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Edouard Morena, Fondation Rosa Luxemburg, 24.10.2019
En France, l’idée de la « nation » est profondément liée à l’idée de la « république ». Être Français signifie être républicain. La notion de république est généralement et indifféremment associée à un système politique et à ses institutions. C’est à la fois un moment historique (la révolution de 1789), un ensemble d’idées (philosophie des Lumières, libéralisme politique, droits de l’homme, laïcité), des symboles (drapeau tricolore, fête de la Bastille, Marseillaise) et des valeurs universelles (liberté, égalité, fraternité).
Les rappels de l’identité républicaine de la France sont partout : des noms de rues aux salles de classe en passant par les façades des édifices publics. En plus de ces innombrables rappels visuels, le discours public regorge de références républicaines. Les acteurs politiques sont habiles à « républicaniser » les noms de partis (Les Républicains, La République en Marche) et les discours à travers des concepts tels que l’« ordre républicain », l‘« école républicaine », la « police républicaine ». En raison de son universalisme, les progressistes et la gauche ont longtemps été attirés vers le concept de la république : la promesse d’une nation qui accorde à tous ses membres une chance égale de liberté, d’égalité et de fraternité. Cependant, trop souvent dans l’histoire française, la notion de république a été utilisée pour opprimer, renforcer les inégalités et diviser.
L’exception française
La fusion de la nation et de la république cache une tension fondamentale. D’une part, les racines et l’identité républicaines du pays sont mobilisées – dans la culture populaire, l’éducation, le discours politique – pour distinguer la France et les Français des autres nations et peuples. L’association du pays avec les événements de 1789 et son statut de berceau du libéralisme politique sont présentés comme des caractéristiques fondamentales d’une « exception française ». Les références républicaines agissent par la suite comme une source importante de fierté nationale, et alimentent un sens commun du destin et, parfois, un sentiment de supériorité, d’où émerge l’idée d’une « mission » historique mondiale où la France devient le gardien et le porte-étendard des principes et des valeurs républicaines.
L’idée de cette « exception française » a refait surface au lendemain des attentats terroristes de janvier 2015 à Paris contre l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo et le supermarché Hypercacher. Dans sa réaction aux attentats, le président François Hollande a invoqué la notion de l’« exceptionnalisme français » : « Aujourd’hui, la république a été attaquée. La république, c’est la liberté d’expression. La république, c’est la culture, c’est la création, c’est le pluralisme et c’est la démocratie. C’est ce que les assassins visaient. C’est l’idéal de justice et de paix que la France porte partout sur la scène internationale ». D’autres gouvernants dans le monde se sont fait l’écho de cette idée de la France en tant que gardienne des valeurs et des idées universelles, ainsi Barack Obama : « il s’agit d’une attaque non seulement contre Paris, non seulement contre le peuple français, mais c’est une attaque contre toute l’humanité et les valeurs universelles que nous partageons ». Des réactions comme celles-ci mettent en évidence l’idée que ce qui distingue la France la relie aussi à d’autres nations et peuples, puisque les principes, les idées et les valeurs sur lesquels la république française est construite sont (du moins théoriquement) universels.
Ils ne sont ni spécifiques aux personnes ni aux lieux, mais ils transcendent les frontières nationales, les cultures, les religions, le sexe, la race et l’orientation sexuelle. Cet aveuglement à la différence implique également que la république ne reconnaît pas théoriquement les groupes ou les communautés, mais seulement les citoyens individuels.
Histoire d’un mot
La tension entre la « république en tant qu’État-nation » et la « république comme système de valeurs universelles » a été au cœur des conflits sociaux et politiques successifs dans la France moderne. La révolution marque la première d’une série de crises et de luttes, d’abord pour « normaliser » la république (de 1789 à 1875), puis pour imposer une compréhension de ce que signifie « être républicain » et donc, « être Français » (depuis 1875). Selon Claude Nicolet (L’idée républicaine en France), le mot « république » est un mot à significations multiples ». Il a été associé à un large éventail d’intérêts de classe, d’idées et de projets politiques : « il y a eu les Girondins, les Montagnards, les Thermidoriens, la république césarienne, puis la république impériale. Il y a eu la république des ducs, des camarades, des comités, des professeurs, des députés. Nous avons la république dans le village, la république rurale, de la Commune de Paris. Les républiques ont été conservatrices, opportunistes, libérales, radicales et démocratiques. La république bourgeoise pouvait devenir sociale et même socialiste ».
Dans les années 1870, la « normalisation » de la république au cours a abouti à l’établissement de la 3ième République, ce qui semble avoir, momentanément du moins, surmonté cette ambiguïté décrite par Nicolet. La période qui s’étend de l’écrasement de la Commune de Paris (1871) à la Première Guerre mondiale donne lieu à un « compromis républicain » par lequel « les valeurs centrales du républicanisme sont passées d’une frange radicale au centre consensuel de la politique française ». La « république opportuniste » bourgeoise des années 1880-90 a imposé l’idée d’une nation qui, comme l’écrit Tyler Stovall, « était à la fois historiquement spécifique et universelle » : « Les républicains de la fin du XIXe siècle avaient un héritage, celui de la révolution, qui avait façonné la nation et donné aux gens le droit et la capacité de choisir leur propre identité nationale. Ce patrimoine était précisément universaliste, fondé sur une compréhension globale des droits de l’homme et applicable à tous les peuples ».
Par la suite, le « compromis républicain » a été le fait de républicains « opportunistes » ou « bourgeois » (comme Jules Ferry et Léon Gambetta), qui croyaient que la survie de la république dépendait de sa capacité à obtenir le soutien des sections rurales de la société qui avaient traditionnellement soutenu les forces royalistes et cléricalistes. Ce groupe a ensuite procédé à la transformation de la république vers la droite par la réappropriation des idées conservatrices – notamment celle de l’ordre social, ce qui a permis la convergence des électorats traditionnellement conservateurs et antirépublicains. Il s’agissait d’obtenir le soutien de la population rurale française en encadrant la « paysannerie » et les valeurs et les idées qui lui sont associées, et ce, au détriment de la classe ouvrière urbaine, industrielle et plus à gauche. Comme l’a dit Jules Ferry, « la république sera celle des paysans ou elle ne le sera pas ».
La république a ensuite été associée à une série de symboles. Des musées ont été créés pour célébrer la « vraie France », la « France éternelle », une France des villages et de « l’ordre éternel des campagnes », composée de petits agriculteurs et d’artisans, fermement attachés à la grande nation et ancrés dans leurs petites patries, fiers de leur folklore local, de leurs traditions et de leurs langues. Le développement dans les années 1890 d’une éducation libre, obligatoire et laïque a joué un rôle central dans l’enracinement de ce nouveau « compromis républicain » dans la culture et la vie quotidienne. Dans chaque ville et village, les instituteurs ont non seulement enseigné aux enfants à lire et à écrire, mais aussi, grâce à l’éducation civique, ils les ont transformés en « bons citoyens », fidèles au régime républicain et à la patrie. Selon Suzanne Citron dans sa remarquable analyse de l’enseignement de l’histoire depuis le XIXe siècle, les enfants ont appris une version romancée de la France qui combine « un amour religieux de la patrie et le culte de la révolution ». Plutôt que de marquer une rupture historique, la révolution de 1789 et la république ont été présentées comme le résultat logique/naturel d’un glorieux roman national, dont les racines remontent aux Gaulois de l’Antiquité. Dans ce processus, cet enseignement de l’histoire a également servi à minimiser, délégitimer et effacer les approches alternatives à la république, et plus particulièrement les efforts pour mettre en œuvre un républicanisme social et démocratique (comme ce fut le cas en 1848 et 1871).
Dans le contexte européen de la fin du XIXe siècle, marqué par l’essor d’une classe ouvrière industrielle et urbaine, cette approche devait confronter la propagation des idées socialistes ou anarchistes, et non empêcher le retour des forces réactionnaires, antirépublicaines et de plus en plus, antisémites. Pour les républicains bourgeois au pouvoir, l’éducation est devenue un outil essentiel pour préserver l’ordre social et la stabilité politique, et finalement pour assurer leurs intérêts de classe.
En plus de constituer un socle de l’ordre social en France, les symboles et les idées de la république ont été utilisés pour justifier les efforts coloniaux et renforcer les sentiments nationalistes/patriotiques. À la fin du XIXe siècle, avec la montée du nationalisme en Europe et les tensions croissantes entre la France et l’Allemagne, le colonialisme français se justifiait non seulement pour des raisons stratégiques et économiques, mais aussi pour des raisons morales, comme l’affirmait Jules Ferry en 1894 : « les races supérieures ont un droit parce qu’elles ont un devoir. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. Dans l’histoire, ces devoirs ont souvent été mal compris. Quand les soldats et les explorateurs espagnols ont introduit l’esclavage en Amérique centrale, ils n’ont pas rempli leur devoir en tant que membres d’une race supérieure. Mais, à notre époque, je maintiens que les nations européennes s’acquittent avec générosité, grandeur et sincérité de ce devoir civilisateur supérieur ».
La république et la droite
Alors que les références à la « race » ont (pour la plupart) disparu et remplacées par la « culture », l’idée sous-jacente de la supériorité française et européenne et du « devoir civilisateur » a continué de s’infiltrer dans le discours politique contemporain. Associé traditionnellement à l’extrême droite, c’est le centre-droit qui la reprend de plus en plus. Quand Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, déclare que « toutes les civilisations, toutes les pratiques, toutes les cultures, à la lumière de nos principes républicains, n’ont pas la même valeur » (2012), ou quand Nicolas Sarkozy explique que la « tragédie de l’Afrique est que l’homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’Histoire » (2007), ils suivent les traces de Jules Ferry.
Comme dans les années 1890, le choix de mots est politiquement motivé. En mettant l’accent sur les différences culturelles et civilisationnelles, Guéant et Sarkozy identifient cette partie de la population française qui, compte tenu de ses origines non européennes, de ses croyances et pratiques culturelles et religieuses, n’est pas conforme à la l’idée dominante de la francité (qui, comme indiqué ci-dessus, s’appuie sur des idées traditionalistes et conservatrices, ainsi que sur un passé mythifié). Pour les personnes d’origine africaine ou maghrébine, être un Français ne les rend pas automatiquement Français, aux yeux de la pensée de droite et d’extrême droite,. Contrairement aux « français de souche », ils doivent toujours prouver leur « francité » en démontrant leurs références républicaines. Pour la droite et l’extrême droite, la république agit comme un instrument d’exclusion et de marginalisation, plutôt que d’être un espace d’inclusion. La « républicanisation », selon le Front/Rassemblement National, est un moyen de promouvoir et de normaliser un programme raciste, xénophobe et islamophobe. Un exemple éloquent est la loi du 23 février 2005 imposant que les programmes scolaires « reconnaissent le rôle positif de la présence française à l’étranger, en particulier en Afrique du Nord ». Par après, la Loi « pour l’orientation et le programme sur l’avenir de l’école » nous rappelait le rôle disciplinaire de la république : « au-delà de la transmission du savoir, la mission première de l’école telle qu’elle est fixée par la nation est d’inculquer les valeurs de la république aux étudiants ». Un autre exemple de l’utilisation de la république comme institution soi-disant universaliste, a été la décision du parlement français en 2004 d’interdire le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles primaires publiques et secondaires. Alors que ses partisans soutenaient que cela était conforme au principe républicain de la laïcité, et qu’en tant que tel protégeait la capacité de l’école à transmettre les valeurs républicaines, la décision était pour plusieurs de préserver une France blanche, le « mode de vie à la française », dominé par les hommes face aux menaces religieuses et communautaires « importées » ou « étrangères ». Dans ce cas, comme dans tant d’autres – du mariage homosexuel au burkini, en passant par le hijab sportif et la vente de viande halal dans les fast-foods – la république sert de prétexte pour discriminer et exclure. En particulier, les personnes issues de l’immigration, et en particulier les jeunes femmes musulmanes, sont pointées du doigt pour ne pas s’intégrer dans une république qui ne fait aucun effort pour les intégrer, et cherche à bien des égards à les exclure.
Une « autre » république
Compte tenu de la centralité de la notion de république dans la politique et la société – tout en reconnaissant son utilisation historique et son appropriation croissante par les forces réactionnaires – la question pour la gauche est de savoir si la république est encore quelque chose qui vaut la peine de défendre. Je crois que oui. Si on revient sur l’histoire du concept, on constate que les significations associées au mot ne sont pas gravées dans le marbre, mais sont plutôt le produit de la lutte politique. Pour gagner cette lutte, la gauche doit changer les termes du débat plutôt que de s’adapter aux termes existants. Pour ce faire, elle doit renouer avec cette autre histoire lorsque la république défendait la tolérance religieuse et non les préjugés religieux. Et lorsque la république n’était pas pour l’inégalité sociale et l’exclusion, mais pour la justice sociale et la libération.