Africultures : « Corps voilés »: du « corps dangereux » au « corps en danger », 23 octobre 2019
S’il est établi aujourd’hui que « le corps des femmes est politique », celui des musulmanes « voilées » l’est à plus forte raison. Mêlant le féminin à l’islam, il est devenu en France (et plus largement dans les sociétés euro-américaines) un objet récurrent du débat public où se joue la redéfinition de l’identité nationale. Son irruption dans l’espace public retentit, à la fin des années 1980, comme une violation du dress-code laïc, un acte de défiance à l’égard de la République. Pour y faire face, la laïcité se voit alors investie d’une nouvelle prérogative : émanciper les descendantes d’immigrés sommées de se soumettre aux normes séculières de la sexualité, érigées pour l’occasion en valeurs communes de la nation.
Il faut dire que, dans la perspective du féminisme séculier libéral, le corps voilé représente une « anomalie », soit le lieu d’une anomie dont les acteurs publics (Etat et médias) se sont emparés. Ainsi pris dans la médiatisation d’un système de discours et de représentions se jouant de l’altérité radicale de l’islam, il redonne à la maltraitance des femmes musulmanes et à la dangerosité de l’islam leur pouvoir d’évocation politique. Notons que l’inclination française à lutter pour la « cause » des musulmanes – autrement-dit, contre le voile islamique dont la « nocivité » imprime les tréfonds de l’imaginaire collectif – n’est pas nouvelle. Elle est, au contraire, le produit d’une élaboration historique où l’oppression des femmes racisées a servi d’assise à la domination coloniale. Aujourd’hui encore, elle permet de masquer le racisme et de reconduire la présomption d’une suprématie blanche, de tradition judéo-chrétienne, occidentale et européenne.
Cette invariance historique met en exergue l’importance de la figure féminine musulmane dans l’édification du roman français et dans la mise en scène d’un Autre, responsable de « nos » malheurs. Quoiqu’elles suscitent des discours, des représentations et des scénographies contradictoires, opposant, d’un côté, « la femme en danger » – victime du joug de l’islam– et, de l’autre côté, « la femme-danger » – cheval de Troie intronisé par l’islamisme ; les femmes musulmanes sont de toute façon condamnées à exister dans le regard public soit comme une « femme à sauver », soit comme une « femme à mater ». Ce qui, pour elles, revient fatalement à n’avoir pas d’existence propre en dehors de l’accessoire qui sert tout autant à les désigner qu’à les invisibiliser. Dépossédées de leurs facultés humaines à se dire et niées dans leur singularité ; elles sont ainsi déshumanisées pour mieux satisfaire aux projections paradoxales qu’elles sont tenues d’incarner.
Il en résulte que la construction sociale de « la dangerosité de l’islam » passe nécessairement par le corps féminin musulman. Ce processus de féminisation interroge en creux la représentation narcissique d’une nation qui aime à se représenter endossant les habits du « sauveur » tel que se le figure, par exemple, Rudyard Kipling dans son poème Le Fardeau de l’homme blanc (1899). Or, la revendication des descendantes d’immigrés à porter des tenues inspirées de l’orthopraxie musulmane attente à cet amour-propre-national. Dans cet ordre d’idées, on pourrait entrevoir le caractère « défensif » des pulsions agressives dirigées contre elles. Autrement-dit, la virulence des discours publics tout comme l’inflation de lois restrictives pourraient être comprises comme une réaction face à cette blessure narcissique et face au sentiment d’impuissance que génère l’enracinement de l’islam.
De cette manière, les corps voilés sont construits symboliquement dans et par une relation d’hostilité au « corps national ». Erigés en corps dangereux, ou tout au moins porteurs d’un danger ; ils sont alors incarcérés dans un dispositif de « protection nationale » qui justifie l’engagement de nos élites dans une « croisade contre le voile ». Bien entendu, c’est le corps vécu de ces femmes qui servira de champ de bataille, c’est lui encore qui gardera les stigmates du combat. Dans cette configuration, les musulmanes sont propulsées, à leur corps défendant, au-devant d’enjeux géopolitiques – relatifs aussi bien à la « sécurité collective » qu’à la « défense des valeurs culturelles françaises » – qui légitiment, en retour, l’usage de la répression. En effet, les forces de police ont verbalisé 1600 femmes1 pour port du voile intégral (loi du 11 octobre 2010) et expulsé une trentaine des plages françaises à l’été 2016 en raison de « tenues non conformes » (arrêtés municipaux antiburkini d’aout 2016). Si on ajoute à cela, les 130 élèves musulmanes – déjà contraintes par la loi du 15 mars 2004 au dévoilement dans l’enceinte de leurs établissements –exclues pour « port de jupes longues », il apparait à ce moment-là que le cadre législatif français réunit les conditions d’une « chasse aux sorcières » dont les effets désastreux pour les filles et femmes « voilées » sont invisibilisés par une tolérance sociale, complice de la violence. Quand bien même, cette traque acharnée se dissimulerait efficacement derrière la prétention fémonationaliste2 à les sauver et/ou à se sauver d’elles, sa brutalité apparait sur leurs corps estampillés, livrés en pâture aux discours/actes islamophobes et, de plus en plus, empêchés de circuler librement par l’action du politique.
La « lutte contre le terrorisme » a, sans aucun doute, renforcé la criminalisation des corps voilés dans l’espace public : les arrêtés antiburkini, évoqués plus haut, surgissent quelques jours à peine après les attentats de Nice (14 juillet 2016) et de l’Eglise Saint-Étienne de Saint-Étienne-du-Rouvray (26 juillet 2016) au prétexte qu’« on ne peut pas accepter des tenues ostentatoires faisant référence à des mouvements qui nous font la guerre3 ». Si cette « guerre » fournit bel et bien un contexte de sens propice aux amalgames, elle n’est toutefois pas à l’origine des présomptions d’accointance avec les idéologies totalitaires. En réalité, « l’affaire du voile » est saisie dès son commencement, en 1989, comme une opportunité de réinvestir les catégories de l’antitotalitarisme et de la défense du monde libre et démocratique. À cette époque déjà, une tribune du Nouvel Observateur4 – signée par 5 intellectuels opposés à la réintégration des trois élèves « voilées » exclues du collège de Creil – évoque la menace d’un « Munich de l’école républicaine ». Pour les signataires, accepter le foulard, « c’est mimer la reculade des puissances occidentales démocratiques devant Hitler en 1938 ». Quinze ans plus tard, le Rapport Stasi accrédite à son tour l’idée d’une « offensive » et défend, lui aussi, la nécessité d’une loi d’interdiction (adoptée le 15 mars 2004), construite comme une riposte aux « forces obscures qui cherchent à déstabiliser la République5». La série des dispositions légales « antivoile » qui suivra (lois, arrêtés, règlements) sera animée de la même volonté politique : débarrasser l’espace public de celles qui – faisant figure de danger – sont décrétées « indésirables ». Voilà comment la France est parvenue à se hisser au premier rang des pays européens dont la législation en la matière est la plus restrictive.
Dans son imaginaire collectif, le voile est investi d’une charge si négative qu’il renvoie à une espèce d’« objet ennemi » à toutes sortes de choses : à la République, à la laïcité, aux droits des femmes, à la paix sociale etc. Par extrapolation, les corps qu’il habille s’érigent en « corps ennemi ». Défini avant tout, par « sa dangerosité et la peur qu’il génère ( …) le corps ennemi » se veut « un corps de puissance (…) une force qui va (…) et qu’il s’agit de contrôler6». Les femmes musulmanes sont traitées comme des « femmes ennemies ». Ici, l’ « ennemi » est entendu comme un construit politique et non comme un donné. C’est d’ailleurs dans la nature même du politique que d’établir la différence entre « allié » et « adversaire ». La désignation de ce dernier étant toujours nécessaire à une collectivité afin de s’identifier par opposition. Dans cette optique, l’Etat représente incontestablement l’expression la plus aboutie du politique en ce qu’il a seul le pouvoir légitime de désigner « l’ennemi commun ». Or, la surexploitation par le politique du voile comme « objet » de discours (mobilisant au plus haut sommet de l’Etat) et comme « thème » récurrent des campagnes présidentielles suffit à souligner sa centralité.
Si l’on considère par ailleurs sa place dans les médias, on remarque que les femmes musulmanes sont survisibilisées dans l’iconographie médiatique du danger. Les images de leurs corps voilés sont effectivement utilisées de façon à convoquer un imaginaire de la peur. Il est à noter que cette imagerie exploite principalement deux clichés. Le premier a trait au « grand remplacement » ; il repose sur l’idée que la démographie de l’islam passe par les femmes. C’est la théorie d’une islamisation par le ventre où les « femmes-ennemies (…) pondent comme des lapines (…) et contribuent à la prolifération vertigineuse des corps ennemis 7», en l’occurrence « musulmans ». Le second, quant à lui, tient pour acquis que les femmes françaises seront obligées de se voiler lorsque les musulmans seront au pouvoir. En définitive, le voile sert en permanence à signifier la domination sur le corps des femmes et donc, par transposition, sur le « corps national ».
Evidemment, la surexposition médiatique des images de femmes « voilées » contraste radicalement avec leur absence des plateaux télé où on débat constamment d’elles, mais toujours sans elles. Pire encore, celles qui – à l’instar de Diam’s (la rappeuse, 2009), de Ilham Moussaid (candidate NPA aux élections régionales de 2010), de Menel (candidate The Voice, février 2018) ou de Myriam Pougetoux (présidente du syndicat UNEF Paris-Sorbonne, mai 2018) – osent apparaitre, même furtivement, dans l’espace médiatique, – coiffées d’un couvre-chef et en position d’intégration – sont violemment blâmées pour leur « entrée par effraction » dans le paysage audiovisuel. La brutalité des campagnes de dénigrement (voire de cyber harcèlement) qu’elles ont toutes eu à vivre constitue la preuve à la fois de « l’infraction » commise et le moyen de sa sanction.
Reste toutes les autres ; des anonymes du grand public, qui cherchent, elles aussi, à prendre une place dans la société française et s’exposent, par le simple fait d’être perçues comme musulmanes, à la violence d’une islamophobie qui pour être décomplexée n’en demeure pas moins lâche8. Dans une indifférence générale, elles composent, à tous les niveaux de leur vie sociale, avec les formes extraordinairement ordinaires du rejet (brimades, humiliations et discriminations) ; mais elles résistent également pour faire entendre leurs voix, dénoncer l’entreprise de « dressage des corps » dont elles sont l’objet, et exploser ces murs (visibles d’elles seulement) qui les assignent à la marginalité. L’exclusion des femmes musulmanes en France doit sortir des angles morts des politiques de lutte contre les discriminations.
Le temps est maintenant venu pour les mouvements de lutte contre les violences faîtes aux femmes d’intégrer l’islamophobie comme une modalité spécifique de l’oppression de genre, liée aussi bien au racisme systémique qu’à l’adoption de lois d’exception qui, sous couvert de laïcité, vulnérabilisent celles qu’elles cherchent prétendument à émanciper.
1 Entre mars2011 et Avril 2016.
2 Le Fémonationalisme désigne la mobilisation des idées féministes à des fins racistes et souvent islamophobes par les partis nationalistes et les gouvernements néolibéraux.
3 Entretien de Thierry Migoule, directeur général des services de la Ville de Cannes, à l’AFP. Voir Burkini : le maire de Cannes interdit les vêtements religieux à la plage, Le Monde, 11. 08. 2016.
4 Tribune du 2/11/1989, intitulée « Profs, ne capitulons pas ».
5Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (présidée par Bernard Stasi) la Documentation française, Paris, 2003.
6 Philippe Oliviéro, « Le corps ennemi », Sociétés, 2003/2 (n° 80).
7 Ibidem.
8 Les derniers recensements des actes islamophobes – publiés par le Collectif Contre l’Islamophobie en France – indiquent que près de 70% des actes islamophobes et 85% des agressions impliquant plus de huit jours d’ITT concernent des femmes.