboration de classes que lorsque nous recommandons le développement autonome et indépendant des partis communistes dans les colonies, afin qu’ils soient prêts à dépasser les alliés momentanés – par une œuvre indépendante de formation idéologique et organisatrice –, nous demandons surtout « au parti communiste de la métropole » d’appuyer les mouvements de rébellion. Cette tactique a d’ailleurs tellement peu une saveur collaborationniste qu’elle est qualifiée par la bourgeoisie d’antinationale, défaitiste et jugée comme haute trahison…
La nécessité de détruire l’équilibre des colonies résulte d’un examen strictement marxiste de la situation du capitalisme, parce que l’exploitation et l’oppression des travailleurs de couleur deviennent des moyens d’aigrir l’exploitation du prolétariat de la métropole. Ici ressort encore la différence radicale entre notre critère et celui des réformistes. Ces derniers essayent de démontrer que les colonies sont aussi une source de richesses pour les travailleurs de la métropole parce qu’elles offrent un débouché pour les produits. Ils retirent de cela d’autres motifs pour la collaboration de classes, en soutenant en bien des cas que le principe des nationalités peut être violé dans l’intérêt de la « diffusion de la civilisation » bourgeoise et pour accélérer l’évolution du capitalisme. Il y a ici un autre essai de travestissement du marxisme révolutionnaire qui se réduit à accorder au capitalisme des prorogations toujours plus longues, au moment de sa fin et de l’attaque révolutionnaire, en lui attribuant encore une longue tâche historique que nous lui contestons.
Les communistes utilisent les forces qui envisagent la rupture du patronage des grands États sur les pays arriérés et coloniaux parce qu’ils considèrent possible de renverser ces forteresses de la bourgeoisie et de confier au prolétariat socialiste des pays plus avancés la tâche historique de conduire à un rythme accéléré le processus de modernisation des pays arriérés, non pas en les exploitant, mais en obtenant l’émancipation des travailleurs locaux contre l’exploitation extérieure et intérieure…
La révolution avec et contre les soviets
Sultan Galiev, 1924[25]
Mirsaid Sultan Galiev estime que le pouvoir soviétique, malgré ses beaux discours sur les droits des peuples, se comporte d’une manière essentiellement colonialiste. Par ailleurs, il pense que « c’est la révolution anticoloniale qui devient la condition de possibilité de la révolution européenne et mondiale, et non l’inverse »[26]. Galiev estime que les mouvements anti-impérialistes en dehors de l’Europe sont capables de bousculer le capitalisme mondial.
À partir d’une analyse approfondie des fondements sociaux du système actuel de l’économie capitaliste, du système économique colonial et des potentielles mutations révolutionnaires à l’échelle internationale qui sont susceptibles de se produire très prochainement sur ces bases, j’en suis arrivé à la conclusion évidente que la question de la révolution de classes, ayant pour but l’instauration du régime communiste sur toute la surface de la Terre, gardera inévitablement son entière acuité même après les révolutions coloniales, lesquelles ont pour premier objectif l’émancipation économique et politique des colonies et semi-colonies. Même si les révolutions coloniales parviennent à poser les fondements d’une organisation rationnelle de l’économie mondiale […], la question de la révolution communiste – comme ordre supérieur, comme réelle nécessité vitale de l’humanité et comme nécessité juridique actuelle de la collectivisation du travail et des moyens de production – restera présente et exigera une réponse…
De mon expérience personnelle de travail pendant la révolution parmi les nationalités arriérées, j’ai conclu que le développement de la révolution sur nos marges orientales aura certainement lieu de manière non linéaire, non pas selon un « projet préétabli », mais par soubresauts; pas même suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes brisées. Ceci s’explique par le fait que ces régions ont vécu sous le joug écrasant du tsarisme. L’importance et l’ampleur des atrocités commises dans ces régions par les tsars russes et leurs satrapes n’apparaissent au grand jour, dans tout leur relief et leur « magnificence », qu’aujourd’hui, après la révolution d’Octobre, qui a rendu possible une analyse réellement objective de l’histoire des Turco-Tatars et des autres nationalités autrefois opprimées. On apprend que les historiens russes ont scrupuleusement caché à qui il fallait le caractère inhumain, sans précédent dans l’histoire, des actes de cruauté infligés par les gouverneurs russes à ces peuples…
D’un point de vue théorique, la question nationale n’avait pas suffisamment été travaillée. On a été obligé de la résoudre sur le tas, tout particulièrement pendant les premières années de la révolution. Le fait que pendant la révolution, le Parti ait dû soulever cette question à trois reprises lors de ses congrès, et par deux fois lors des congrès de l’IC, en témoigne explicitement. La majorité des travailleurs du Parti n’avait par conséquent pas d’idée claire des méthodes de travail dans le domaine de la politique nationale. De nombreux camarades ne comprenaient pas du tout l’importance de la question nationale; ils la considéraient négativement, ou de manière légère et avec ironie, en contaminant de leur nihilisme non seulement les communistes russes, mais aussi les indigènes eux-mêmes…
Les premières lueurs de la révolution chinoise
Victor Serge, 1927[27]
Lors du virage de l’IC vers l’Orient, la Chine acquiert une grande importance. C’est là en effet qu’il y a un puissant mouvement anti-impérialiste reposant sur une alliance entre le Kouo-Min-Tang, nationaliste, et le Parti communiste chinois, avec l’appui de l’IC. Victor Serge (1880-1947) ne se trompe pas en expliquant que la révolution chinoise sera anti-impérialiste et paysanne, une hypothèse plutôt impensable à l’époque.
On s’accorde à reconnaître à la révolution chinoise le caractère d’une révolution bourgeoise, nationale et anti-impérialiste. L’asservissement économique de la Chine aux puissances étrangères est devenu un obstacle au développement de la bourgeoisie nationale. Les grandes industries, les transports, les établissements financiers et les douanes du pays sont entre les mains des étrangers; la bourgeoisie nationale se sent d’autant frustrée et ne peut, dans ces conditions, constituer l’État solide dont elle a besoin. La jeune industrie chinoise ne peut s’assurer aucune protection douanière contre la concurrence étrangère. Les compétitions armées des généraux à la solde des puissances contribuent aussi à empêcher la création de l’État moderne, centralisé, policé, bien administré et nécessaire au bon développement des affaires…
De là, les objectifs de la révolution nationale, tels que les entend la bourgeoisie chinoise. La bourgeoisie chinoise est cependant trop faible, trop peu nombreuse, trop impopulaire pour diriger la révolution qu’elle compte spolier d’une partie de ses fruits pour organiser le pays au lendemain de victoires payées du sang des classes laborieuses, et s’entendre avec les bourgeoisies impérialistes. Quelles sont les forces motrices réelles de la révolution? D’abord, le prolétariat (3 à 4 millions d’hommes), outrageusement exploité par les capitalistes étrangers et indigènes, le prolétariat organisé, intelligent, mûri dans les luttes des dernières années, le prolétariat dont le sang a coulé à flots, et qui a remporté aussi de mémorables victoires – à Canton, à Hankéou, à Hong-Kong, à Shanghai, à Tientsin… Puis, alliées naturelles du prolétariat, des masses paysannes – des centaines de millions d’hommes qui sont parmi les plus misérables des habitants de la planète – vivant de la culture intensive et pourtant primitive d’infimes parcelles de terre, exploitées par le grand propriétaire… Les intérêts essentiels de ces diverses classes les dressent en ce moment contre l’impérialisme. Ils n’en demeurent pas moins antagoniques par ailleurs et doivent même entrer en conflit sur la façon de finir la révolution nationale et d’en organiser le lendemain…
La révolution arabe
Internationale communiste, 1929[28]
Au tournant des années 1920, l’IC commence à prendre pied en dehors des pays d’Asie du centre et de l’Est. De premiers groupements communistes apparaissent en Amérique latine. Dans les pays arabes du Maghreb et du Machrek, la situation est à la fois propice et dangereuse pour l’IC. Les révoltes coloniales s’organisent partout, ce qui est un point de départ intéressant selon l’IC. Mais en même temps, les forces anticapitalistes locales sont faibles, tout en étant ambiguës sur l’aspect national et anti-impérialiste. Cette situation est particulière en Palestine, alors occupée par l’impérialisme britannique et en même temps bousculée par le mouvement sioniste et l’arrivée de colons européens juifs. Dans cette résolution, l’IC soulève le danger de la subordination aux forces nationalistes arabes et sionistes. Elle préconise l’« arabisation » des partis communistes qui restent encore dominés par des élites urbaines souvent expatriées. C’est un débat anticipatoire de ce qui surviendra plus tard.
La désunion nationale des Arabes, le caractère fragmenté de la nation arabe, rompue en un grand nombre de petits pays, la division de la nation arabe entre quelques puissances importantes, l’absence complète de droits politiques pour la population indigène, la colonisation sioniste par la force et l’usage de toujours plus de pression de la part des impérialismes français et britanniques sur les pays arabes, représentent un groupe de causes ayant motivé le mouvement insurrectionnel. Un deuxième groupe de causes ayant motivé les événements en Palestine consiste dans le vol des terres des paysans arabes au bénéfice de la colonisation sioniste (souvent en collusion avec les grands propriétaires terriens arabes), des grands propriétaires terriens arabes et des capitalistes étrangers, dans l’intensification de l’exploitation des paysans par des fermages et des impôts plus élevés et le développement de l’usure, dans la croissance rapide de l’économie marchande et monétaire et la différentiation de classe assez rapide dans les tribus bédouines. La maturation de la crise révolutionnaire a été accélérée par la croissance du chômage, les mauvaises récoltes de 1928, l’agitation dans les pays arabes, la dissolution du parlement syrien, la crise du gouvernement irakien, les manifestations et grèves des ouvriers de Palestine et de Syrie, le nouveau traité anglo-égyptien et la proximité d’une offensive du sionisme en déroute spirituelle, qui a ôté son masque socialiste et apparaît ouvertement comme une agence du capitalisme.
Le soulèvement palestinien, qui se tient à une époque d’agitation révolutionnaire dans les plus grands centres industriels de l’Inde, de crise de la contre-révolution en Chine, d’une vague montante du mouvement ouvrier révolutionnaire en Occident, représente le commencement d’une grande vague des mouvements révolutionnaires de libération des pays arabes. Ce mouvement se propage dans toute la nation arabe et a un profond caractère national. Il s’étend extrêmement vite aux autres pays arabes…Si, dans les premiers jours, le clergé et les féodaux, unis dans l’Assemblée islamique ont réussi à diriger le mouvement dans la voie d’une confrontation nationale judéo-arabe, par la suite les masses se sont retournées spontanément contre le Mufti de Jérusalem, contre l’assemblée islamique et contre les représentants des exécutifs arabes, stigmatisant leur trahison et leur capitulation devant l’impérialisme. Le mouvement est en train de passer à grande vitesse d’un conflit arabo-sioniste à un mouvement national paysan, auquel participe aussi la petite bourgeoisie urbaine. Les fellahs et les Bédouins sont les participants les plus actifs au mouvement insurrectionnel.
La classe ouvrière est restée en partie passive, en aucun cas elle n’a agi indépendamment, encore moins elle gagne l’hégémonie dans le mouvement. Une section des ouvriers juifs et arabes est tombée sous la tutelle de « sa » bourgeoisie et a pris part au conflit national-religieux sous l’hégémonie et la direction de « sa » bourgeoisie. Toutefois, on a vu à l’occasion des manifestations individuelles héroïques de solidarité de classe entre ouvriers juifs et arabes. Ainsi, malgré le fait que le mouvement insurrectionnel ait été une réponse à la provocation anglo-sioniste, que les réactionnaires arabes (clergé et féodaux) ont cherché à mener dans la voie du pogrom, malgré le fait que dans sa phase initiale il ait été mené sous une direction réactionnaire, il n’en reste pas moins qu’il était un mouvement de libération national, un mouvement anti-impérialiste arabe, et surtout, par sa composition sociale, un mouvement paysan…
La position générale de l’Internationale communiste au sujet du caractère et des forces motrices de la révolution en Palestine et dans la nation arabe prise comme un tout, a bien passé l’épreuve du mouvement révolutionnaire et a été confirmée par l’expérience de masses. Le contenu socioéconomique principal de la révolution est le renversement de l’impérialisme, l’unification nationale des tous les pays arabes, la révolution agraire et la résolution de la question nationale… Les forces dirigeantes principales de la révolution sont la classe ouvrière et la paysannerie. La révolution démocratique bourgeoise ne peut être conduite à bonne fin que dans la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Sans aucun doute, cette révolution démocratique bourgeoise se transformera en révolution socialiste. La bourgeoisie sioniste coloniale et ses laquais ont joué le rôle d’agents purs et simples de l’impérialisme britannique… Les grands propriétaires arabes, les seigneurs féodaux et les sommités du clergé, unis dans l’assemblée islamique, ont capitulé depuis longtemps devant l’impérialisme britannique et ont joué un rôle de traîtres, provocateurs et contre-révolutionnaires. Les déficiences et les erreurs du Parti de Palestine révélées au cours du soulèvement sont le résultat de l’échec du parti à mener franchement et audacieusement l’arabisation du parti du sommet à la base. Par le passé, le parti a mal utilisé ses forces et ses moyens en concentrant son travail principalement en direction des ouvriers juifs, au lieu de concentrer le maximum de forces et de moyens dans le travail parmi les ouvriers arabes et les masses paysannes…
Combattre son propre impérialisme
André Marty, 1926[29]
Au sein du Parti communiste français et de la Troisième Internationale, Marty organise le soutien aux révoltes coloniales. En 1926, une violente guerre oppose l’armée française au peuple marocain et annonce le retour de la lutte de libération nationale dans cette partie du monde. Le PCF va à contre-courant des partis de droite et de centre gauche pour non seulement condamner cette guerre, mais encourager les soldats français à l’insoumission.
On nous a répété bien souvent que la France apportait aux nombreux peuples qu’elle a colonisés dans le monde les bienfaits de la civilisation. C’est à coups de fusils et de canons que la civilisation a pénétré au Maroc. Les colonnes françaises ont parcouru le pays, bombardant les villes, incendiant les douars, n’épargnant ni les femmes ni les enfants. Il a été prouvé que le Général Colombat, commandant le territoire d’Ouezzan, a donné l’ordre le 22 novembre et le 13 décembre 1925 de tirer sur les « laboureurs dissidents ensemençant dans le rayon d’action des postes ». Tous les moyens sont bons contre ceux qui ne reconnaissent pas la supériorité de la civilisation française! Une fois le territoire « pacifié », on a chassé les Marocains des meilleures terres pour les remettre à des Européens : 400 000 hectares, la plus grande partie de la terre cultivable, ont été expropriés au profit des colons, grands et moyens. L’indigène ainsi volé n’a aucun moyen de protester : il serait immédiatement jeté en prison. Il est réduit à vendre sa force de travail, il devient un salarié que l’on fait travailler de longues journées pour de bas salaires et que l’on frappe comme une bête quand, épuisé, il refuse de travailler plus longtemps. Il continue à loger dans un gourbi misérable, à côté des grands bâtiments qui s’élèvent tous les jours pour abriter les banques, les comptoirs, les sociétés industrielles.
Le Parti communiste dit aux travailleurs français : quel est ton ennemi? C’est le patronat, l’État français, l’impérialisme français, dernière forme du capitalisme. Quel est l’ennemi du Rifain? Le même. Donc, les travailleurs français doivent soutenir les Rifains et considérer les peuples coloniaux comme des frères de misère puisqu’ils luttent contre le même ennemi et que tout coup qu’ils porteront aux banquiers et aux industriels, aux gros propriétaires et à leurs valets les ministres, affaiblira les maîtres des travailleurs de ce pays. C’est pourquoi nous voulons la paix immédiate et l’indépendance du Rif. Tous les marchandages des brigands impérialistes qui se sont partagé l’Afrique et le Maroc sans consulter les populations sont nuls et non avenus. Les Rifains veulent être indépendants : les travailleurs de France doivent les soutenir au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Quand nous affirmons qu´un peuple a le droit de disposer de lui-même, nous allons jusqu’au bout de notre pensée : nous reconnaissons à toute colonie ou à tout État assujetti le droit de se séparer de l’État qui l’opprime, et cela s’il le faut par l’insurrection. C’est pour cela que nous sommes aussi pour l’évacuation du Maroc.
La question qui se pose est de savoir si à peine 200 millions d’Européens pourront toujours imposer leur domination à plus d’un milliard d’êtres humains. À cela, l’Histoire répond : non. Elle nous montre les empires coloniaux s’écroulant inéluctablement sous la poussée libératrice des peuples qu’ils opprimaient : ainsi s’est écroulé l’immense empire colonial de l’Espagne, qui posséda autrefois toute l’Amérique du Sud. C’est de la même façon que les États-Unis, autrefois colonie anglaise, se sont détachés de leur métropole. C’est l’impérialisme lui-même qui prépare le renversement de sa propre domination, en enseignant le maniement des armes modernes aux noirs et aux jaunes qu’il enrôle dans ses armées coloniales!
L’intérêt des travailleurs dans ce problème est clair. Les requins – gros banquiers, féodaux de l’industrie, généraux fascistes – qui raflent tous les profits de la colonisation, ce sont les mêmes qui, dans la métropole, cherchent à imposer aux ouvriers les bas salaires et les longues journées, qui les accablent d’impôts et qui soutiennent le fascisme. Il n’y a pas d’hésitation possible : ouvriers et paysans doivent fraterniser avec les peuples coloniaux et soutenir leurs revendications.
4. La réflexion de Gramsci
Gramsci (1891-1937) observe, après les grèves insurrectionnelles en 1919, le grand reflux de la gauche italienne qui mène à la mise en place du régime fasciste de Mussolini (1922). Il estime que cette défaite est en partie due aux défaillances du Parti communiste italien dont il est l’un des fondateurs. Parmi ces angles morts, figure le fait que le PCI ignore tout de la question « méridionale », c’est-à-dire la fracture qui subsiste en Italie entre le « Sud », agraire, féodal, sous-développé, et le « Nord » industrialisé, scolarisé et (relativement) prospère. L’idéologie moderniste qui prévaut, y compris au sein de la gauche, occulte la réalité du sud de l’Italie qui est vu comme quasiment un autre pays, enfermé dans le passé et peu susceptible d’être une terre fertile pour le socialisme. En réalité, ce sud paysan est une sorte de colonie intérieure du capitalisme italien. Par ailleurs, l’Italie n’a pas complété son unification et reste un « patchwork » de nationalités aux contextes culturels, politiques, économiques fort différents. Venant de la Sardaigne, une région périphérique de l’Italie, Gramsci est bien conscient de ces contradictions. Cette situation est soutenue par un dispositif culturel et idéologique au sein duquel les classes populaires du nord en viennent à penser que les gens du sud sont « paresseux, incapables, criminels ». Il faut absolument, dit Gramsci, briser ces préjugés et reconstruire un projet socialiste hégémonique, c’est-à-dire pour l’ensemble des classes populaires en Italie, ce qui, « compte tenu des rapports réels qui existent entre les classes (doit) réussir à obtenir l’assentiment des larges masses paysannes ». Ces hypothèses sont reprises par Gramsci plus tard alors qu’il rédige dans une prison dont il ne sortira pas vivant ses fameux Cahiers de prison. Dans un langage un peu ésotérique, il estime que le PCI a été incapable de comprendre la réalité italienne. Il faut, dit-il, s’engager dans une bataille politique et culturelle de très longue haleine, gagner l’adhésion des masses et ne pas se prendre pour une avant-garde autoproclamée, qui méprise les gens, surtout les paysans du Sud.
L’indispensable alliance des ouvriers et des paysans
Antonio Gramsci, 1926[30]
Le mouvement socialiste italien émane des villes industrielles du nord de l’Italie où le prolétariat est un protagoniste fondamental. Le monde paysan, dominant au sud, est un « impensé ». Cet « angle mort » découle d’un marxisme primaire prévalant dans la gauche italienne et même au-delà, dans la Deuxième Internationale. Sortir de cette impasse théorique apparaît à Gramsci comme un impératif. Pour cela, un travail intense est nécessaire avec ces masses paysannes du sud, y compris avec les intellectuels « agraires » qui sont en général ignorés des socialistes. Par ailleurs, la question paysanne est pour Gramsci une question nationale. Pour surmonter la domination des paysans du sud, l’État italien doit être refondé.
On peut dire du Midi qu’il est une vaste désagrégation sociale : les paysans, qui constituent la grande majorité de sa population, n’ont aucune cohésion entre eux… La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands intellectuels. Les paysans méridionaux sont en effervescence perpétuelle, mais en tant que masse, ils sont incapables de donner une expression organique à leurs aspirations et à leurs besoins. La couche moyenne des intellectuels reçoit de la base paysanne les impulsions nécessaires à son activité politique et idéologique. Les grands propriétaires sur le plan politique, et les grands intellectuels sur le plan idéologique, sont ceux qui centralisent et dominent en dernière analyse cet ensemble de manifestations. Naturellement, c’est sur le plan idéologique que cette centralisation se fait avec le plus d’efficacité et de précision…
Les intellectuels méridionaux constituent une des couches les plus intéressantes et les plus importantes de la nation italienne. Pour s’en convaincre, il suffit de penser que plus des 3/5 des bureaucrates de la fonction publique sont des Méridionaux. Disons maintenant que pour comprendre la psychologie particulière des intellectuels méridionaux, il est indispensable de ne pas oublier quelques données essentielles…
L’intellectuel méridional vient en général d’une classe qui, dans le Midi, joue encore un rôle important : la bourgeoisie rurale, c’est-à-dire la classe à laquelle appartient ce propriétaire terrien, petit ou moyen, qui n’est pas un paysan, qui ne travaille pas la terre, qui aurait honte d’être un cultivateur, mais qui prétend retirer du peu de terre qu’il possède, affermée ou cédée en métairie simple, de quoi vivre convenablement, de quoi envoyer son fils à l’université ou au séminaire, et de quoi doter ses filles qui doivent épouser un officier ou un respectable fonctionnaire. C’est de cette appartenance de classe que les intellectuels reçoivent en partage une âpre aversion pour l’ouvrier agricole, considéré comme une machine à travailler qu’on doit saigner à blanc et qui peut être remplacé facilement, vu l’abondance de la population laborieuse; ils en tirent aussi un sentiment atavique et instinctif de peur insensée vis-à-vis du paysan et de ses violences destructrices, et, en conséquence, l’habitude d’une hypocrisie subtile et un art très raffiné pour tromper et asservir les masses paysannes…
Le paysan méridional est lié au grand propriétaire par l’intermédiaire de l’intellectuel. Dans la mesure où ils ne se ramènent pas à des organisations de masse susceptibles, ne serait-ce que formellement, d’autonomie et d’indépendance (c’est-à-dire capables de promouvoir des cadres paysans issus de la paysannerie et capables d’enregistrer et d’accumuler les différenciations et les progrès qui se réalisent en leur sein), les mouvements paysans finissent toujours par s’intégrer dans les rouages réguliers de l’appareil d’État : municipalités, provinces, Chambre des députés, à travers les vicissitudes de formation et de dissolution de ces partis locaux dont les membres sont des intellectuels, mais qui sont contrôlés par les grands propriétaires terriens et par leurs hommes de confiance…
Nous avons dit que le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien par l’intermédiaire de l’intellectuel. C’est là le type d’organisation le plus répandu dans tout le Midi continental et en Sicile. Il réalise un monstrueux bloc agraire qui, dans son ensemble, fait fonction d’intermédiaire et de contrôleur au service du capitalisme septentrional et des grandes banques. Son unique but est de maintenir le statu quo. On ne trouve en lui aucune lumière intellectuelle, aucun programme, aucun élan vers des améliorations et des progrès…
Les intellectuels se développent lentement, beaucoup plus lentement que n’importe quel autre groupe social; cela tient à leur nature même et à leur fonction historique. Ils représentent toute la tradition culturelle d’un peuple, ils veulent en résumer et en synthétiser toute l’histoire : ceci est spécialement vrai en ce qui concerne les intellectuels ancienne manière : ceux qui sont nés en milieu paysan. Penser qu’il leur soit possible, en tant que masse, de rompre avec tout le passé pour se placer complètement sur le terrain d’une nouvelle idéologie est absurde. C’est absurde pour les intellectuels en tant que masse, et c’est peut-être aussi absurde pour de très nombreux intellectuels pris individuellement, malgré tous les honnêtes efforts qu’ils font et ceux qu’ils essayent de faire. Quant à nous, les intellectuels nous intéressent en tant que masse, et pas seulement en tant qu’individus. Il est certes important et utile pour le prolétariat qu’un ou plusieurs intellectuels, à titre individuel, adhèrent à son programme et à sa doctrine, se mêlent au prolétariat, et sentent profondément qu’ils en sont devenus partie intégrante. Le prolétariat en tant que classe est pauvre en éléments organisateurs, il n’a pas de couche intellectuelle qui lui est propre et ne pourra en former une que très lentement, très difficilement et après la prise du pouvoir. Il est toutefois aussi important et utile que dans la masse des intellectuels se fasse une cassure de caractère organique, historiquement caractérisée : que se crée, en tant que formation de masse, une tendance de gauche au sens moderne du mot, c’est-à-dire tournée vers le prolétariat révolutionnaire. L’alliance entre prolétariat et masses paysannes exige cette formation, l’alliance entre le prolétariat et les masses paysannes du Midi l’exige encore davantage. Le prolétariat détruira le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son parti, à organiser en formations autonomes et indépendantes des masses toujours plus importantes de paysans pauvres, mais il ne réussira plus ou moins efficacement dans cette tâche, qui lui est essentielle, que dans la mesure où il sera capable de désagréger le bloc intellectuel qui est l’armature souple, mais très résistante, du bloc agraire.
Surmonter la défaite
Antonio Gramsci, 1926[31]
En 1926, l’Italie est solidement dominée par le régime fasciste de Benito Mussolini. Le PCI, estime Gramsci, est en partie responsable de ce monumental échec. Pour s’en sortir, la gauche doit aborder résolument la question du Sud qui est en même temps la question paysanne, et créer des bases réelles pour une alliance entre le Sud (paysan) et le Nord (ouvrier). Le texte qui suit est le rapport politique que Gramsci présente au congrès du PCI tenu à Lyon en 1926, quelques semaines avant son arrestation.
La défaite du prolétariat révolutionnaire dans cette période décisive est due aux déficiences politiques, organisationnelles, tactiques et stratégiques du parti des travailleurs. En raison de ces déficiences, le prolétariat ne parvient pas à prendre la tête de l’insurrection de la majorité de la population… Bien au contraire, il subit lui-même l’influence des autres classes sociales qui paralysent son action. La victoire du fascisme en 1926 doit donc être considérée non comme une victoire remportée sur la révolution, mais comme la conséquence de la défaite subie par les forces révolutionnaires en raison de leurs faiblesses intrinsèques…
Le développement et la rapidité du processus révolutionnaire ne sont pas prévisibles hors d’une évaluation de certains facteurs subjectifs : à savoir, dans la mesure où la classe ouvrière parviendra à acquérir une personnalité politique propre, une ferme conscience de classe et l’indépendance vis-à-vis de toutes les autres classes; dans la mesure où elle parviendra à organiser ses forces, c’est-à-dire à jouer effectivement un rôle de direction à l’égard des autres agents historiques, en commençant par donner une expression politique concrète à son alliance avec les paysans…
Quant aux paysans, ceux du Mezzogiorno et des Îles, ils doivent être placés au premier rang parmi les forces sur lesquelles compte l’insurrection contre la dictature industrielle agraire, bien qu’il ne faille pas leur attribuer une importance décisive en dehors de toute alliance avec le prolétariat. Leur alliance avec les ouvriers est le résultat d’un processus historique naturel et profond, favorisé par tous les avatars de l’État italien. Pour les paysans du reste de l’Italie, le processus d’orientation vers l’alliance avec le prolétariat est plus lent et devra être favorisé par une action politique attentive de la part du parti du prolétariat. Les succès déjà obtenus en Italie dans ce domaine indiquent du reste que le problème de la rupture de l’alliance paysans-forces réactionnaires doit également être posé dans la plupart des autres pays de l’Europe occidentale, sous la forme de la neutralisation de l’influence que l’organisation catholique exerce sur les masses rurales…
Il ne faut pas croire que le parti puisse diriger la classe ouvrière en s’imposant à elle de l’extérieur et de façon autoritaire : cela n’est pas plus vrai pour la période qui précède la prise du pouvoir que pour celle qui lui succède. L’erreur que représente l’interprétation mécaniste de ce principe doit être combattue dans le parti italien comme une conséquence possible des déviations idéologiques d’extrême gauche; ces déviations conduisent à une surévaluation arbitraire et formelle du rôle dirigeant du parti. Nous affirmons que la capacité de diriger la classe ne tient pas au fait que le parti se « proclame » son organe révolutionnaire, mais au fait qu’il parvient « effectivement », en tant que parti de la classe ouvrière, à rester en liaison avec toutes les couches de cette même classe, à impulser les masses dans la direction souhaitée et la plus favorable, compte tenu des conditions objectives. Ce n’est que comme conséquence de son action parmi les masses que le parti peut obtenir d’elles d’être reconnu comme « leur » parti (conquête de la majorité), et c’est à cette condition seulement que le parti peut se prévaloir d’être suivi par la classe ouvrière.
De la guerre de position
Antonio Gramsci, 1926-1934[32]
Dans sa prison, Gramsci explore les raisons de la grande défaite du PCI, qui est aussi celle de la gauche européenne. Les socialistes doivent reprendre à zéro en engageant une grande bataille des idées pour tisser une véritable toile de coopération entre les secteurs populaires. Cette bataille ne peut pas être frontale et immédiatement insurrectionnelle, du moins comme on l’a vu en Russie. Dans les pays capitalistes avancés, le socialisme doit construire un pôle contre-hégémonique s’adressant à toute la nation, à toutes les nations vivant sur le territoire italien, pourrait-on dire.
En ce qui concerne les États les plus avancés, où la « société civile » est devenue une structure très complexe et résistante aux « irruptions » catastrophiques de l’élément économique immédiat (crises, dépressions, etc.), les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne. De même qu’il arrivait, au cours de cette dernière guerre, qu’une attaque acharnée d’artillerie donnât l’impression d’avoir détruit tout le système défensif adverse, mais n’en avait détruit en fait que la surface extérieure et que, lorsque venait le moment d’attaquer et d’avancer, les assaillants se trouvaient en face d’une ligne défensive encore efficace, ainsi en est-il dans la politique pendant les grandes crises économiques; et ce n’est pas parce qu’il y a crise que les troupes d’assaut s’organisent avec une rapidité foudroyante dans le temps et dans l’espace, encore moins acquièrent-elles un esprit agressif; réciproquement, ceux qui subissent l’assaut ne se démoralisent pas, n’abandonnent pas leurs défenses, poursuivent la lutte dans les décombres et ne perdent pas confiance dans leur propre force ni dans leur avenir…
En Orient, l’État étant tout, la société civile était primitive et gélatineuse; en Occident, entre État et société civile, il y avait un juste rapport et dans un État branlant, on découvrait aussitôt une robuste structure de la société civile. L’État n’était qu’une tranchée avancée, derrière laquelle se trouvait une robuste chaîne de forteresses et de casemates; plus ou moins d’un État à l’autre s’entend, mais c’est justement ce qui demandait une attentive reconnaissance de caractère national.
La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses immenses de population. Pour cette raison, une concentration inouïe de l’hégémonie est nécessaire et par conséquent une forme de gouvernement plus « interventionniste » qui prend plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles de tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions » hégémoniques du groupe dominant, etc.
Nationaliser le marxisme
Antonio Gramsci, 1931-1933[33]
Gramsci critique ce qu’il définit comme un internationalisme « abstrait » qui explique, pense-t-il, les échecs des socialistes. Les concepts et les outils pour conquérir l’hégémonie doivent être nationaux, et non se référer strictement à des élaborations internationales, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’y a pas de « modèle », contrairement au discours qui domine l’IC. Gramsci a de l’admiration pour la révolution soviétique, mais dit-il, elle a triomphé parce que Lénine et consorts ont « nationalisé » le marxisme. Si ce virage n’est pas fait en Italie, l’échec de la gauche va se perpétuer.
Il est certain que le développement se fait en direction de l’internationalisme, mais le point de départ est « national », et c’est de là qu’il faut partir. Cependant, la perspective est et ne peut être qu’internationale. Aussi faut-il étudier de très près la combinaison de forces nationales que la classe internationale devra diriger et développer en fonction de la perspective et des directives internationales. Quand on étudie l’effort accompli (en Russie) de 1902 à 1917 par les majoritaires[34], on voit que son originalité consiste à épurer l’internationalisme de tout élément vague et purement idéologique (au sens défavorable du terme) pour lui donner un contenu de politique réaliste. Le concept d’hégémonie est celui où se nouent les exigences de caractère national, et on comprend pourquoi certaines tendances ne partent pas de ce concept, ou se contentent de l’effleurer. Une classe de caractère international, dans la mesure où elle guide des couches sociales étroitement nationales (intellectuels), et même souvent moins encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit se « nationaliser », en un certain sens, et ce sens n’est d’ailleurs pas très étroit, car avant que se forment les conditions d’une économie planifiée à l’échelle mondiale, il est nécessaire de traverser des phases multiples où les combinaisons régionales (de groupes de nations) peuvent être variées. D’autre part, il ne faut jamais oublier que le développement historique suit les lois de la nécessité tant que l’initiative n’est pas nettement passée du côté des forces qui tendent à construire suivant un plan de division du travail fondé sur la paix et la solidarité. Que les concepts non nationaux (c’est-à-dire qui ne se réfèrent pas à chaque pays particulier) soient erronés, on le voit clairement par l’absurde : ils ont conduit à la passivité et à l’inertie…
5. Bilan d’une époque
Par Pierre Beaudet
Durant les premières décennies du vingtième siècle, l’Europe entre dans une guerre civile qui va durer pratiquement 50 ans. Le capitalisme, qui devient de plus en plus globalisé, aggrave ses propres contradictions, d’où un cycle de crises dont il sort très affaibli. Pour des millions de gens, le socialisme devient une possibilité, bien que l’on ne sache pas trop comment y arriver. Dans les colonies, c’est le début du grand éveil. De plus, il y a la révolution soviétique. En tout et pour tout, c’est une grande vague qui semble confirmer les intuitions des fondateurs du socialisme.
Encore une fois, le détour irlandais
Pour les peuples dominés, l’heure semble arrivée. De la Deuxième Internationale jusqu’à la révolution soviétique et au-delà se crée un consensus majoritaire parmi les socialistes : c’est le droit à l’autodétermination, essentiellement tel qu’il est élaboré par Kautsky et plus tard développé par Lénine. Sur l’essentiel, ce droit à l’autodétermination est un impératif démocratique, qui s’inscrit dans les luttes contre les Empires qui dominent l’Europe et qui oppriment les peuples. Pour Lénine, cette lutte pour la démocratie est indispensable : « le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie »[35]. Également, la lutte pour le droit à l’autodétermination est une manière d’affaiblir l’adversaire bourgeois, de le discréditer et de l’empêcher de manipuler les couches populaires. C’est, en d’autres mots, le « détour irlandais ». Pour Lénine, le pouvoir de l’État tsariste en Russie repose sur la subjugation des peuples non russes qui génère partout, y compris dans les couches prolétariennes, chauvinisme, discriminations et conflictualités. Bien que le socialisme préconise l’émancipation sociale, il est impensable d’avancer sans confronter les dispositifs du pouvoir qui polarise, discrimine et opprime. Toujours selon Lénine, c’est une grave erreur de mettre sur le même pied le sentiment national des peuples opprimés avec celui des dominants. Dans ce contexte, il faut aller plus loin, sortir des concepts abstraits et appuyer carrément les luttes de libération nationale en allant jusqu’au « bout », c’est-à-dire dans une lutte pour établir des États indépendants, car autrement, on n’arrivera à rien.
Amères défaites
Au tournant des années 1920, le pouvoir des soviets et plus largement, l’hypothèse d’une révolution européenne, sont cependant malmenés, tant de par leurs propres défaillances que par leur isolement. Au-delà de l’impasse dans laquelle se place le pouvoir des soviets, les élans révolutionnaires se heurtent au solide mur du capitalisme, soit sous ses formes démocratiques, soit sous ses formes autoritaires et fascistes. Contentons-nous ici de centrer la discussion sur l’impact de cette trajectoire sur les questions nationales et coloniales. Après la Première Guerre mondiale, l’implosion des empires, y compris la Russie, aboutit à la création d’une multitude de nouveaux États, sous la poussée des mouvements nationaux. Sur le plan juridique et politique, le projet de mise en place de nouveaux États s’inscrit bien dans la politique des États-Unis qui affirment leur appui à l’autodétermination. Grands vainqueurs de la guerre, les États-Unis veulent en effet affaiblir les puissances européennes, tout en sécurisant le « périmètre » des Amériques. En Europe, le chaos politique, social et économique ne permet pas aux socialistes de s’imposer. Au contraire, il se produit une puissante convergence entre bourgeoisies et mouvements de droite qui manipulent le vocabulaire nationaliste et populiste. En Allemagne et dans les nouveaux pays d’Europe centrale, une droite nationaliste extrêmement agressive prend le dessus, contre toutes les tentatives de l’Internationale communiste, battue sur pratiquement tous les terrains.
Les raisons de l’échec
On pourrait presque dire que la prophétie pessimiste de Rosa Luxemburg et des socialistes qui se sont opposés au projet d’alliance entre les socialismes et les luttes nationales s’est réalisée. Rappelons-nous que Luxemburg dit que la perspective socialiste est incompatible avec la défense de ce que sont pour elle de soi-disant droits nationaux. Pour elle, les mouvements nationaux sont « des mouvements de classe de la couche bourgeoise dirigeante »[36]. Soyons clairs. Luxemburg est sensible à la cause des peuples dominés face à la discrimination et à l’oppression, mais elle ne pense pas qu’il faille pour autant revendiquer des droits « nationaux ». Selon elle, les peuples ont deux choix : le socialisme ou la barbarie. C’est tout l’un ou tout l’autre.
Cependant, en examinant rétroactivement la chose, la thèse de Luxemburg ne tient pas. Si les socialistes échouent, notamment en Russie, ce n’est pas parce qu’ils appuient les nations dominées. En fait, on peut penser le contraire : le projet n’est pas assez déterminé et conséquent dans ce domaine. À plusieurs reprises, en Russie et dans les anciennes provinces de l’empire, les socialistes s’embarquent dans des aventures douteuses, niant, au nom de la nécessité de la révolution socialiste, les droits nationaux et les aspirations des peuples. Le projet d’une URSS fédéraliste cache trop souvent des velléités centralisatrices.
Lénine a l’intuition, surtout à la fin de sa vie, que les polarisations nationales ont des dimensions historiques profondes, et que par conséquent, elles ne sont pas seulement un épiphénomène de la lutte des classes. Il tente d’infléchir la construction du socialisme en Russie et de la lutte de l’Internationale dans un autre sens, mais lui-même est ambigu. D’une part, il s’oppose dans ses derniers combats à l’hypercentralisation du pouvoir qui travestit le droit à l’autodétermination des nations dominées, mais il ne parvient pas à se débarrasser d’une certaine vision de la construction du socialisme. Tout en étant favorable aux mouvements nationaux, il insiste pour que le mouvement socialiste, devenu communiste dans la terminologie de l’époque, reste un et unique, transcendant les fractures nationales. Dans ce contexte, la mise en place d’une fédération de républiques indépendantes en URSS au lendemain de la révolution est détournée, puisqu’au-delà des républiques fédérées (et en principe indépendantes) reste le maître suprême, soit le Parti communiste de l’Union soviétique. C’est sur cette fondation que Staline va ériger son pouvoir et procéder à une véritable contre-révolution. Cette contradiction entre une conception relativement ouverte aux nations et une vision centralisatrice du pouvoir fait en réalité capoter le projet socialiste. Cela n’est pas un hasard si la mise en place d’un autoritarisme « généralisé » faisant du Parti communiste un « hyperpouvoir », envers et contre tous, s’effectue en commençant par subjuguer de petites nations comme la Géorgie. Plus tard, l’alliance rêvée entre les peuples devient un cauchemar pour l’URSS, jusqu’à sa dissolution en 1989.
Le virage vers l’Orient
Voyons voir maintenant ce qui advient du tournant vers l’Orient et de l’alliance proposée aux mouvements de libération. Derrière ce tournant, il y a autant de nécessités que de vertus : la révolution européenne, espoir des socialistes russes, est vaincue. La lutte anticapitaliste et anti-impérialiste se déplace vers l’est où, comme le dit l’IC, « la pierre angulaire de notre politique doit être le rapprochement des prolétaires et des travailleurs de toutes les nations et de tous les pays pour la lutte commune contre les possédants et la bourgeoisie »[37]. On peut presque dire que ce virage se produit par défaut.
Dans ce contexte se redéfinissent deux rationalités. La première est l’impératif pour les socialistes de s’impliquer dans ces luttes de libération (Lénine dira qu’il faut les « diriger »). La deuxième est un gigantesque « détour irlandais », cette fois-ci à l’échelle mondiale. C’est indispensable, dit M.N. Roy : « sans le contrôle des marchés étendus et du vaste champ d’exploitation qui se trouvent dans les colonies, les puissances capitalistes d’Europe ne pourraient maintenir leur existence, même pendant un temps très court »[38].
Que se passe-t-il sur le terrain? Au moment où l’IC décide de passer à l’action, il y a une réelle ouverture vers les mouvements de libération nationale. Les puissances impérialistes tremblent, et les peuples jubilent d’avoir enfin un allié de poids. Dans une large mesure, l’avènement d’une nouvelle génération de mouvements nationaux progressistes repose sur cet appui socialiste qui passe par l’IC. Quelques années plus tard cependant, des confrontations émergent. L’Internationale cherche à dicter les stratégies, ce qui crée des catastrophes (les insurrections mal pensées et imposées par l’IC en Chine en 1927) ou des impasses stratégiques de longue durée (dans les pays arabes notamment). Peu à peu, l’URSS, qui devient une superpuissance, constitue pour les mouvements de libération un allié encombrant, au mieux peu efficace, au pire récalcitrant et contrôlant.
NOTES
[1] Les trois empires, tsariste, austro-hongrois et ottoman, sont aux prises les uns avec les autres. De plus, les puissances européennes (Angleterre, France et Allemagne) tentent également d’y élargir leur influence.
[2] La Deuxième Internationale met fin à ses activités en 1920.
[3]Lénine, Extraits de Notes critiques sur la question nationale, 1913, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1913/10/vil19131000e.htm>.
[4] Joseph Staline, Extraits de Le marxisme et la question nationale, 1913, <http://www.marxiste.fr/staline/stal4.pdf>.
[5] Lénine, Extraits de « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1914, Œuvres choisies, tome 1, Moscou, Éditions du progrès, 1970.
[6] N. Boukharine, G. Piatakov et E. Bosch, Extraits de Thèses sur le droit des nations à l’autodétermination, 1915, < http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=1423 >.
[7] Lénine, Extraits de La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1916, <https://reconstructioncommuniste.wordpress.com/tag/revolution-socialiste/>.
[8] Lénine, Extraits de Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1916, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/07/19160700.htm>.
[9] Rosa Luxembourg, Extraits de La révolution russe, 1918, <https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus.htm>.
[10] Lénine, Extraits de Première ébauche sur les questions nationale et coloniale, 1920, <http://lesmaterialistes.com/lenine-premiere-ebauche-theses-questions-nationale-coloniale>.
[11] Karl Radek, Extraits de La question polonaise et l’Internationale, 1920, <https://www.marxists.org/francais/radek/works/1920/06/pologne.htm>.
[12]James Connolly, Extraits d’Une révolution à l’échelle du continent, 1914, <https://www.marxists.org/francais/connolly/works/1914/08/connolly_15081914.htm>.
[13] Lénine, Extraits de La question des nationalités ou de l’autonomie. 1922, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/12/vil19221231.htm>.
[14] Le « Géorgien » que Lénine évoque ici, c’est Staline.
[15] Khristian Rakovski, Extraits de Les relations entre Républiques soviétistes, 1921, <https://www.marxists.org/francais/rakovsky/works/ukraine.htm>.
[16]Léon Trotski, Extraits de L’Histoire de la révolution russe, 1930, <https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrrsomm.htm>
[17] Trotski, Extraits d’Entre impérialisme et révolution, Bruxelles, Éd. La Taupe, 1970, p. 25. Cité par Michael Löwy, « Le rêve naufragé. La Révolution d’Octobre et la question nationale », Critique Communiste. n°150, automne 1998.
[18]Léon Trotski, Extraits du Manifeste de l’Internationale communiste, 1919 <https://www.marxists.org/francais/inter_com/1919/ic1_19190300h.htm>.
[19]Lénine, Extraits de Discours au deuxième congrès de l’Internationale Communiste, 1920, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/07/vil19200730.htm>.
[20]M.N. Roy, Extraits de Discours au deuxième congrès de l’Internationale communiste, 1920, <https://www.marxists.org/francais/roy/works/1920/07/mnroy_19200700.htm>.
[21] Internationale Communiste, Extraits de Thèses et additions sur les questions coloniales et nationales, deuxième congrès, 1920, <https://www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700f.htm>.
[22]Grigori Zinoviev, Extraits de Adresse au Congrès des peuples de Bakou, 1922, <http://www.matierevolution.fr/spip.php?article3142>.
[23] Internationale communiste, Extraits de Thèses générales sur la question de l’Orient, quatrième congrès, 1922, <https://www.marxists.org/francais/inter_com/1922/ic4_08.htm>.
[24]Amadeo Bordiga, Extraits de Le communisme et la question nationale, 1924, <https://www.marxists.org/francais/bordiga/works/1924/00/bordiga_nationale.htm>.
[25]Sultan Galiev, Extraits de Lettre inédite, 1924, <http://revueperiode.net/communisme-et-nationalisme-une-lettre-inedite-de-mirsaid-sultan-galiev/>.
[26] Matthieu Renault, « L’idée du communisme musulman à propos de Sultan Galiev », colloque Penser l’émancipation, février 2014.
[27] Victor Serge, Extraits de Luttes de classes dans la révolution chinoise, 1927, <https://www.marxists.org/francais/serge/works/1927/04/serge_19270400.htm>.
[28]Internationale communiste, Extraits de Résolution du Secrétariat politique du Comité Exécutif de l’IC sur le mouvement insurrectionnel dans la nation arabe, 1929, <http://lesmaterialistes.com/internationale-communiste-mouvement-insurrectionnel-nation-arabe-1929>.
[29]André Marty, Extraits de On croit se battre pour la patrie, 1926, <https://www.marxists.org/francais/pcf/works/1926/marty_19260402.htm>.
[30] Antonio Gramsci, Extraits de La question méridionale, 1926, <https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1926/10/gramsci_19261000.htm>.
[31]Antonio Gramsci, Extraits de La situation Italienne et les tâches du PCI (thèses de Lyon), 1926, <https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1926/01/gramsci_tdl.htm>.
[32] Antonio Gramsci, Extraits de Cahiers de prison, 1926-1934, <http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/lettres_de_prison/lettres_de_prison.html>.
[33] Antonio Gramsci, Extraits de Notes sur Machiavel, 1931-1933, <https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/machiavel5.htm>
[34] Les majoritaires sont les bolchéviques
[35] Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1914.
[36] Rosa Luxemburg, L’idéologie du libéralisme bourgeois et son crétinisme « européen », 1896.
[37] Thèses et additions sur les questions coloniales et nationales, Deuxième congrès de l’Internationale communiste, 1920.
[38] M.N. Roy, Extraits du discours au deuxième congrès de l’Internationale communiste, 1920.