La fragilité québécoise : traumatisme ou névrose ?
Paru en 1968, le livre qu’on ne présente plus de Pierre Vallières est sur le plan de la culture populaire, un incontournable, si l’on veut comprendre la genèse du Québec moderne et de sa fragilité. Il n’a pas la qualité historiographique et la profondeur intellectuelle de l’œuvre d’un Fernand Dumont, mais au même titre que le poème Speak White de Michèle Lalonde, le concept métaphorique de nègres blancs d’Amérique, transposé directement des luttes anticoloniales et étatsuniennes pour les droits civiques, a permis au peuple québécois de nommer et s’approprier la lutte contre la domination anglo-canadienne dont l’Église catholique québécoise était la complice et la garante. Cette domination a été véritablement traumatisante. Son énonciation émancipatrice.
Il a donc fallut, pour s’autonomiser du carcan canadien, parallèlement « sortir la religion de notre société ». Et les effets collatéraux de notre sécularisation ont été émancipateurs : pour les femmes et les personnes gaies et lesbiennes, pour la laïcisation de l’État, pour la déconfessionnalisation de nos écoles, pour la création de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, etc. Cela dit, cette histoire hégémonique à laisser des traces, comme un choc post-traumatique.
Hégémonique ? Oui, parce que cette émancipation et laïcisation institutionnelles et culturelles, ce récit national d’affranchissement du Canada et de l’Église, ont [paradoxalement ?] laissé de côté des marges de la population : les autochtones, les personnes trans, les personnes vivant avec un handicap et les personnes racialisées. L’émancipation n’a pas été universelle.
Ainsi malgré les faits, lorsque l’on pointe du doigt les limites de notre émancipation nationale, que l’on souligne nos propres abjections historiques ou contemporaines, comme nos pensionnats autochtones, notre histoire esclavagiste, notre transphobie, nos blackfaces ou notre ségrégation artistique (SLAV, Kanata, ou le doublage et, notre racisme, il se produit un double phénomène : le déni [de colon] et la réactivation de notre traumatisme [de colonisé·e·s] ; l’un se nourrissant de l’autre, voire s’annulant, comme un cruel miroir tétanisant, aliénant.
Ce fameux complexe du colon colonisé constituant le cœur de la fragilité québécoise.
Autrement dit, comment se penser racistes puisque nous sommes nous-mêmes des « nègres » ? Ou comment tolérer le fait religieux contemporain tel que l’Islam québécois, puisque nous avons quasiment banni l’aliénante Religion ? La réponse est simple : il est temps de faire un véritable effort national d’introspection, de dépasser les symboles [religieux] et l’anticléricalisme primaire, d’opérer une psychanalyse culturelle. On chiale un bon coup, sur soi pas sur l’Autre, on dit sa vérité et on se réconcilie, d’abord avec soi-même.
Car une aliénation ne peut pas guérir une autre aliénation.
Nègres blancs d’Amérique : réifier la névrose
Certes nous avons des raisons objectives d’être traumatisé·e·s : pour ce qui est de l’Église catholique, elle « a participé à la conquête du territoire et à son évangélisation. Elle a participé à fonder un pays à 99 % chrétien qu’elle a contrôlé, nommé, opprimé, trahit, violé. Cette Église était hégémonique, dominante et opprimante et c’est pour cela qu’elle a été combattue pendant la Révolution tranquille » [7]. Mais à un moment, il faut en revenir, et entrer dans un effort de résilience. Pour cela, on peut tenter de relativiser le trauma en question (on se compare : on se console).
Est-ce que les québécois·e·s « de souche » ont été victimes de génocide, réduit en esclavage, déportés ou acculturés par les britanniques, les français et les anglo-canadiens, comme le furent les vrais « nègres », les autochtones [8], les Acadiens ou les chinois ? Est-ce que les québécois·e·s « de souche » étaient, dans les années 50 et 60, lynchés ou pendus à un arbre le dimanche après les messes protestantes ?
Ailleurs. Est-ce que les personnes juives aux États-Unis instrumentalisent l’holocauste pour justifier la discrimination des afrodescendant·e·s ? Est-ce que le peuple vietnamien instrumentalise la guerre d’Indochine ou du Vietnam contre leur colonisateur ou l’impérialiste oncle Sam ? Est-ce que les français·e·s détestent les allemand·e·s ? (Mon grand-père oui, mais il s’était échappé deux fois de camps de prisonniers.)
Bref, est-ce que les peuples qui ont vécus des traumatismes et se sont battus pour leur survivance instrumentalisent cela pour justifier des discriminations ou une atteinte aux droits fondamentaux d’autrui ? Oui ? Non ? Un peu des deux ? Est-ce que les personnes ou les communautés concernées l’ont été directement ou pas ? Ça dépend.
En tout cas chez nous, l’instrumentalisation de notre tranquille et historique blanche négritude anticléricale pour aujourd’hui justifier par certain·e·s leur déni des discriminations en général, et la toxicité de la loi sur la laïcité de l’État en particulier, est omniprésente. Parce qu’en 2019, notre traumatisme historico-national s’est transformé en névrose collective. Voilà pourquoi nous sommes assailli·e·s et submergé·e·s de ses symptômes : à longueur de commentaires sur les réseaux sociaux, de jérémiades sur les médias poubelles, ou lorsqu’on débat de laïcité. (Mais nous aussi on est des victimes !)
Et quand on sait entre autres qu’au Québec en 2019, l’écrasante majorité de la population pense que sa Belle-Province n’a jamais pratiqué l’esclavage, que certaines populations autochtones n’ont toujours pas accès à l’eau potable, que des personnes musulmanes ont été assassinées en priant, cette névrose devient plus qu’indécente. Elle est abjecte.
Il est donc temps de se soigner et d’arrêter de se complaire dans notre fragilité ! On ne traite pas sa névrose en l’entretenant.
Je ne parle évidemment pas des réactionnaires – de droite comme de gauche – aliéné·e·s par leurs totems : « multiculturalisme », « laïcité », « islamisme », « politiquement correct », « censure » etc. C’est peine perdue. Ils et elles pratiquent une stratégie perverse d’(in)validation émotionnelle en dénonçant à longueur de chroniques les minorités qui instrumentaliseraient leur propre victimisation, alors qu’ils/elles sont les premier·e·s à instrumentaliser le féminisme, la domination britannique puis canadienne du Québec, le Québec bashing ou l’oppression historique par le catholicisme, pour justifier tout : de l’homonationalisme à l’atteinte aux droits fondamentaux en général, au refus de les maintenir/donner à certaines minorités comme les personnes musulmanes, trans ou travailleuses du sexe en particulier. Ignorons-les, zappons-les ou débattons avec : à chacun·e sa stratégie. La diversité des stratégies est de toute manière inexorable. Et chaque stratégie à de bons et de mauvais côtés, en tout cas des résultats toujours aléatoires. (On milite quoi !)
« Au Québec, c’est comme ça qu’on vit » (ou comment jouir de son aliénation)
Rien de nouveau sous le soleil du parvis de Notre-Dame de Paris me direz-vous… Welcome to the real life ! Mais alors, me serais-je naïvement trompé sur la marchandise ? Ou aurais-je bêtement cru aux promesses du vaporeux idéal interculturaliste québécois comme j’ai cru longtemps, dogmatiquement, aux transcendantes vertus du rigide universalisme républicain français ? L’avenir nous le dira… (En tout cas, je ne crois pas en Dieu.)
En attendant, la Gauche critique a sa part d’introspection à faire, car elle a pratiqué un aveuglement volontaire plus ou moins important, à propos des discriminations et de la colonialité québécoise ; doublé d’un complexe de supériorité sur l’exemplarité de notre accueil et de notre inclusion. Les « progressistes » sont aussi forcément un peu névrosé·e·s par notre passé : la preuve, certains vont jusqu’à délirer sur une reconfessionnalisation rampante de nos écoles. Resterons-nous aliéné·e·s par notre mythologie, ses figures, et par le rouleau compresseur réactionnaire actuel ? Alors que la fragilité québécoise sert de ciment aux conservateurs et aux racistes pour s’unir, elle divise la gauche.
Par exemple, l’attentat de Québec aurait dû alerter, pour de vrai. Comme le massacre de Polytechnique nous a à l’époque révolté·e·s et fait·e·s agir, il est vrai lentement mais collectivement, sur la misogynie. Les nombreux témoignages et appels à l’action des personnes premières concernées par les discriminations qui perdurent, et les mises en garde déjà anciennes des migrant·e·s qui ont déjà vécu ça, auraient dû avoir des effets. En vain ?
Évidemment, nous résisterons et nous en discuterons, solidaires, mais il va falloir enfin appeler un chat un chat, arrêter le déni névrotique et les réflexes défensifs. Et se critiquer. Et se décoloniser. Par conséquent, il faut enfin, sans ambiguïté, définitivement, acter la rupture idéologique avec le nationalisme ethnique – qui est par définition colonial. Cela exige un refus clair et net de toute alliance objective avec ce dernier, où qu’il soit, même pour faire l’indépendance ! Sinon, notre souhait d’une indépendance articulée sur le nationalisme civique ne se réalisera pas, donc l’indépendance ne se fera pas, et nous accompagnerons béatement l’actuelle furieuse Contre-révolution que même les nostalgiques de Duplessis n’auraient pas osé imaginer. Nous muterons en Nouvelle-France 2.0, loin du Québec moderne, pleinement souverain et pluraliste, dont Vallières et d’autres ont rêvé, et auraient voulu nous léguer.
Source : SÉBASTIEN BARRAUD, extrait d’un texte paru dans Presse-toi-à-gauche, 20 août 2019