Québec – Catalogne : parcours croisés
Richard Fidler, mai 2018[1]
Au Québec, le projet de fonder une République indépendante remonte à la Rébellion des Patriotes en 1837. Mais ce n’est que dans les années 1960 que l’indépendance est revenue sur le devant de la scène comme une option politique pour faire avancer la dynamique sociale et nationale de la Révolution tranquille.
La souveraineté s’était articulée initialement en termes de réforme des relations avec l’État canadien. La Parti socialiste du Québec, dans un texte adopté au milieu des années 1960, préconise une nouvelle relation confédérale des « États associés ». René Lévesque adopte ce concept mais y ajoute une dimension stratégique : d’abord, la souveraineté québécoise, ensuite l’association avec le Canada. Mais jamais l’une sans l’autre. À part « la souveraineté », définie comme le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir ses relations extérieures, la nature de cette association proposée n’était pas claire car son contenu serait déterminé au cours de futures négociations entre les parties. Ce qui a donné aux dirigeants politiques du Canada un puissant levier pour influencer, voire frustrer, tout mouvement vers l’indépendance politique québécoise.
Cette ambiguïté, hypothéquant l’indépendance du Québec sur l’accord du Canada à un nouvel arrangement économique et (nécessairement) constitutionnel s’explique, comme nous le savons, par la nature du programme péquiste.
Le PQ cherchait une réforme constitutionnelle qui ne rompaient pas avec le système économique et social existant, tout en rehaussant le statut de la langue et de la culture françaises et favorisant un développement économique relativement autonome grâce à l’intervention d’un État québécois. L’une des objectives était de créer une bourgeoisie québécoise, Québec Inc., à partir de certains outils que le Québec avait acquis pendant la Révolution tranquille, notamment l’administration autonome du Régime des rentes du Québec, ses actifs constituant la base de l’énorme Caisse de Dépôt et Placement. Aujourd’hui la Caisse est pleinement intégrée aux opérations des capitaux canadiens, continentaux et mondiaux, tout comme les autres institutions financières québécoises, telles les Caisses Desjardins.
Le PQ tenait à rassurer Ottawa et Bay Street quant à son engagement envers une transition démocratique pacifique négociée avec l’État canadien. En outre, elle cherchait de rassurer les États-Unis et les autres puissances impérialistes que l’état québécois serait ouvert aux investissements étrangers. Le PQ voyait la collaboration avec d’autres pays à travers des alliances commerciales et d’investissement comme l’ALENA et le nouveau traité de commerce Canada-Europe comme un moyen de contrer tout tentative par Ottawa visant à restreindre l’accès du Québec au marché domestique du Canada.
La démarche péquiste ressemble à la stratégie des partis indépendantistes majoritaires en Catalogne, et pour les mêmes raisons, les intérêts de classe qu’ils défendent. Mais le PQ a perdu beaucoup de crédibilité après 18 ans de gouvernements péquistes néolibéraux et l’échec de deux référendums. Amir Khadir visait juste quand il a dit, lorsqu’il a annoncé sa retraite en tant que député : « l’impasse actuelle — trop facilement attribué à la lassitude de l’opinion — est plutôt l’œuvre d’une élite souverainiste égarée qui a poussé notre mouvement dans le couloir étroit des politiques de ressentiment et de crispations identitaires après nous avoir entrainés dans l’illusion néolibérale. »
Comme nous en sommes tous conscients, une voie de sortie de cette impasse du mouvement indépendantiste commençait à prendre forme au début du siècle à travers un processus de regroupement des militants de gauche, des altermondialistes, des féministes et des militants communautaires qui a mené à la formation en 2006 de Québec solidaire, le parti indépendantiste de gauche.
QS a depuis lors traversé un processus complexe de définition de sa démarche indépendantiste.
Le programme de QS sur la question nationale, adopté pour la première fois en novembre 2009, [2] indique clairement que « l’intégralité de son projet de société ne pourra se réaliser que si le Québec dispose de l’ensemble des pouvoirs aux plans politique, économique et culturel. »
« Le fédéralisme canadien est irréformable sur le fond. Il est impossible pour le Québec d’y obtenir l’ensemble des pouvoirs auxquels il aspire, sans même parler de ceux qui seraient nécessaires aux changements profonds proposés par Québec solidaire ».
Jusqu’à présent, le débat dans les milieux indépendantistes s’est concentré presque exclusivement sur le processus. Laissée sans réponse est la question plus vaste de savoir comment contrer la résistance inévitable de l’État fédéral à toute initiative sérieuse en faveur de l’indépendance du Québec. Il semble y avoir une illusion angélique (je dirais) parmi beaucoup d’indépendantistes qu’Ottawa acceptera facilement le verdict dans un vote démocratique majoritaire en faveur d’une République du Québec.
Paradoxalement, c’était le refus obstiné de Madrid de permettre aux Catalans de voter sur leur indépendance qui a incité certains souverainistes à louer le soutien du Canada au droit à l’autodétermination du Québec. Par exemple, Louis Bernard, un ancien haut fonctionnaire des gouvernements péquiste, a argumenté dans Le Devoir que la Cour Suprême du Canada, dans son Renvoi relatif à la sécession du Québec,[3] a reconnu ce droit quand elle a dit qu’un vote « qui aboutirait à une majorité claire au Québec en faveur de la sécession, en réponse à une question claire, conférerait au projet de sécession une légitimité démocratique que tous les autres participants à la Confédération auraient l’obligation de reconnaître ».
Cependant, la Loi sur la clarté, adopté par le Parlement fédéral pour donner suite au jugement de la Cour suprême, prévoit que la Chambre des communes fédérale déterminera si elle accepte la légitimité d’un vote de sécession du Québec en se fondant sur son opinion quant à la clarté de la question, la taille de la majorité et « et de tout autre avis qu’elle estime pertinent. ». La Loi énumère une foule de documents et de points de vue dont il tiendrait compte en prenant cette décision. Et l’article 3 stipule que « la sécession d’une province du Canada requerrait la modification de la Constitution du Canada, à l’issue de négociations auxquelles participeraient notamment les gouvernements de l’ensemble des provinces et du Canada. ».
Et la Cour suprême nous a rappelé qu’« Il est concevable que même des négociations menées en conformité avec les principes constitutionnels fondamentaux aboutissent à une impasse. » (paragraphe 97).
Selon la Cour suprême et la Loi sur la clarté, donc, la sécession du Québec requière le consentement unanime des provinces, pas seulement du gouvernement fédéral. Sans oublier qu’Ottawa possède — en plus que cette camisole de force « démocratique » — une multitude de pouvoirs, de procédures et des institutions à sa disposition qui pourraient être déployées dans toute confrontation majeure autour de la sécession du Québec. Enfin et surtout, son armée et sa police. Si Ottawa était prête à occuper le Québec avec l’armée canadienne dans la crise d’octobre 1970, déclenchée par deux enlèvements par une poignée de militants du FLQ, on peut difficilement ignorer son utilisation possible face à un défi beaucoup plus formidable à l’autorité et à l’intégrité de l’État central.
Il y a évidemment plus d’une façon de contrer l’autodétermination. La bourgeoisie espagnole, craignant le succès d’une lutte « séparatiste » en Catalogne, a rapidement eu recours à une répression massive. En revanche, l’État canadien est plus fort, plus résilient, que l’État espagnol, et sa classe dirigeante (y compris sa composante québécoise) est extrêmement confiante de sa capacité à contrer les pressions centrifuges, la principale pression au cours des 50 dernières années étant le mouvement indépendantiste québécois. Même si Ottawa n’adopte pas la réponse de Madrid, il n’y a aucune raison de croire qu’une mobilisation québécoise en faveur de la sécession sera facilement accepté par les autorités et les institutions de l’État canadien.
Ses chances de succès dépendront en fin de compte du rapport de forces entre les classes sociales, de la capacité mobilisatrice et la détermination des Québécois, et du degré de solidarité active qu’elles peuvent susciter parmi les travailleurs et les mouvements progressistes du reste du Canada. Une victoire dans une consultation populaire ne sera que le début.
André Frappier, un membre de Québec solidaire qui (comme Manon Massé) a visité la Catalogne en tant qu’invité de la CUP lors de la crise de l’automne dernier, l’a bien exprimé dans un article de Presse-toi à gauche. [4] « Nous savons maintenant que la lutte pour la souveraineté doit avoir un rapport de force important. Là nous nous rapprochons déjà un peu de la situation catalane. »
Et André a correctement remis en question l’illusion que « l’État canadien saura composer avec l’indépendance du Québec contrairement à l’État espagnol en ce moment.
« Rien n’est moins sûr, géographiquement le Québec n’est pas situé à la périphérie de l’État canadien. La sécession du Québec séparerait le Canada en deux en isolant les provinces maritimes de l’Ontario et des provinces de l’ouest. Il constituerait également une enclave en ce qui concerne le transport maritime dont la porte d’accès est au Québec. Il aurait dorénavant le droit de décider de tout ce qui peut traverser son territoire et interdire s’il le désire toute forme d’oléoduc. Il aurait aussi le plein contrôle des voies ferrées et du transport routier.
« Cela suffit déjà à représenter une menace importante, pour ne mentionner que celle-là, pour un État qui carbure à l’extraction et à l’exportation pétrolière et dont le passage par le Québec est déterminant. Mais la population d’un Québec devenu indépendant choisirait-elle cette avenue ? À en juger par la mobilisation soutenue dans les différentes régions du Québec pour la protection de notre environnement […], à en juger par la sensibilité à la nécessité de la transition énergétique vers les énergies durables il est quelque part impensable qu’une lutte pour la souveraineté du Québec ne représente pas une lutte pour l’appropriation et le contrôle de notre environnement. À quoi sert l’indépendance si ce n’est de se libérer aussi de notre dépendance aux multinationales ? »
Qu’est-ce que cela signifie pour la stratégie souverainiste? André Frappier, encore :
« L’autre aspect est politique. L’indépendance, on le voit bien, ne pourra se faire à froid. Ce sera l’aboutissement d’une lutte à la fois sociale et parlementaire, ce sera la construction d’un rapport de force pour déloger les profiteurs et les corrompus qui accaparent nos ressources collectives et qui monopolisent les profits. Ce sera l’aboutissement d’un rapport de force afin de réaliser notre choix souverain de société au travers de l’assemblée constituante. La classe ouvrière du Reste du Canada pourra y voir un espoir qui dynamisera ses propres luttes à condition qu’elle sorte de l’assujettissement à sa propre bourgeoisie et donc au nationalisme canadien.
« Là réside l’autre grande menace pour l’État fédéral canadien. La possibilité d’un État tronqué, avec un Québec en ébullition représentera certainement une situation plus que périlleuse pour la classe dirigeante canadienne. L’appui de la classe ouvrière du reste du Canada sera alors un élément déterminant comme il l’est actuellement en Espagne pour la population catalane. »
Nous pouvons nous inspirer de nos camarades catalans, qui cherchent à lier la lutte pour l’indépendance nationale à un projet de société progressiste. Une telle stratégie peut non seulement nous aider à motiver la lutte pour l’indépendance, mais pourrait aussi susciter la sympathie et la solidarité des progressistes et des mouvements sociaux du Canada, pour les faire des alliés décisives dans nos confrontations avec l’État canadien.
C’est un travail de longue haleine, bien entendu. Mais nous ne devrions pas non plus attendre la convocation d’un processus constituant. Québec solidaire, à mon avis, devrait chercher continuellement à montrer comment chaque lutte sociale à laquelle elle s’adresse (et pas seulement à l’Assemblée nationale) pourrait être renforcée par une stratégie visant la construction d’« un autre Québec vraiment souverain ». Nous devons abandonner la tendance à mettre de l’avant presque exclusivement dans nos campagnes électorales des objectifs réalisables dans le cadre limité d’une province du Canada.
NOTES
[1] Extrait des notes préparées en vue d’une conférence présentée à La Grande Transition, mai 2018. Le titre : « La lutte des Catalans pour se libérer de l’État espagnol : quelques leçons pour les socialistes québécois et canadiens »
[2] Québec solidaire, « Un pays démocratique et pluriel ».
[3] [1998] 2 RCS 217, https ://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1643/index.do.
[4] « La lutte pour l’indépendance en Catalogne, quelles leçons pour le Québec ? »