Charles Gagnon, 13 décembre 1997
Le texte qui suit est une lettre que le journal Le Devoir a publié, le 13 décembre 1997, lettre lui ayant été envoyée par Charles Gagnon, alors relativement en retrait de l’action politique militante après qu’il eut été une figure importante de la gauche québécoise durant les décennies 1970 et 1980. Elle fait suite à la participation de Gagnon à une assemblée publique tenue quelques jours auparavant, à l’initiative de militantes et de militants dont plusieurs allaient, quelques mois plus tard, former le Rassemblement pour une alternative politique (RAP). Ce rassemblement allait lui-même fusionner, quelques années plus tard, avec Option Citoyenne, pour constituer ce qui est devenu depuis le parti politique Québec Solidaire.
Le retour de la gauche et le piège de la souveraineté
« Quand l’idée de souveraineté ressemble à un piège, elle étouffe au lieu de libérer », écrivait récemment Lise Bissonnette (Le Devoir du 2 décembre). Sa critique portait sur certaines manoeuvres du PQ, destinées à contrer les obstacles qui se présentent sur la voie de l’indépendance du Québec. En fait, la même remarque aurait bien pu être adressée au mouvement de la gauche québécoise en voie de constitution et dont une première rencontre s’était tenue à peine deux jours avant l’éditorial en question. Car si l’idée de souveraineté a constitué un piège pour quelqu’un au Québec depuis 20 ans plus particulièrement, c’est bien pour la gauche. Il me paraît essentiel que celle-ci ne l’oublie pas alors, il semble bien, qu’elle s’engage sur la voie de sa reconstitution.
La rencontre des progressistes les 28 et 29 novembre suscite évidemment beaucoup d’espoir. Elle mérite d’être saluée comme une très heureuse initiative. Réunissant plusieurs centaines de personnes de toutes les générations et de divers milieux, elle a fait la preuve que des secteurs importants de la population québécoise sont profondément insatisfaits de l’évolution présente des choses et désireux de constituer éventuellement une force politique offrant une véritable solution de rechange aux partis existants. Je dis bien «aux partis existants», c’est-à-dire à tous les partis dont l’action affecte la population québécoise.
Il n’était pas évident, à tout le moins lors de la séance d’ouverture du rassemblement, que tel était l’objectif de tous les participants. J’ai ce soir-là entendu des propos à faire dresser les cheveux sur la tête, du genre «le PQ est notre ennemi principal» ou encore «l’indépendance du Québec serait la chose la plus subversive au monde». Il arrive que dans ce genre de rassemblement, la volonté de susciter l’enthousiasme en entraîne d’aucuns à tenir des propos qui dépassent leur pensée. Espérons que c’est de cela qu’il s’agit. Car ce discours signifie ceci: «L’indépendance du Québec est la chose la plus importante au monde et les “progressistes” québécois doivent s’organiser pour la réaliser au plus sacrant, car le PQ est en train de trahir la nation.» Faut-il dire que de telles affirmations recèlent un potentiel de conservatisme plus élevé que celui du PQ?
Beaucoup de progressistes québécois sont effectivement indépendantistes et ils ont parfaitement le droit de propager leur point de vue le plus largement possible. Cela signifie-t-il que la gauche québécoise doive accepter ce clivage entre indépendantistes et fédéralistes ou indécis? Faudrait-il que, dans l’état actuel des choses où les forces de gauche sont politiquement très faibles, si on me permet l’euphémisme, et que la droite applique ses politiques à la manière d’un bulldozer, les progressistes du Québec se retrouvent une fois de plus piégés, comme ils le sont demeurés pour la plupart depuis la fin des années 70, attendant que le PQ ait réalisé l’indépendance avant de donner corps à un mouvement ou un parti de gauche? Il faut espérer que non. Car, à l’évidence, le silence quasi total de la gauche depuis pratiquement deux décennies n’a fait avancer aucune cause, nationale ou sociale, bien au contraire.
Je souhaite ardemment, pour ma part, que la gauche en voie de se reconstituer cherchera à regrouper tous les progressistes du Québec, indépendamment de leur langue, de leur couleur, de leur religion, et à constituer éventuellement une force capable d’offrir la résistance la plus massive et la plus dynamique possible à toutes les pratiques des milieux d’affaires et à toutes les politiques municipales, provinciales ou fédérales, contraires aux intérêts de la majorité, et en gardant l’oeil bien ouvert sur les courants internationaux allant dans le même sens. C’est d’ailleurs ainsi seulement qu’elle fera la preuve de sa prétention selon laquelle le peuple québécois inclut toutes les personnes vivant sur le territoire québécois.
Ne serait-ce pas là, dira-t-on, une façon d’évacuer la question nationale? Au contraire, ce serait la meilleure façon de faire émerger politiquement le Québec de demain, lequel, indépendant ou pas, ne pourra faire l’économie d’efforts constants pour réaliser l’harmonie et la collaboration entre toutes les communautés qui le composent, autochtones, anglophones et néo-Québécois, et avec la majorité francophone. Car, bien sûr, une telle gauche n’aurait pas à s’abstenir de se prononcer sur les questions linguistiques et culturelles, aussi souvent qu’elles constitueraient un enjeu politique important. Cette gauche ouverte pourrait ainsi constituer un formidable lieu d’apprentissage pratique des aménagements et des compromis nécessaires au maintien du caractère français du Québec et à la cohabitation dans ce cadre de communautés présentant des particularités culturelles différentes.
Si on veut bien reconnaître que le statut politique du Québec demeure une question dont la solution «définitive» ne pourrait venir que dans un avenir plus ou moins lointain, à entendre certains leaders indépendantistes, on peut même douter qu’une telle solution existe, les deux camps pouvant tenir de nouveaux référendums indéfiniment; si on veut bien prendre conscience que les politiques des gouvernements en place, obsédés par le développement économique et indifférents aux injustices sociales qu’il accentue au pays et à l’échelle mondiale, nous placent bel et bien sur la voie d’une société coupée en deux, consacrant et approfondissant, suivant une nouvelle géométrie, l’actuel clivage entre le Nord et le Sud, société avec laquelle nous pourrions être condamnés à vivre de longues années, la nécessité d’une gauche politique ne fait pas doute, pas plus que la nécessité pour elle de regrouper toutes les forces engagées dans le combat social, femmes, syndiqués, intellectuels, chômeurs, étudiants et «sans statut», une catégorie aujourd’hui en plein essor, comme chacun sait. Je ne vois guère d’autre issue au cul-de-sac dans lequel les classes dirigeantes, économiques et politiques, avec la connivence trop souvent des grands médias, sont actuellement en train de nous enfermer. La résistance s’impose et il appartient à la gauche de la mettre en branle avec toutes les forces disponibles.