Louis Gill, économiste, département de sciences économiques de l’UQAM, extrait d’un texte publié en portugais dans la revue brésilienne Politeia (volume 2, no 1, 2002)
Sommaire
- 1 I – Des origines historiques de l’oppression nationale du Québec
- 1.1 De la conquête britannique à la Confédération
- 1.2 Les deux Canada
- 1.3 La rébellion de 1837-38
- 1.4 La fusion des deux Canada
- 1.5 La guerre de 1914-1918
- 1.6 Le Statut de Westminster
- 1.7 De nouveau à la rescousse de la « mère-patrie »
- 1.8 L’empiétement du fédéral
- 1.9 La nouvelle politique étrangère du Canada
- 1.10 L’enquête Tremblay
- 1.11 1960 : l’« équipe du tonnerre »
- 1.12 Manifestations et répression
- 1.13 L’élection du PQ
I – Des origines historiques de l’oppression nationale du Québec
La question nationale au Québec prend ses origines dans la manière dont le Canada s’est fondé comme instrument d’oppression nationale. Pour comprendre la nature de l’oppression nationale à laquelle le peuple du Québec est soumis, il est donc nécessaire de revenir sur ces origines historiques.
De la conquête britannique à la Confédération
En 1763, la France cède définitivement le Canada à l’Angleterre. Cette dernière installe alors un régime colonial qui permettra aux marchands anglais de s’emparer du commerce des fourrures, du bois et des pêcheries et de prendre la place des entrepreneurs français. Quelques seigneurs et le clergé de l’ancien régime collaboreront avec les nouveaux maîtres mais leur influence ne sera que secondaire aux niveaux politique et économique.
La conquête consacre la domination et l’oppression du peuple canadien-français dont l’existence et l’identité sont désormais menacées. L’essentiel de la politique de la Grande-Bretagne, à partir de 1770, prenant appui sur les classes conservatrices dont elle obtient la loyauté, c’est la sauvegarde des intérêts de l’Empire britannique contre la menace de la révolution américaine. Celle-ci gagne des sympathies réelles dans de larges secteurs de la population canadienne alors que la classe dominante et son bras religieux cherchent à influencer la population en faveur de l’Empire.
Les deux Canada
Pour contrer la menace d’une révolution bourgeoise et d’une république, il faut consolider le régime colonial au Canada en le divisant en parties dans l’application du vieux principe «diviser pour régner». C’est ainsi qu’en 1791, une loi du Parlement de Londres divise le Canada en deux parties, le Bas-Canada et le Haut-Canada. Les deux Canada, en réponse aux réclamations de la population, auront chacun une assemblée législative élective. Toutefois cette assemblée est purement consultative, le pouvoir demeurant totalement aux mains du Gouverneur nommé par Londres et des membres des conseils législatif et exécutif nommés par lui. Ces structures politiques sont assujetties à la Prérogative Royale, c’est-à-dire au pouvoir de Londres d’accepter, de refuser ou d’imposer toute loi jugée conforme aux intérêts de la Grande-Bretagne.
Ainsi, se développent deux entités distinctes, l’une francophone dans le Bas-Canada et l’autre anglophone dans le Haut-Canada. Le régime restant foncièrement colonial et lié aux intérêts de la Grande-Bretagne crée un vif mécontentement généralisé parmi la population du Haut et du Bas-Canada. Les paysans, les ouvriers, et les marchands se révoltent contre les lois restrictives de la propriété foncière aristocratique et cléricale, contre les lois restrictives sur le commerce et la production, contre le transfert des terres à des spéculateurs de Londres, etc.
La rébellion de 1837-38
Ce mouvement de révolte atteint son paroxysme dans les années 1837-1838. Les revendications s’expriment dans deux mouvements distincts dans le Haut et le Bas-Canada, bien que des contacts et des stratégies sur une base d’unité révolutionnaire se soient établis entre les deux groupes. En 1837, une proposition des révolutionnaires de Toronto avait comme perspective une véritable confédération basée sur le triomphe de la révolution et de l’indépendance de l’union d’états souverains démocratiques bourgeois. Il s’agissait dans cette proposition d’une union venant d’en bas par opposition à l’union venant d’en haut imposée par l’administration coloniale.
En 1838, Robert Nelson, au nom du Gouvernement provisoire du Bas-Canada, proclame la Déclaration d’indépendance dans laquelle il était affirmé que le peuple du Bas-Canada est absout de toute allégeance à la Grande-Bretagne, que le Bas-Canada se déclare maintenant de fait République, que tous les citoyens auront les mêmes droits, que toute union entre l’Église et l’État est déclarée abolie.
Dans le Haut-Canada une déclaration appelée le Septième rapport des griefs de l’assemblée du Haut-Canada reprenait sensiblement les mêmes revendications. Ces deux déclarations montrent bien qu’il s’agissait d’authentiques mouvements révolutionnaires démocratiques. Comme dans les autres révolutions bourgeoises à cette même époque, ce sont les masses paysannes et ouvrières qui forment les forces combattantes de la révolution. Ce phénomène coïncide d’ailleurs avec les revendications pour l’organisation des travailleurs en syndicats. Des organisations ouvrières anglaises et le mouvement chartiste appuient le mouvement révolutionnaire canadien. La London Workingmen’s Association tient à Londres une assemblée spéciale sur les événements dans les colonies canadiennes et envoie un message d’appui qui associe la lutte pour la démocratie politique à celle de la classe ouvrière pour le triomphe de ses intérêts. Les masses, toutefois, n’ont pas de parti distinct et elles n’ont pas la direction du mouvement. L’intervention armée de la métropole mettra les dirigeants bourgeois en fuite, ou par peur des masses, convaincra ces derniers de rester fidèles à l’Empire.
La fusion des deux Canada
Par la suite, l’Acte d’Union en 1840 vient dresser l’une contre l’autre les populations anglaise et française en fusionnant les deux Canada et en créant une seule assemblée législative avec égalité de sièges en dépit du fait que la population française demeure majoritaire. En somme, l’Acte d’Union maintient l’oppression de base de l’ancien régime mais vise à faire diminuer la pression des masses au moment où en Europe ces dernières sont en plein ébullition. Les classes dominantes dans la population française se composent alors d’une bourgeoisie reliée à la petite entreprise et à la culture du sol, du clergé et d’un personnel politique au service des intérêts de l’Empire.
e) Les Pères de la confédération préparent le projet confédéral
En 1864, se tiennent deux conférences qualifiées de «constitutionnelles». Ces réunions élaborées d’en haut par le personnel politique de l’Empire ne seront pas des constituantes et les promoteurs de l’Union ne seront nullement mandatés par leurs populations. Elles se déroulent en plus sous le signe du secret, comme le laisse entendre John A., Macdonald [note 1]:
Étant donné qu’il serait évidemment absurde de soumettre à la population les détails complexes d’une telle mesure, il ne s’agit pas d’obtenir sa sanction avant de demander au Gouvernement impérial de présenter un projet de loi au Parlement britannique… Une fois la loi adoptée sans possibilité de recours, la population apprendra vite à l’accepter.
Le 29 octobre 1864, Georges-Étienne Cartier, bras droit de Macdonald, ajoute [note 2] :
En ce moment, nous travaillons à fonder ici une grande confédération mais notre objet n’est point de le faire par la création d’institutions démocratiques, non ; c’est plutôt d’aider l’élément monarchique à prendre parmi nous de plus profondes racines. (…) que la nouvelle forme de gouvernement doit être propre à accroître l’influence et le prestige des principes monarchiques dans notre système politique.
Ce projet de « confédération » est donc un projet de nature impériale. L’Acte de l’Amérique du Nord Britannique crée une union fédérale sans l’avis des populations concernées. L’AANB, étant une loi du Parlement de Londres, tient lieu de constitution mais n’est pas une véritable constitution comme on l’entend quand on parle des constitutions française ou américaine. Aucune revendication démocratique n’y est inscrite. L’AANB est en fait un instrument de l’oppression du Canada français. L’Acte de 1867 a construit l’État canadien sur la base de cette oppression, sur les plans économique, politique, culturel et social.
L’Acte de 1867 maintient comme précédemment la main haute de Londres sur les pouvoirs exécutif et législatif : chambre haute non élective aux niveaux fédéral et provincial, dont les membres sont choisis par le gouverneur général, représentant de la reine. Celui-ci nomme également tous les juges des cours fédérales et provinciales. La Prérogative Royale est maintenue. L’AANB consacre le privilège du clergé sur le système scolaire. L’Acte de 1867 ne satisfera aucune des revendications de 1837.
Après 1867, l’État impérial fédéral créera les provinces du Manitoba en 1870 et de la Saskatchewan en 1885 par l’écrasement des Métis de Fort Garry (St-Boniface) et de Louis Riel et John Bruce.
La guerre de 1914-1918
Lors de la première guerre mondiale, la bourgeoisie canadienne volera à la défense de la Grande-Bretagne. Le gouvernement canadien instituera le service militaire forcé (la conscription) qui déclenchera, surtout en 1914, un mouvement général de protestation dans tout le Canada. Ce mouvement atteindra au Québec des moments insurrectionnels. Dans ce contexte, les membres du gouvernement proclament qu’il incombe à toutes les colonies de courir à la rescousse de la mère-patrie.
Le Statut de Westminster
Avec le déclin de l’Empire britannique, concédé en 1931, le Statut de Westminster semblait enfin vouloir laisser une plus grande autonomie au Canada. Pour le Canada, le Statut de Westminster abolissait la Prérogative Royale et certaines lois (défense et commerce) antérieures qui définissaient les relations avec la métropole. Mais la révolution démocratique bourgeoise n’était pas achevée pour autant : l’AANB demeurait toujours sous la juridiction du Parlement de Londres.
De nouveau à la rescousse de la « mère-patrie »
En 1942, un grand débat s’engage au Parlement canadien sur l’opportunité de fournir un don d’un milliard de dollars en vivres et matériel de guerre à la Grande-Bretagne et sur la tenue d’un plébiscite pour relever le Gouvernement de ses engagements au sujet du service militaire outre-mer.
Ce grand débat politique avait déjà commencé lors de la campagne électorale provinciale de 1939. À cette occasion s’affrontaient les forces nationalistes et autonomistes de Maurice Duplessis et les libéraux qui s’engageaient solennellement à ne jamais prôner la conscription. Les libéraux remportèrent une éclatante victoire. C’est ainsi qu’en 1942, la question de la conscription suscita un très vif débat chez les Québécois. Ces derniers se rappelaient fort bien les promesses que lui avaient faites les politiciens en 1939.
La conscription put finalement être imposée à cause de la nature anti-démocratique du Canada. En effet, en s’appuyant sur une campagne de propagande effrénée, le gouvernement libéral obtint une majorité de votes favorables à la conscription au Canada anglais, mais il subit un cinglant échec au Québec où la population vota très majoritairement contre la conscription. Peu importe, le gouvernement joua sa majorité fédérale contre la majorité du Québec et décréta la conscription. Encore une fois l’origine de l’union confédérative forcée remontait à la surface.
L’empiétement du fédéral
Durant les années de guerre, le Gouvernement fédéral en profita pour empiéter sur les juridictions provinciales sous le prétexte que l’effort de guerre exigeait une très forte centralisation. C’est ainsi que le Gouvernement central institua l’assurance-chômage en 1941 et les allocations familiales en 1944. Ces mesures étaient en même temps des concessions obligées aux travailleurs. Il fallait bien que le gouvernement paye en concessions une partie du prix de la conscription.
Après la guerre, le Gouvernement central avait l’intention de continuer à centraliser de plus en plus dans le sens des pères de la Confédération qui pour la plupart favorisaient l’établissement d’une union législative, voulant réduire les gouvernements provinciaux au rand de simples conseils de comtés [note 3].
L’Ontario et le Québec, en 1945-1946, refusaient de céder de leurs pouvoirs et le Gouvernement fédéral conclut alors des accords séparés avec les autres provinces.
La nouvelle politique étrangère du Canada
Un autre sujet d’impasse est la politique étrangère du Canada à la suite à la deuxième Grande Guerre. La bourgeoisie canadienne a toujours donné spontanément son appui à la Grande-Bretagne dans les conflits qui la touchaient. Mais devant l’influence considérable des États-Unis sur le plan international depuis la Première Guerre mondiale, la bourgeoisie sera coincée entre ses intérêts politiques et économiques envers la mère-patrie et ses intérêts économiques de plus en plus liés à ses voisins du Sud. Avec la guerre de Corée, et la participation du Canada à ce conflit, c’est l’influence de l’impérialisme américain qui commence à être déterminante. Cette influence ne cessera de s’affirmer et de s’accroître jusqu’à aujourd’hui.
L’enquête Tremblay
En 1953, l’enquête Tremblay, instituée par le premier ministre du Québec Maurice Duplessis, avait comme mandat de scruter toute la question de l’autonomie provinciale et d’en arriver à une politique claire face aux relations fédérales provinciales. Les conclusions du rapport ne furent jamais mises en pratique, Duplessis préférant s’accommoder des nouvelles ententes fiscales qu’il avait conclues avec Ottawa. Cette tentative en vue d’aménager dans le cadre fédéral une solution au conflit Ottawa-Québec a évidemment échoué et le problème reste entier de nos jours. La crise actuelle de l’unité canadienne en est une preuve.
1960 : l’« équipe du tonnerre »
En 1960, le parti de Duplessis, l’Union nationale, est battu par le Parti libéral alors sous les guides de Jean Lesage. Cette victoire marque le rejet du régime réactionnaire de Duplessis et aussi du gouvernement conservateur anti-québécois de Diefenbaker à Ottawa. Les libéraux de Lesage ont canalisé vers eux ce double rejet en l’absence d’une alternative véritable au duplessisme.
Le Parti Libéral prend le pouvoir à Québec avec un programme qui fait écho aux aspirations nationales des Québécois, mais en cherchant à les contenir dans le cadre fédéral et à les détourner au profit de la bourgeoisie du Québec. Le programme du Parti Libéral à ce moment-la parle par lui-même : création du ministère des Affaires culturelles (Office de la langue française, Département du Canada français d’outre-frontières, Conseil provincial des arts, etc.).
Les libéraux sont réélus par la suite en 1962 avec le slogan «Maître chez nous» et avec comme objectif le rachat à gros prix des compagnies d’électricité. Mais alors que les aspirations sociales (grèves, etc.) et nationales (mouvement indépendantiste) s’amplifient, le gouvernement libéral montre son vrai visage et cherche à enrayer ces aspirations. Il est battu en 1966. L’Union nationale prend le pouvoir avec une minorité de votes et une majorité de sièges. Son chef, Daniel Johnson, à son tour, joue sur les aspirations nationales avec son slogan «Égalité ou indépendance» , mais il ne s’agit que d’un slogan.
Durant les années soixante, apparaissent divers mouvements nationalistes tels que le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), le Ralliement national (RN), le Mouvement souveraineté-association (MSA) et finalement, le Parti québécois.
Le RIN était au début des années soixante un groupe de pression, puis il s’est transformé en parti politique et a récolté environ 6% du vote populaire avec très peu de candidats en 1966. Le parti nationaliste de droite de Gilles Grégoire, le Ralliement national, récolte environ 3% du vote lors de cette même élection. Le RIN était surtout d’origine petite-bourgeoisie urbaine (professionnels, intellectuels…), tandis que le RN prenait sa source dans le milieu rural. La crise couve au Parti libéral sur la question nationale. Puis c’est la scission. René Lévesque s’en va alors que le congrès du parti a rejeté son option souveraineté-association. Il fonde le MSA qui donnera naissance au Parti québécois. Le RIN et le RN se saborderont en faveur du PQ. En 1970, le PQ récolte 24% du vote et une poignée de députés. En 1972, il ramasse 31% du vote et encore quelques députés. Enfin, le 15 novembre 1976, il prend le pouvoir avec 43% du vote et 71 députés.
Ces divers mouvements ou partis nationalistes sont nés et ont été dirigés d’abord par des éléments petits-bourgeois et repris en main par une aile dissidente du Parti libéral. Les travailleurs n’ont jamais eu leur mot à dire dans la direction ou l’orientation de ces mouvements quoique ces partis aient toujours «flirté» avec les travailleurs, prétendant défendre tout le monde, donc aussi les travailleurs.
Manifestations et répression
Parallèlement au développement des partis nationalistes, les Québécois dans les années suivantes ont souvent eu l’occasion d’exprimer leur profond sentiment de rejet du fédéralisme canadien. Qu’on se rappelle les manifestations contre Donald Gordon, alors président du Canadien National, contre l’Hôtel Reine-Élisabeth, pour le McGill français, l’émeute de la St-Jean-Baptiste, etc… À cela s’ajoute la branche terroriste du mouvement indépendantiste qui s’est exprimée dans les vagues successives du Front de libération du Québec à partir du milieu des années ‘60.
La répression du régime en place contre ces diverses expressions de rejet du fédéralisme en vue de briser la lutte contre l’oppression nationale et enrayer la montée du mouvement indépendantiste a atteint son point culminant dans la crise d’Octobre 1970 avec l’adoption de la Loi des mesures de guerre, l’occupation du territoire québécois par l’armée canadienne et la suppression de toutes les libertés démocratiques avec toute la gamme des mesures qui en découlent : perquisitions sans mandat, arrestations et détentions préventives, restrictions à la liberté d’expression et de réunion, etc.
L’élection du PQ
En portant le PQ au pouvoir le 15 novembre 1976, c’est non seulement le gouvernement Bourassa et ses politiques réactionnaires que le peuple du Québec, et au premier plan les travailleurs, ont rejetés, c’est aussi un coup majeur qu’il a voulu porter au fédéralisme canadien, identifiant alors le PQ comme un parti dont le programme remettait en cause le fédéralisme.