Durant les années 1960, presque toutes les composantes de la gauche au Québec estimaient qu’il n’y aurait pas de progrès sans une confrontation avec l’impérialisme américain. C’était dans l’air certes, avec les luttes de libération nationale un peu partout dans le monde comme au Vietnam, à Cuba, en Angola et ailleurs où l’empire américain était alors rudement contesté par de vastes mouvements populaires.
Au Québec, le pillage des ressources, les bas salaires et les conditions de travail pitoyables, de même qu’un certain racisme institutionnalisé par les cadres anglo-canadiens et américains, étaient identifiés à la Johns Manville à Thetford Mines, à l’Iron Ore à Sept-Îles, à la Montreal Coton à Valleyfield, à Firestone à Joliette. Les principaux leviers du secteur industriel et minier étaient sous l’influence, pour ne pas dire sous le contrôle des entreprises américaines. Kari Levitt avait bien décrit dans un ouvrage-choc (la capitulation tranquille) comment l’État canadien et plus largement, les élites économiques et politiques au pays, avaient accepté cette subalternisation qui faisait du Canada quelque chose entre une colonie et un État canadien. D’ailleurs, l’expression était courante dans le reste du monde, quand les États-Unis voulaient consolider ou élargir leur domination sur un État, on disait qu’ils allaient les « canadianiser ». C’est bien pour cela que les mouvements et les partis de gauche, de Parti Pris, au RIN ou plus tard, au FRAP’ étaient résolument contre l’impérialisme américain. Une véritable souveraineté du Québec impliquait naturellement, pensait-on à l’époque, de résister au bulldozer yanqui aussi bien qu’au dispositif du pouvoir de l’État canadien.
Dans le processus qui a mené à la mise en place du Parti Québécois, cette tradition a été contestée, notamment par René Lévesque. Le chef était persuadé en effet que l’indépendance du Québec pourrait se faire de manière « tranquille », qu’un Québec souverain tel qu’il l’envisageait n’aurait pas à confronter l’essentiel du pouvoir américain, et qu’il était possible d’améliorer la condition québécoise sans faire de rupture. Avec son ironie habituelle, il disait que le Québec n’était pas Cuba.
Après son élection en 1976, Lévesque a pris le bâton de pèlerin pour convaincre les États-Unis. Pour lui, tant le gouvernement que les milieux d’affaires n’avaient rien à craindre avec un Québec indépendant, confortablement ancré dans l’espace nord-américain. Lévesque avait ainsi réussi à ravaler diverses propositions soumises aux congrès du PQ qui demandaient le retrait d’un éventuel Québec indépendant de l’OTAN et du dispositif militaire intégré en Amérique du Nord, le NORAD. Malgré ces efforts, Lévesque n’a jamais réussi à convaincre personne à Washington, à New York ou à Los Angeles. Pour les États-Unis, le Canada « uni », subalternisé, avec un fonds culturel commun partagé avec les Anglo-canadiens, apparaissait comme une option beaucoup plus stable, sans accroc, plutôt qu’un Québec turbulent où de toute évidence, le projet indépendantiste contenait des éléments de rupture.
Plus tard dans les années 1980 et 1990, cette vision de l’indépendance « tranquille » a continué à dominer le camp nationaliste. On l’a vu nettement lors du débat sur le traité de libre-échange de l’Amérique du Nord (l’ALÉNA) où le PQ, le Bloc québécois et ses alliés de l’époque, ont été de chauds partisans de l’intégration économique qui, sous le couvert de l’élargissement du commerce, voulait dire une plus grande subalternisation. Jacques Parizeau disait pour sa part que l’intégration nord-sud avait du bon parce qu’elle affaiblissait les liens est-ouest et donc, par la bande, le projet indépendantiste du Québec.
C’était une grande erreur à deux niveaux. L’ALÉNA, en liant l’économie du Québec et celle du Canada, a aggravé des distorsions. Les grandes décisions macro-économiques n’appartenaient plus ni au Québec ni au Canada, d’où les effets délétères sur l’économie, l’environnement, voire la gouvernance et les programmes sociaux, nivelés par le bas pour s’« ajuster » aux conditions états-uniennes. Ensuite, c’était une autre erreur de penser, comme René Lévesque au début, que cela pourrait « amadouer » les États-Unis en faveur de la souveraineté.
La perception de ces enjeux a commencé à changer au tournant des années 1990. Finalement, un grand sommet des peuples des Amériques à Québec en avril 2001 avait jeté une douche froide sur les mondialiseurs qui voulaient subalterniser l’économie des 35 pays de l’hémisphère. Bernard Landry, qui était premier ministre cette année-là, se présentait comme le « champion » de la mondialisation, tout en affirmant qu’un Québec souverain irait vers une société plus social-démocrate. Finalement, pas pour tout le monde mais pour une partie importante de la population, l’altermondialisme, au lieu d’être une sorte de délire collectif tel que présenté par les médias, est apparu comme une proposition juste et nécessaire, pour « démondialiser » notre monde néolibéral et reconstruire une autre architecture économique et même politique mondiale.
Où on est-on aujourd’hui ? L’impérialisme américain continue de dominer, en même temps, il est plongé dans une crise profonde qui se manifeste à tous les niveaux, aussi bien sur le plan économique que politique et militaire. C’est le grand déclin, ce qui ne veut pas dire par ailleurs que le monde va changer de base rapidement. Au contraire, notre monde est plein de dangers, ce qu’un certain Donald Trump illustre chaque jour.
Qu’est-ce que cela veut dire pour nos projets ? L’émancipation du Québec ne pourra pas se faire, comme l’avait espéré le PQ dans la tranquillité et l’acceptation de cet empire en déclin. Comme partout dans le monde, il faut confronter ce pouvoir, ce qui est loin d’être facile. Ne pas le faire et penser qu’on pourra atteindre une souveraineté « tranquille », en restant dans le giron de l’impérialisme américain, en participant `ses aventures guerrières via l’OTAN ou le NORAD, est une dangereuse illusion. On pourra alors se demander quelle est l’alternative, tenant compte de la géographie, des liens politiques, économiques, voire, culturels.
La rupture, la « grande transition » sera un processus certes prolongé, en tenant compte de différents facteurs. Les populations et les communautés qui habitent le territoire américain sont loin d’être d’être unanimement derrière le projet militariste qui domine à Washington. Il y a des organisations, des mouvements et même des courants importants qu’exprime entre autres la campagne de Bernie Sanders). En passant, il y a également des alliances à construire avec le Canada dit anglais. Pas avec l’État. Pas avec les dominants. Avec les peuples.
Est-ce que cela sera facile ? Certainement non. Cela sera compliqué et il faudra beaucoup d’efforts. À long terme, cela sera cependant plus efficace que de s’enfermer dans les illusions de l’indépendance « tranquille ».